Les mots ont leur histoire. Le « centralisme démocratique » fut codifié en 1920 par le IIe congrès de l’Internationale communiste dans la douzième condition d’adhésion : « Les partis appartenant à l’Internationale communiste doivent être construits sur les bases du centralisme démocratique. À notre époque de guerre civile aiguë, le Parti communiste ne pourra être à même de satisfaire à ses obligations que s’il est organisé le plus possible sur des bases centralistes, que si une discipline de fer règne, que si la direction centrale, soutenue par la confiance des sections du parti, est dotée d’un pouvoir complet d’autorité et des plus larges compétences. » Deux ordres de considérations se mêlent dans cette définition d’un régime de parti qui se veut alors novatrice.
Il s’agissait d’une part de tirer les leçons de la faillite de la IIe Internationale et du basculement presque généralisé de ses sections dans l’Union sacrée de 1914. Dans ces partis de masse, dont la social-démocratie allemande analysée par Roberto Michels fut le modèle, le pouvoir de décision réel se situait de plus en plus dans les fractions parlementaires ou dans les directions syndicales. Il échappait ainsi aux militants et aux instances de base. Le « centralisme démocratique » ne visait donc pas seulement à discipliner la « base ». Il visait aussi à discipliner les « élites » de la presse, du barreau, du Parlement à la souveraineté du parti, à combattre leurs privilèges de fonction. À organiser la résistance aux rapports sociaux dominants et aux institutions qui façonnent à leur image le mouvement censé les détruire.
Il s’agissait d’autre part de forger un instrument Maurice Rajsfus adapté à une situation définie non par l’actualité historique mais par l’actualité immédiate de la révolution dans le monde. En 1920, ce n’était pas de la rhétorique. La « guerre civile » hantait effectivement plusieurs pays d’Europe. Les conditions d’adhésion à l’Internationale définissaient donc un modèle de parti dans lequel la référence militaire était omniprésente : le rôle de la direction était conçu comme celui d’un état-major en campagne. À moins de se convertir aux « voies pacifiques au socialisme » dont le siècle n’offre aucun exemple, il faut bien admettre qu’il y a là une question stratégique réelle. Mais, comme ce fut souvent le cas dans ces années (y compris chez Trotski dans Terrorisme et Communisme), le « centralisme démocratique » défini par l’IC tend à une militarisation de la notion de parti en mêlant l’exception et la règle au nom d’une vision atemporelle de là crise révolutionnaire. Cette représentation du parti et sa mystique militante ont certainement facilité la caporalisation et la bureaucratisation. Encore faut-il étudier les processus historiques, comprendre les conflits sociaux, périodiser et ne pas déduire tous les maux d’une pure logique du concept. En 1920, le centralisme démocratique ne s’opposait pas (encore) au droit de tendance, supprimé (à tort) en Russie l’année suivante pour des raisons considérées comme exceptionnelles. Son interprétation dans le sens du parti de fer monolithique apparaîtra en 1924 avec le rapport de Zinoviev au Ve congrès de l’Internationale communiste. Au nom du « léninisme » fraîchement inventé, il lance la campagne de « bolchevisation » des partis membres. Notre camarade Gilbert Vaudey (alias Jederman) avait consacré naguère un excellent petit livre aux conséquences de cette bolchevisation dans le cas du Parti communiste français (Jederman, la Bolchevisation du PCF, « Livres rouges », Maspero, 1970).
Depuis les années vingt, beaucoup d’eau sale a coulé sous les ponts. L’idée de la démocratie a évolué. L’individualisation accentuée dans nos sociétés crée de nouveaux rapports entre l’individuel et le collectif et de nouveaux besoins d’autonomie. La révolution des moyens de communication transforme l’espace public et développe de nouveaux moyens d’expression, de dialogue, de décision. Une discussion sans préjugés ni interdits peut être féconde à condition d’aller au-delà des mots.
Celle sur le « centralisme démocratique » en cache une autre sur l’organisation d’avant-garde souvent qualifiée dé « léniniste ». Sujet propice aux polémiques superficielles. Le terme même d’avant-garde éveille inévitablement le soupçon d’élitisme envers une minorité qui se prétend éclairée. L’affaire est cependant plus prosaïque. Qu’elle se proclame ou non d’avant-garde, toute association volontaire (parti, mouvement, club) considère avoir quelque chose de spécifique à dire, à faire, à « apporter ». Il est parfaitement légitime, dans un agir démocratique, qu’elle cherche à mettre ses convictions en pratique et à les faire partager dans le respect du pluralisme et de la souveraineté des mouvements de masse. Loin d’être plus démocratique, le parti dit « de masse » (soit la totalité de nos partis parlementaires) reproduit généralement un régime clientélaire, calqué sur les institutions parlementaires, et manifeste une irrépressible propension à la délégation de pouvoir.
Chez Lénine, l’idée d’un parti d’avant-garde signifiait avant tout un parti délimité de l’ensemble de la classe, dont les militants soient « sélectionnés ».
Chacune de ces deux idées peut choquer. Elles posent pourtant un problème crucial du point de vue même de la démocratie. La délimitation du parti, le clair partage entre membres et non-membres, est en effet une condition élémentaire pour constituer une collectivité de membres égaux en devoirs et en droits. Alors que les grandes machines électorales sont la plupart du temps des partis à plusieurs vitesses, partagés entre une majorité de votants (représentés par des porteurs de mandats et procurations) et une minorité de décideurs peu contrôlés. Quant à la « sélection » des militants, elle découle de la délimitation. Il ne s’agit évidemment pas d’un examen de connaissance, mais d’un engagement personnel de chaque membre afin que les « décideurs » (lors d’un congrès) soient aussi ceux qui appliquent. Afin, donc, qu’une pratique commune permette de corriger, modifier, annuler une décision.
La démocratie interne d’une organisation et son mode de centralisation s’inscrivent dans le fil de ces préoccupations. On entend parfois définir le centralisme démocratique par la liberté dans la discussion et la discipline dans l’action. La formule est trop approximative pour ne pas être fausse. Elle suggère la plus grande liberté avant une décision et le silence obéissant après. Avant l’époque stalinienne, on a vu, au contraire, des discussions se poursuivre publiquement dans les organes de presse du parti après décision. De même, la discipline dans l’action n’implique pas de se comporter comme une cohorte de fer (et, de fait, un corps étranger) dans les milieux ou syndicats où interviennent des militants révolutionnaires. Sur la plupart des questions tactiques, ils peuvent avoir entre eux les mêmes doutes ou divergences que ceux qui divisent leurs camarades. Ils n’ont pas à se présenter comme une confrérie conspirative avec une position préétablie sur tout et une discipline de vote rigoureuse. Sur bien des questions, ils participent librement à la discussion d’où naîtra une décision. De même, des instances locales souveraines d’un même parti peuvent expérimenter localement ou dans leur secteur des positions différentes sur des problèmes les concernant directement. Le « centralisme », dans ce cas, n’est pas incompatible avec un certain fédéralisme : il réside davantage dans le dialogue que dans la décision disciplinaire. Une majorité peut en effet être en désaccord avec la pratique d’une section locale et l’exprimer sans faire obstacle à l’expérience, pour en tirer ensuite ensemble les leçons utiles à tout le parti.
La discipline ne vaut donc que par rapport à de grandes initiatives et orientations dans lesquelles une organisation doit jeter tout son poids. Le souci d’efficacité et le souci de démocratie sont alors indissociables.
Tout d’abord parce que la démocratie ne se distingue de la simple consultation d’opinion que si elle a un enjeu. Elle ne se limite pas au droit à la parole. Il n’est de démocratie qu’organisée. Une organisation révolutionnaire est plus « juridique » que ne l’imaginent les détracteurs pressés du « léninisme ». Ses statuts sont une sorte de Constitution définissant des règles et des moyens de participation (circulation de textes, d’orateurs, mode de délégation) au débat pour parvenir à une décision. Une commission de contrôle. (sorte de Conseil constitutionnel interne) veille à ce que les statuts soient respectés et à ce que leur interprétation ne fluctue pas au gré des majorités de circonstance. La démocratie a donc toujours un coût, aussi bien en temps qu’en moyens matériels.
Lorsqu’une question importante est tranchée par décision majoritaire, cette décision devient celle de toute la collectivité qui l’applique. Si chaque interlocuteur (ou courant) prétend tester sa propre orientation, la discussion se réduit à un simple échange d’opinions n’engageant à rien. Vidée de substance et d’enjeu, la démocratie qui ne remplit plus sa fonction est alors appelée à dépérir.
Cette règle élémentaire de la démocratie majoritaire n’a rien de spécifiquement « centraliste ». Pour les partis parlementaires, elle ne s’applique guère que sur des questions d’investitures électorales. Mais, en théorie, elle régit la vie interne de la plupart des partis politiques. Entendue au sens large, la discipline dans l’action implique toutefois quelque chose de plus : que les décisions prises puissent être collectivement mises à l’épreuve de la pratique. Si chaque position expérimente sa propre orientation, il n’y a plus d’effort collectif pour en tester une à fond. Le va-et-vient entre la discussion et la pratique est rompu. Chacun peut continuer à agir selon ses convictions propres, sincèrement persuadé que, si tout le monde avait fait de même, cela « aurait marché ». En dehors d’une expérience réellement collective, rien n’est plus en effet démontrable ni réfutable.
Car la politique n’est pas un jeu spéculatif, mais une lutte. En dernière analyse, une lutte contre (et pour) le pouvoir. Cela peut être déplaisant. Mais c’est ainsi. Le pouvoir existe. Le pouvoir patronal. Le pouvoir d’État, judiciaire, militaire, médiatique… L’ignorer c’est rester sous sa coupe. Refuser de le prendre, c’est se laisser prendre. Lutter contre, c’est créer, organiser, centraliser des contre-pouvoirs. Il existe divers modes de centralisation. Une coordination nationale d’infirmières ou de postiers, un comité central de grève, ce sont aussi des formes de centralisation.
Ou bien un parti se dote de ses règles, qui visent à soustraire sa démocratie interne aux mécanismes dominants de la société, ou bien il se prétend le plus proche possible de la société telle qu’elle est, en fusion avec elle, normal en quelque sorte. Mais cette osmose n’est pas avec la société en général. Cette normalité est celle de la société marchande. Alors qu’une « ouverture » déclarée peut aussi laisser pénétrer dans ses rangs la loi du marché, une certaine forme de centralisation tend à garantir la souveraineté des membres dans leur organisation : le parti ne vit plus de cotisations volontaires (gage de son indépendance) mais de recettes publicitaires ; les dirigeants sont moins élus et contrôlés par leurs mandants que cooptés par les médias, etc.
Rouge n° 1552, 22 juillet 1993