L’exception permanente

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Ce texte inaccompli – brouillon – recoupe et développe « Politiques sacrées, politiques profanes », une conférence donnée à Tokyo en octobre 2002. Il reprend une part des « notes sur Carl Schmitt » publiées sur ce site. Sur la question, on peut avant tout et surtout, se reporter à Éloge de la politique profane1.

« La tradition des opprimés nous enseigne que “l’état d’exception” dans lequel nous vivons est la règle. Il nous faut en venir à une conception de l’Histoire qui corresponde à cet état. Dès lors, nous constaterons que notre tâche consiste à mettre en lumière le véritable état d’exception ; et ainsi deviendra meilleure notre position dans la lutte contre le fascisme. »

Walter Benjamin
Huitième thèse sur le concept d’histoire

Entre les deux guerres mondiales, l’Europe vit dans une sorte de sursis et d’état de crise politique chronique. Les catégories dans lesquelles on avait cru pouvoir penser les représentations, la légitimité, le droit, ébranlées par le conflit, ne se relèvent pas.

Schmitt, Benjamin et Arendt, trois penseurs de premier plan, tentent de penser l’événement comme figure de l’état d’exception permanente. Il s’agit de tentatives presque désespérées pour briser le cercle vicieux de la domination, l’éternel retour des défaites et conjurer la menace de la catastrophe imminente. « À cet instant où gisent à terre les politiciens en qui les adversaires du fascisme avaient mis leur espoir, où ces politiciens aggravent leur défaite en trahissant leur propre cause, nous voudrions arracher l’enfant politique du monde aux filets dans lesquels ils l’avaient enfermé2

. »

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Sans doute une étape supplémentaire est-elle en cours de franchissement dans la voie des démissions stratégiques. C’est peut-être aussi une raison du regain d’intérêt (bien au-delà de la vieille Europe – Japon, États-Unis, Amérique latine) pour ces trois pensées de l’effondrement ou de la disparition de la politique, liées entre elles par un rapport subtil d’attractions et de répulsions au point de former une constellation.

Déjà, Arendt et Benjamin voyaient dans la décomposition des classes en masses (Gramsci aussi) l’une des conditions d’émergence et de montée du fascisme. Non seulement cette décomposition ne s’est pas démentie, mais elle s’est accélérée. Sur ce terreau poussent désormais toutes sortes de paniques identitaires, de peurs communautaires, de revanches religieuses. La crainte, naguère exprimée par Arendt, que la politique ne vienne à « disparaître totalement du monde », loin de s’apaiser, a toutes les raisons d’augmenter, tandis que se pose avec de plus en plus d’insistance la question de savoir ce qui pourrait pousser sur les décombres de cette disparition. Car l’inquiétude arendtienne ne résulte pas seulement de la confrontation aux expériences totalitaires du siècle des extrêmes. Elle répond, plus profondément encore, à la découverte d’une tendance lourde de la modernité, selon laquelle l’espace public et pluriel de l’action politique dépérirait au profit d’une privatisation généralisée du monde, laminé entre les automatismes marchands et les lamentations moralisantes des nouveaux confesseurs.

On retrouve l’écho du péril dont la politique est menacée chez pratiquement tous les philosophes contemporains qui ont refusé de céder à la naturalisation ou à la fatalisation de l’histoire, qu’il s’agisse, fût-ce au prix de contradictions violentes et de conflits entre eux, de Deleuze, Guattari, Derrida, Rancière, Badiou. Il faut peut-être y voir le symptôme d’une époque opaque hantée par le déchaînement du Capital automate.

Ainsi, pour Rancière, la politique serait désormais une exception, une rare éclaircie, par rapport à l’ordinaire soumis au règne de la police (au sens philosophique donné à ce terme par Foucault). De même, pour Badiou, le « désastre obscur » est le contraire de l’événement fondateur, un anti-événement crépusculaire qui n’annonce aucun lever de soleil. Pur moment du négatif ? Par contrecoup l’événement authentique espéré et attendu tend à se réduire au miracle inconditionné et détaché de la raison historique. La défense courageusement à contre-courant de la politique, fût-elle exceptionnelle, risque alors de basculer dans une nouvelle théologie ou dans une esthétique de la politique. C’est très certainement l’une des raisons de la fascination exercée depuis une vingtaine d’années par Carl Schmitt sur les pensées de la gauche radicale, de Negri à Derrida, voire Balibar.

De son premier essai sur la Théologie politique3

, jusqu’aux dernières versions de sa Notion de politique4

, la possibilité même de la politique s’articule chez Schmitt, c’est bien connu, autour de la problématique du conflit et de l’affrontement ami/ennemi. Quant à sa définition, tout aussi fameuse, du pouvoir souverain, elle se réfère à celui qui décide de l’état d’exception. La décision originelle où se joue dans un coup de force l’énoncé du droit et de la norme ramène cependant, pour échapper à un pur réalisme relativiste des rapports de forces, à une vision théologique qu’elle relance plutôt qu’elle ne la dépasse. En effet, la politique naît en amont de ses formes concrètes, y compris celle de l’État. Tout ordre repose donc sur une décision originelle et l’ordre juridique lui-même repose sur une décision et non sur l’auto-engendrement d’une norme.

Pour Benjamin, les expériences tragiques du siècle exigent d’oser « brosser l’histoire à rebrousse-poil », de se réveiller des berceuses du progrès, pour pouvoir penser en toute lucidité et clairvoyance la dialectique historique du progrès et de la catastrophe. Il en résulte un retournement radical de perspective dans la conceptualisation des temporalités. Si la chaîne mécanique des temps est brisée, ni le passé ni le futur n’éclairent plus le présent, si au contraire le rayonnement du présent événementiel est seul susceptible de réveiller des astres morts, alors la politique doit désormais « primer l’histoire » et l’événement retrouver son rôle décisif au carrefour des possibles.

Pour Hannah Arendt enfin, la politique doit aussi se donner pour fonction prioritaire de « penser l’événement », à l’encontre des déterminismes naturels ou historiques (auxquels il faudrait ajouter aujourd’hui, plus implacable encore, le déterminisme de marché), pour rétablir la part de contingence inhérente à la pluralité humaine. La décision y a donc toute sa part mais, à la différence du coup de force schmittien, elle est alors éclairée par la réhabilitation d’une faculté de juger d’inspiration kantienne (cf. Qui est le juge ? Pour en finir avec le tribunal de l’Histoire, dernière partie5).

Ces tentatives pour sauver la politique de la disparition qui la menace se heurtent cependant aux apories du paradigme de la modernité politique depuis Rousseau et Saint-Just. On connaît la tragédie de Robespierre rédigeant, pendant sa dernière nuit de liberté, un appel au peuple, conformément au droit à l’insurrection inscrit dans la constitution (mise entre parenthèses) de 1793. Mais il renonce à signer cet appel qui pourrait encore renverser la situation au détriment des thermidoriens. En appeler au peuple ? Mais au nom de qui, puisqu’il est décrété en état d’arrestation par une assemblée dûment élue. Qui d’autre pourrait parler alors au nom du peuple. Robespierre est saisi de paralysie devant le paradoxe de la représentation fétichisée. Et Saint-Just s’enferme dans un silence définitif. Dissolvant la Constituante, si discutable soit la décision, Lénine s’efforcera au contraire de briser le sortilège de ce fétichisme d’une légitimité désormais sans transcendance divine ultime à laquelle s’adosser.

Cette dernière nuit de Robespierre illustre en quelque sorte les contradictions non résolues de la politique moderne aux prises avec « le cercle vicieux constitutionnel » (selon une formule percutante d’Hannah Arendt) de la légitimité auto-référentielle (d’une « norme qui s’érige soi-même ») du pouvoir constituant qui ne s’aliène pas. Dès lors qu’elle ne se résout plus par l’homogénéité et l’harmonie supposée d’un peuple débarrassé de ses tyrans ou d’un prolétariat de ses exploiteurs, dès lors que les contradictions deviennent explosives « au sein du peuple », ces difficultés conceptuelles risquent de se résoudre par un pur décisionisme réduisant le droit à la ratification de la force. Ce fut le cas, par excellence, dans la période chaotique de l’entre-deux-guerres : une époque de guerres et de révolutions, de guerres civiles permanentes, de crise de la démocratie libérale et de malaise dans la civilisation.

D’où l’interrogation obsédante qui court, de Schmitt à Arendt, sur la question des fondements et des commencements. Faut-il assumer pleinement les conséquences profanes d’une immanence radicale (d’une invention politique sans garantie de certitude théologique, historique ou scientifique), autrement dit, pousser plus loin encore une logique de sécularisation de la politique ? Ou faut-il au contraire chercher le salut de la politique dans une décision originelle qui serait une foudre divine à peine laïcisée ?

Carl Schmitt, théologien politique

Au sortir de la Première Guerre mondiale, la situation européenne est marquée par l’instabilité et la crise des institutions politiques sous l’onde de choc de la Révolution russe : convulsions révolutionnaires de la jeune République allemande de 1918 à 1923, républiques des conseils de Bavière et de Hongrie, décomposition de l’empire austro-hongrois, crise chronique en Italie jusqu’à la marche sur Rome.

La question de l’état d’exception et des fondements d’une nouvelle légalité est donc permanente. Les textes de Carl Schmitt correspondant à cette période (la Dictature6 et Démocratie et parlementarisme7) portent la marque de cette situation de suspension de la norme et d’incertitude sur les fondements du droit. La pensée aiguë de ce moment de crise chronique revêt une forme stratégique dans les débats constitutifs de la IIIe Internationale ou chez Lukacs, mais elle s’exprime aussi dans l’émergence d’un nouveau langage théologique, non seulement – et explicitement – chez Schmitt, mais aussi chez Benjamin, Buber, Rosenzweig.

Carl Schmitt, une réponse au choc de la guerre et à l’érosion de l’ordre westphalien. Ère nouvelle de guerre civile permanente et de décomposition de la démocratie libérale. La Dictature sur les origines de la conception moderne de la souveraineté jusqu’à la lutte des classes, parallèle au Belphégor de Benda8. Admiration envers Maurras et Sorel. Néoclassicisme. Dès 1916, Dictature et état de siège. Depuis 1948, le prolétaire n’est plus le trublion intermittent, mais l’ennemi permanent doté d’associations puissantes. D’où l’état de siège récurrent comme réponse à la lutte des classes. Comment exorciser le spectre de la souveraineté populaire dès lors que constitution et souveraineté illimitée sont incompatibles.

Pour Spengler, le déclin de l’Occident et la fin du christianisme se traduisent par l’émergence d’un nouveau discours théologique (parallèle à celui de Buber et de Bloch). Quête d’une nouvelle théologie politique en réponse au déclin de la civilisation européenne, renouant avec le catholicisme réactionnaire du XIXe siècle. La question centrale de Théologie politique, c’est l’état d’exception et la modification du rapport entre légalité et légitimité. Le positivisme moderne voudrait se débarrasser de la question de la souveraineté. Or l’ordre légal doit rester ouvert à la possibilité de sa propre suspension… Le concept de souveraineté renvoie ainsi à celui de décision… Pour Carl Schmitt, l’étaticité n’est pas intégralement formalisable et contrairement à Kelsen la question du fondement ne peut être éludée au prix d’une dépolitisation du droit : « les concepts politiques significatifs sont des concepts théologiques sécularisés ». Renvoie au fondement inévitable. Notamment à celui de souveraineté.

La Trinité réactionnaire Maistre/Bonald/ Cortès comme réplique à la panique apocalyptique devant la dissolution de l’ordre social et la montée en puissance d’un radicalisme prolétarien : ou le roi ou le peuple, dictature d’en haut ou d’en bas, mais pas d’issue libérale. L’Église revisitée comme modèle de conciliation d’intérêts contraires et forme d’unité politique de la civilisation européenne relativisant les oppositions nationales ou de classe. Elle est avant tout institution politique transfrontière, héritière de l’empire romain. Elle incarne une double délimitation de l’identité européenne (face au capitalisme états-unien et au radicalisme russe). Comme mythe du corps du Christ elle s’oppose au vide mythique de l’État bureaucratique abstrait moderne, corollaire de l’abstraction marchande déresponsabilisante. Hobbes avait décrit l’Église comme le fantôme de l’empire et non comme son héritière. Catholique rhénan, Schmitt cherche face à la crise européenne à ranimer le lien théologique de son unité. Mais sur quel fondement si ce n’est celui de l’internationalisme de classe.

C’est dans l’illumination de l’événement et dans les situations d’exception que se révèle la grandeur de la politique. Ainsi, chez Arendt, l’événement à penser, dans son irréductible nouveauté, sera le corollaire logique de la liberté constitutive de l’espace politique et de la notion même de politique. À l’opposé de Kelsen, pour qui il n’y a de théorie possible que du général et de la norme, il s’agit pour Schmitt de ramener dans une théorie générale du droit la singularité des situations extrêmes. La norme en effet reste muette, impuissante à rendre compte de l’imprévisible et de l’exceptionnel. Lorsqu’elle se brise, c’est la décision hors norme qui rétablit un nouvel ordre juridique. La définition célèbre de l’état d’exception en découle : « Est souverain qui décide de l’état d’exception. » La souveraineté n’est pas une notion démocratique ordinaire, une affaire de majorité arithmétique électorale ou parlementaire mais, au contraire, une notion fondatrice limite. L’exception que l’on ne peut subsumer sous la norme échappe à toute formalisation pour révéler l’élément formel spécifique de nature juridique, « la décision dans son absolue pureté ». La norme ne prouve rien. L’exception prouve tout. La règle n’est pensable que sous condition de l’exception. C’est pourquoi elle est plus intéressante et féconde que le régime ordinaire de la règle : « en réalité, la règle ne vit que par l’exception », dont « la force de vie réelle brise la carapace d’une mécanique figée dans la répétition » et qui permet de penser le général « avec l’énergie de la passion »9.

C’est le contraire de l’Aufklärung, qui condamna l’exception sous toutes ses formes comme une anomalie ou une pathologie du social. C’est aussi pourquoi, selon Schmitt, comme chez les philosophes de la contre-révolution, Maistre ou Cortès, dans les catégories de la politique, la décision prime la discussion perpétuelle (aux antipodes d’Habermas mais proche de la philosophie selon Deleuze). En amont de ses formes de régulation institutionnelle (État inclus), la politique naît donc de la décision, puisque tout ordre, y compris l’ordre juridique, « repose sur une décision ».

Du point de vue normatif, cette décision, dépourvue de fondement juridique, semble surgir du néant, d’une discontinuité radicale. De la force donc ? La norme juridique procédurale prescrit en effet la façon de décider, son comment, mais elle ne précise pas qui décide. Chez Rousseau, cette aporie de la décision se résout par l’hypothèse d’un peuple vertueux et d’une volonté générale droite. Saint-Just en a tiré la redoutable conclusion qu’en politique l’erreur est un crime – une trahison : le peuple ne saurait conspirer contre lui-même. Pas de contradiction au sein du peuple !

Contre cette réconciliation illusoire de la démocratie et de la décision, contre l’hypothèse de leur adéquation spontanée par la magie de la volonté générale, contre l’illusion d’avoir résolu la contradiction politique effective de la modernité, les penseurs réactionnaires revisités par Schmitt (de De Maistre et de Bonald à Donoso Cortès) auraient donc rétabli au centre de la politique la notion de décision. Ainsi, chez Joseph de Maistre, la valeur de l’État tient à sa capacité de décider et la valeur supérieure de l’Église à ce que ses décisions sont (étaient) sans appel. Quant à Cortès, il est allé au bout de cette logique décisionniste en exigeant, face au mal radical, une « décision pure, sans raisonnement ni discussion, sans besoin de justification, produite à partir du néant », une décision pure, donc mythique ou théologique. Face au mal radical, seule la dictature est possible. Car la souveraineté parfaite devrait être aussi infaillible.

Il n’est pas sans intérêt de souligner que sur le bord diamétralement opposé, certains courants anarchistes rejoignent par d’autres voies une démarche décisionniste radicalement antidémocratique. Pour l’anarchiste Bakounine, le juste va de soi, de sorte qu’on parvient à « l’étrange paradoxe » qui fait de lui « le théologien de l’anti-théologie et, en pratique, la dictature de l’anti-dictature ». Si l’abolition de l’État n’est pas l’aboutissement d’un processus (de dépérissement) mais la négation par décret de tout rapport d’autorité, si la liberté individuelle se détache d’une liberté sociale (inviolabilité de la souveraineté du moi ou de l’unique), la démocratie est subordonnée à cette subjectivité inaliénable à quelque autorité ou majorité, étatique, partisane, syndicale10.

Dictature commissaire, dictature souveraine, dictature du prolétariat

À la différence des critiques superficiels contemporains, Schmitt a suivi attentivement les débats au sein de la social-démocratie allemande (notamment la grande controverse entre Kautsky, Bernstein, Rosa Luxemburg), ou la polémique entre la social-démocratie allemande majoritaire et les révolutionnaires russes, notamment la polémique Kautsky-Lénine sur la dictature du prolétariat. Il évite ainsi les interprétations grossières ou les contresens si courants sur ces questions. Il connaît d’autre part trop bien son histoire du droit et sa philologie pour ignorer que la dictature est originellement (et encore pour la pensée politique du XIXe siècle) le nom d’une institution vertueuse, « une sage invention de la république romaine11 » pour affronter les situations d’exception sans céder à l’arbitraire de la tyrannie. Subordonnée à l’assemblée qui l’institue pour une durée limitée, cette « dictature commissaire » dûment mandatée s’oppose en effet à l’abus du pouvoir et à l’usage arbitraire de la force. C’est ce qui distingue la dictature de la tyrannie.

Le tyran est celui qui s’approprie le pouvoir par un coup de force (d’où Saint-Just sur le tyrannicide publiccf. Abensour). La dictature au sens romain apparaît, au seuil des années vingt, comme le corollaire institutionnel de l’état d’exception : « Pour le dire de manière abstraite, le problème de la dictature se ramènerait au problème de l’exception concrète, jusqu’ici peu traité de manière systématique dans la théorie générale du droit12. » Car le droit se montre structurellement impuissant à maîtriser la situation exceptionnelle.

Comment prévoir l’imprévisible, l’exceptionnel sans précédent ? Pour rétablir la norme juridique, le rappel à la norme ne suffit pas. Il faut décider. La grandeur de la politique tient à cette possibilité permanente de situation d’exception où il faut décider. L’état de siège, la loi martiale ou l’état d’urgence sont des manifestations de la structure de l’événement. Dans l’action militaire, la loi martiale institue une « situation a-juridique » dans laquelle le pouvoir militaire « peut agir comme l’exigent les circonstances ». (Les jacobins furent de farouches adversaires de la loi martiale et en un sens le comité de salut public, élu par la convention, est une manière d’éviter la loi martiale.)

C’est cette référence à la dictature romaine que l’on retrouve chez Mably : sous la dictature, les lois se taisent, mais le pouvoir d’exception est limité dans la durée (distinction soigneuse de l’exception et de la règle). Pour Rousseau aussi, la dictature est « une importante commission », la volonté générale se suspendant elle-même pour mettre la loi en sommeil pour une durée déterminée. De même, affrontant des circonstances extraordinaires par des moyens exceptionnels, la dictature jacobine de l’An II est fidèle en son principe à cette tradition. Elle organise la défiance envers les abus du pouvoir exécutif et le risque d’autonomisation du pouvoir militaire.

La « dictature souveraine » se conçoit alors comme une parenthèse pendant laquelle la constitution en vigueur n’est pas abolie mais temporairement suspendue. Elle n’invoque plus la constitution en vigueur mais la constitution nouvelle à établir. À défaut de légalité juridique, le risque est cependant que ce pouvoir d’exception cherche sa légitimité dans une philosophie de l’histoire. C’est le reproche qu’adresse Hannah Arendt à l’usage de cette notion chez Marx. L’inscription de la dictature dans une philosophie de l’histoire ouvrirait le passage d’une dictature commissaire, limitée dans le temps et bornée par la référence à une transcendance, à une dictature souveraine auto-référentielle, dépositaire du sens et des verdicts de l’histoire (lecture bien sûr discutable de Marx).

L’avant-propos de 1921 à la Dictature enregistre le changement de sens de la notion de dictature du pouvoir personnel à la dictature du prolétariat, comme « renoncement à un fondement formel de la démocratie » et « négation de la démocratie parlementaire ». D’où la dissolution de la Constituante. Dans la controverse Lénine-Kautsky, pas de raison de principe s’oppos13ant à l’utilisation des formes démocratiques, mais des réponses en situation et non de principe14

. Une dictature qui n’est pas placée sous la dépendance d’un résultat correspondant à une idée normative ne serait qu’une espèce de despotisme, mais il en va différemment lorsque la suppression de la situation juridique a lieu « à partir de ce qui doit la justifier ». La fin est alors « délivrée » des chaînes du droit. La dictature suspend donc le droit en vue de sa réalisation. Constitution à établir.

C’est très exactement le problème de la dictature du prolétariat : « L’État communiste dans sa totalité s’appelle dictature parce qu’il a pour sens d’être l’instrument d’une transition vers une situation juste dont il est la condition de réalisation15

. » Sa justification réside dans une norme qui relève donc de la philosophie de l’histoire, comme source de légitimité religieuse sécularisée. C’est l’histoire qui est censée répondre à l’énigme de Robespierre : au nom de qui ? de l’histoire ventriloque !

Le concept de dictature du prolétariat est né des situations critiques de 1832, 1848, 1871 lorsque la question s’est posée de savoir « si l’organisation politique du prolétariat et les réactions qu’elle a provoquées ne donnaient pas naissance à une situation politique tout à fait nouvelle, et donc aussi à des concepts nouveaux du droit public16 ». Mais « du point de vue d’une théorie générale de l’État, la dictature du prolétariat […], en tant que passage vers une situation économique dans laquelle l’État “s’éteint”, présuppose le concept de dictature souveraine tel qu’on le trouve au fondement de la théorie et de la pratique de la Convention nationale17». Elle s’appuie sur l’idée du « pouvoir constituant du peuple », mais le concept de souveraineté se trouve « profondément transformé sur le plan politique avec le concept de classe18». Alors que chez Rousseau la dialectique du droit se suspendant lui-même (volonté générale) demeure une énigme et aboutit à un « transfert absolutiste de souveraineté à la souveraineté du peuple ». Le pouvoir constituant, fondateur, ne peut être absorbé par la Constitution réellement existante. Non constitué il n’est jamais constituable ; il représente la souveraineté parfaite, non aliénable et non représentable.

C’est l’idée du pouvoir constituant qui transforme la dictature commissaire en dictature souveraine. Aucune constitution établie ne peut en effet contenir ce pouvoir expansif illimité (conatus spinoziste). Il est illimité en principe puisque c’est lui qui se donne une constitution au lieu d’être assujetti à elle (question de l’auto-fondation) : « le pouvoir constituant n’est obligé envers rien19 ». La Convention de septembre 1792 apparaît ainsi comme « l’organe extraordinaire d’un pouvoir constituant ». Sous la Restauration, ce pouvoir se réfère au roi et non plus au peuple. La souveraineté a émergé au XVIe siècle avec l’éclatement de l’Europe en États nationaux et la lutte des princes contre les corps intermédiaires. Le lien entre la puissance factuelle suprême et la puissance juridique suprême devient « le problème fondamental de la notion de souveraineté20». Le formalisme juridique cherche à résoudre la question en éliminant tout élément sociologique de la pureté du droit. C’est pourquoi il faudrait « éliminer radicalement le problème de la souveraineté » (Kelsen), comme si ce n’était pas l’État mais le droit qui était souverain. Illusion juridique ? C’est par la domination des normes et non plus des personnes que se manifeste l’idée moderne de l’État.

Pouvoir constituant, Constitution

Cette métamorphose de la dictature commissaire en dictature souveraine est sous-jacente à la notion de pouvoir constituant comme pouvoir fondateur inaliénable, non représentable, irréductible à quelque constitution positive constituée que ce soit. Le peuple en effet ne saurait s’obliger lui-même et rien ne peut obliger son pouvoir constituant.

Dans la Révolution française, la Convention agit ainsi comme « l’organe extraordinaire du pouvoir constituant ». Carl Schmitt reproche au contraire au positivisme moderne de Kelsen d’abolir la notion même de souveraineté, dont le concept renvoie à la possibilité que l’ordre légal demeure ouvert à sa propre suspension et au coup de force de la décision. Contre le formalisme de la théorie pure du droit et d’un processus procédural ininterrompu, il maintient ainsi ouverte la question du fondement des fondements et de la Loi des lois.

En 1928, le panorama sur la constitution interroge la source de la souveraineté. Contre le positivisme juridique et la conception purement procédurale de la démocratie. Qu’est-ce qu’une constitution ? Comment règle-t-elle les rapports entre la société et l’État ? Comment déterminer si la cité qui l’a proclamée est bien toujours la même ? Le contrat social offre-t-il un modèle fiable de légitimation ? Alors que la théorie pure du droit vise à éliminer l’incertitude politique et à exclure l’exception de son champ conceptuel, au projet d’une norme originelle toujours déjà donnée (qui constituerait au mieux « une fiction utile »), Schmitt récuse radicalement l’hypothèse d’une telle norme et de son antériorité chronologique présumée : le fait politique fondateur est pour lui nécessairement pré ou méta-légal et aucune limite constitutionnelle ne saurait contraindre ce que la politique peut changer.

La volonté générale de Rousseau ne peut être ni déléguée ni représentée : la volonté du peuple prime la constitution. La Constitution est quelque chose qui naît d’une décision collective sur la nature et la forme de la communauté politique, au nom du peuple. Il s’agit donc pour Carl Schmitt de capturer ce moment de décision incompatible avec l’inviolabilité de l’ordre bourgeois.

La constitution apparaît alors comme ce qui « naît d’une décision collective sur la nature et la forme de la communauté politique ». Mais cette souveraineté populaire absolue ne peut plus être conciliée avec l’inviolabilité (le droit inaliénable) de l’ordre bourgeois. Schmitt théologien du droit finit par s’opposer au fétichisme du droit positif. Au nom de quoi, pourrait encore lui demander Robespierre ?

La force inquiétante de la pensée de Schmitt réside dans son effort pour penser l’actualité effective de l’époque. Pour lui, l’État a perdu le monopole du politique (et le monopole de la violence légitime que lui attribue Weber) « lorsqu’une classe révolutionnaire devient le nouveau sujet effectif de la politique ». Le droit n’est donc pas l’émanation d’une nouvelle transcendance. Il retombe dans les vicissitudes de l’immanence, du conflit, des rapports de forces et de leur variation historique. Vertige d’une norme « qui s’érige elle-même » (« comment l’unité et l’ordre systématique peuvent-ils se suspendre eux-mêmes ? »), du relativisme juridique, hanté dès lors par le primat de la force nue – « tout droit est un droit en situation » – et il faut qu’une situation normale soit rétablie pour que l’ordre juridique ait un sens.

Il résulte toutefois de cette désacralisation du droit l’idée fondamentale qu’il devient impossible d’identifier le politique à l’étatique et de penser la politique dans l’orbite exclusive de l’État. Ce fut déjà le point de rupture radical de Marx envers l’héritage hégélien : l’extension de la notion de politique au-delà des institutions censées l’incarner au profit d’une invention de la politique de l’opprimé : la politique de ceux qui sont exclus de la politique d’État et qui répondent en ne jouant plus le jeu, en inventant leur propre règle.

Émergence de la « question sociale »

Il en résulte une irruption de la « question sociale » (dont le XIXe siècle découvre peu à peu la portée) dans le champ politique, au risque, redouté par Hannah Arendt, d’aboutir à une confusion du social et du politique dans laquelle la pluralité caractéristique de la politique serait étouffée par l’homogénéité sociale.

Curieusement, Hannah Arendt oppose à ce danger (décelé autrement par Marx dans « l’illusion sociale » symétrique de l’illusion politique souvent à l’œuvre dans les courants libertaires) la réaffirmation de l’autonomie du politique au nom d’une tradition aristotélicienne qui ne suffit pourtant pas à conjurer le péril. Les efforts de l’Essai sur la révolution21 semblent bien infructueux lorsqu’il s’agit de rendre compte d’expériences telles que les conseils ouvriers de Hongrie en 1956 (a fortiori de l’expérience de la Catalogne de 1936 ou de l’autogestion polonaise).

Pour Schmitt (comme pour Marx dans une certaine mesure), l’État doit désormais se comprendre à partir du politique22 . Mais faute d’accepter jusqu’au bout d’inscrire la dialectique du droit et de la force dans la logique historique de la lutte des classes, la décision fondatrice finit par chercher un soutien ultime dans une théologie implicite. Tous les concepts de la théorie moderne de l’État apparaissent alors comme « des concepts théologiques laïcisés », à commencer par celui de souveraineté. L’idéal juridique de l’État moderne, à travers cette notion, continue d’imiter la divinité dictant les tables de la loi. La situation d’exception a pour la jurisprudence la même signification que le miracle en théologie (cf. Badiou).

Il y a dans l’interprétation eschatologique chrétienne des époques de transition une « force de questionnement » étonnante. L’argumentation de Peterson se meut entre le théologique pur et le politique impur (comme Péguy entre la mystique et la politique). Schmitt lui reproche l’incapacité à dépasser cette antinomie. Alors que, « si le religieux n’est plus définissable dans un sens univoque à partir de l’Église, et si la politique ne l’est plus à partir de l’empire ou de l’État, les séparations entre les deux sphères […] s’écroulent, et les espaces naguère séparés se compénètrent23». Il ne reste alors qu’une prétention théologique sans la foi. L’idéal juridique de l’État moderne fut « d’imiter les décrets immuables de la divinité ». Ainsi, le souverain selon Rousseau peut tout ce qu’il veut comme Dieu, mais il ne peut vouloir le mal.

Pour Marx, cette théologie ne serait qu’une variante du fétichisme de l’État comme corps séparé et le symptôme de religiosité qui continue à hanter le monde enchanté de la marchandise. L’issue ne réside pour lui ni dans l’étatisation du social au nom d’un État providence bienfaiteur, ni dans l’abolition despotique de l’État, mais dans la réalisation effective des conditions de son dépérissement qui serait le dernier mot d’une politique authentiquement profane.

Contre l’interprétation organiciste – religieuse encore ! – des épigones marxistes qui font de la politique la simple émanation (ou le reflet) d’une substance sociale, résolvant l’aporie (la contradiction réelle) du pouvoir constituant par l’adéquation (la correspondance) enfin réalisée entre une classe sociale et son État (ou bien, dans la République française, entre le bon peuple et son État). Le parti unique est la conséquence logique de cette conception essentialiste du rapport entre le social et le politique, dont le divorce n’est pas une illusion ou le produit d’une manipulation idéologique, mais la conséquence d’une scission et d’une abstraction réelle des rapports sociaux sous domination du despotisme impersonnel du capital.

Au contraire, comme Hannah Arendt, Trotski finit – au terme d’une expérience en rupture avec les textes de la guerre civile confondant l’exception et la règle (Lénine est plus prudent) – par maintenir la spécificité du champ politique fondée sur la pluralité : « À la vérité, les classes sont hétérogènes, déchirées par des antagonismes internes, et n’arrivent à leurs fins communes qu’à travers des luttes de tendances, de groupements et de partis. On peut reconnaître avec quelques restrictions qu’un parti est une fraction de classe, mais comme une classe est faite de nombreuses fractions – les unes regardant vers l’avant, les autres vers l’arrière –, la même classe peut former plusieurs partis. On ne trouvera pas dans toute l’histoire politique un seul parti représentant une classe unique si, bien entendu, on ne consent pas à prendre une fiction policière pour la réalité24. » Mais à la différence d’Hannah Arendt cette pluralité n’est plus une sorte de donnée anthropologique atemporelle. Elle s’invente et se déploie sans cesse à travers la logique de la lutte et des différenciations qui en résultent. Trotski rejette ainsi l’homogénéité supposée de la classe (ou du peuple) débarrassée des parasites qui l’avaient pervertie, pour chercher dans l’hétérogénéité irréductible du social le fondement principiel (et non circonstanciel) du pluralisme politique. C’est ainsi qu’il s’oppose au totalitarisme bureaucratique, dont la filiation avec le pouvoir monarchique absolu est établie par la formule qui figure dans son Staline : « La société, c’est moi. »

Pour Carl Schmitt au contraire, le pluralisme est une manière d’esquiver la responsabilité de la décision en s’en remettant au résultat aléatoire de la somme arithmétique des opinions. C’est pourquoi la contradiction entre parlementarisme et démocratie, entre hétérogénéité et homogénéité, ne peut jamais selon lui se résoudre dans une harmonie apaisée ou dans une synthèse pacifique. Comme Hannah Arendt après lui, il redoute « l’âge des neutralisations et des dépolitisations » (discours de 1929 à Barcelone). Comme elle, il soupçonne que cette phase terminale de la dépolitisation, dont l’évolution de la Russie stalinienne offre un exemple frappant, a quelque chose à voir avec une philosophie implicite de l’histoire. Pour lui aussi, l’émergence au XIXe siècle de la question sociale comme question spécifique portait en germe le déclin de la politique car, dès lors que l’on cherche à résoudre cette question par les technologies du social (qu’on ne désignait pas encore comme un contrôle biopolitique), une « nouvelle religion du miracle technologique » menace la politique d’extinction : l’ère des experts et de l’expertise est annoncée.

« Si la société s’organise pour devenir elle-même l’État, si l’État et la société sont censés être fondamentalement identiques, alors tous les problèmes sociaux et économiques deviennent des problèmes immédiatement étatiques25 » : « La société devenue l’État devient un État dirigiste en économie et pour la culture […] ; l’État devenu l’auto-organisation de la société […] accapare tout le social […]. Les partis […] sont la société elle-même devenue État des partis […], il n’y a tout simplement rien qui ne soit, du moins potentiellement, étatique et politique. […] La société qui s’organise elle-même dans l’État est en voie de passer de l’État neutre libéral du XIXe siècle libéral à un État potentiellement total26. » Totalitarisme.

Rien de plus moderne aux yeux de Carl Schmitt que la lutte antipolitique au nom de l’économie, de la moraline ou de l’expertise. L’État moderne se présente alors comme une grande entreprise à gérer. Or l’État a perdu le monopole du politique à partir du moment où « une classe révolutionnaire, le prolétariat industriel, devint un nouveau sujet effectif du politique ». La notion d’État présuppose celle de politique et non l’inverse. C’est plus que jamais le cas : « Impossible aujourd’hui de définir le politique à partir de l’État. »

Le fameux discours de Barcelone esquisse à l’opposé un programme maximum pour une force qui n’aurait pas encore de nom, mais conçoit la politique comme l’expression avant tout d’un conflit « qui tend de plus en plus à devenir une question de vie ou de mort ». L’adhésion quatre ans plus tard au parti nazi n’est donc pas un geste d’opportunité, mais bien l’aboutissement logique d’un cheminement : la théorisation de la différence constitutive entre État de droit et État juste sanctionne cette adhésion au « miracle » nazi comme chance de salut de la politique.

Contre l’effacement de la politique et de la décision responsable dans les platitudes de la morale (moraline Nietzsche-Trotski), la grande politique consisterait avant tout à identifier l’ennemi comme tel. Sa fonction propre serait la distinction de l’ami et de l’ennemi, du bien et du mal, du beau et du laid. En ce sens, le Manifeste du Parti communiste demeurerait un texte éminemment politique traversé par l’opposition entre bourgeois et prolétaires. Mais cette opposition relèverait, dans l’optique schmittienne, non d’un constat sociologique ou d’un critère moral mais d’une décision existentielle.

Le Concept de politique (1927) illustre la crise de la raison politique. Le concept d’État présuppose celui de politique : renversement. État n’est pas Polis. Corollaire : l’État perd tendanciellement le monopole de la violence légitime… Diffusion de la violence et politisation de la morale. Pour Carl Schmitt, l’État est une communauté territoriale fermée. L’État social est la négation de l’État.

Démocratie, parlementarisme…

Dès 1922, la marche sur Rome illustre « la crise de la démocratie parlementaire ». Virage de la théologie politique à une mythologie politique ouverte à la possibilité d’une politique de masse. Les arguments du parlementarisme présupposent un modèle de rationalité discursive ou communicationnelle (Jürgen Habermas). Or, les mots sont aussi des armes… Pour Carl Schmitt, ce présupposé rationaliste se perd dans la conflicité pour se réduire à un formalisme procédural. La crise de Weimar est d’abord la crise de cette idée. Elle oblige à s’interroger sur d’autres sources de légitimité politique. Car libéralisme et démocratie ne forment pas un couple harmonieux mais sont contradictoires : le premier légitime l’intérêt individuel alors que la seconde postule une relation de coïncidence ou d’identité peuple/État. La question de la démocratie soulève par ricochet celle du peuple, de ses contours, de son homogénéité.

Pour Carl Schmitt, le marxisme n’est qu’une forme du mythe sorélien. Prolétariat et socialisme scientifique sont des mythes politiques, tout comme la volonté générale chez Rousseau pour corriger/dépasser l’agrégat mécanique contractuel du libéralisme. En Italie, le mythe national a supplanté dans le fascisme le mythe classiste, considéré par Mussolini comme une mythologie inférieure.

Le parlementarisme prétend subordonner l’exécutif au législatif et faire de cette subordination le critère de la démocratie moderne. Or la dictature n’est pas l’antithèse de la démocratie. L’essentiel dans le parlement, c’est la présentation des opinions au débat public, le fait de parlementer : « le lieu où les parcelles de raison disséminées parmi les hommes et inéquitablement distribuées entre eux se rassemblent », pour accéder à une « vérité relative par un processus discursif »27

. La discussion se substitue ainsi à la force dans la production du droit. Comme méthode de gouvernement le parlementarisme « est utile, ni plus ni moins28 ». Il est aujourd’hui « doublement menacé », entre fascisme et bolchevisme. D’où crise conjuguée mais distincte de la démocratie et du parlementarisme, et de l’État moderne. Fascisme et bolchevisme sont antilibéraux mais pas forcément antidémocratiques, car l’histoire de la démocratie connaît de nombreux exemples de dictatures et de mécanismes « en vue de former la volonté du peuple »29

: « Il semble donc être du destin de la démocratie de s’autosupprimer (selbstaufzuheben) dans le problème de la formation de la volonté30. »

De 1815 à 1918, un siècle d’évolution d’une légitimité dynastique à une légitimité démocratique. « Mais aujourd’hui, après leur commun triomphe, l’opposition apparaît au grand jour, et la différence entre les idées du parlementarisme libéral et celles de la démocratie de masse ne sauraient rester inaperçues plus longtemps31

. » La force politique d’une démocratie se manifeste par sa capacité à écarter le dissemblable qui menace l’homogénéité. L’égalité des droits est une formule libérale et non démocratique. La démocratie directe postule une identité entre le peuple et l’État. Le démocratisme égalitaire conduit au référendum sur les questions importantes et au communisme économiquement, alors que l’égalité juridique se contente de déployer l’inégalité naturelle. L’opposition égalité/liberté s’exprime dans les deux formes de démocratie moderne, représentative ou mixte, alors que la démocratie directe vise une identité objective.

Dans l’optique libérale, la vérité naît du libre conflit des opinions et de la concurrence économique. Foi dans la publicité kantienne de l’exercice des Lumières. La liberté d’opinion est liberté de personnes privées, nécessaire pour que la meilleure opinion triomphe dans une concurrence loyale des opinions. Pour Hegel, l’opinion publique est la façon inorganique dont un peuple exprime ce qu’il veut. Le rationalisme classique identifie donc loi et vérité. Mais dans le parlementarisme, la proportionnelle par liste supprime le lien direct mandataire/mandants. Le calcul d’intérêt éclipse la discussion sérieuse. Le parlementarisme se délite à mesure que « la démocratie de masse moderne a fait de la discussion publique […] une formalité vide32». Les partis ne s’affrontent plus en tant que groupes de discussion mais en tant que groupes d’intérêt et de pression sociale. L’argument s’efface. Il ne s’agit plus de convaincre mais de dominer sous couvert d’une loi majoritaire. Le parlement ressemble alors de plus en plus « à une gigantesque antichambre, face aux bureaux et aux commissions où règnent des chefs invisibles33».

L’État devient une association réalisant une « liberté d’équilibriste » sans le lien d’une éthique sociale. Le libéralisme bourgeois devient négation de l’État et de la politique au profit d’une dépolitisation où l’État se contente d’imposer des obligations éthiques à la politique. La pensée libérale se meut ainsi entre « la morale et l’économie, l’esprit et les affaires, la culture et la richesse34». Son levier est la notion d’État de droit. Déclamation éthique et réalisme économique se rejoignent. L’État se réduit à une société contractuelle (à l’opposé de Hegel) et la société à « une image de l’Humanité inspirée d’une idéologie humanitaire35». Le public est réduit à une masse de consommateurs ou à un public culturel dépolitisé, au sens où il est nié comme acteur politique. Ces opérations visent « à soumettre l’État et la politique à une morale individualiste et donc de droit privé d’une part, d’autre part à des catégories économiques, et à les dépouiller de leur sens spécifique36».

Carl Schmitt convoqué à gauche pour remplir le vide d’une théorie marxiste de la démocratie ou pour conceptualiser à nouveau la situation d’exception ? Il aurait l’avantage d’avoir pris la spécificité du politique au sérieux. Retourner la démocratie contre le libéralisme. Démocratie implique homogénéité. D’où l’antinomie démocratie/libéralisme. La démocratie de masse moderne aboutit à l’État total. Le libéralisme conduit à une conception relativiste de la vérité d’opinion et donc à la discussion infinie, sans conclusion définitive possible, faute de fondement du vrai. Obsédé par l’unité contre la décomposition, mais organicisme potentiellement totalitaire. La décision majoritaire au scrutin secret tend à abolir la décision qui est le propre de la politique : principe d’irresponsabilité, « le souverain disparaît dans l’isoloir ». Or le politique a un caractère existentiel plus que normatif. Anthropologie pessimiste qui pense l’homme comme dangereux.

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Carl Schmitt : multiversum/universum

Lettre de Walter Benjamin à Carl Schmitt du 8 décembre 1930. Envoi dédicacé du Drame baroque. Intérêt pour sa Théologie politique et pour la Dictature.

Plus récemment, lectures de gauche dans le monde anglo-saxon et en France, justifié par une thèse anticontinuiste (Jean-François Kervegan, Carl Schmitt, le Politique entre spéculation et positivité, Puf, 1992), réduisant l’épisode nazi à un acte d’opportunisme. Jusqu’en 1932 il défend les pouvoirs présidentiels de Weimar comme rempart contre le nazisme (article 48). L’adhésion comme épisode bref suivi d’une « émigration intérieure » (Alain de Benoist). Vrai que de formation catholique romaine Carl Schmitt est étranger à la mythologie Blut und Boden, au romantisme volkisch (en 1919 son romantisme politique nie toute cohérence politique au romantisme allemand ; le sujet romantique est une figure quintessentiellement bourgeoise et le romantisme allemand l’idéologie d’une bourgeoisie subalterne féodalisée, cf. Heine) et au racisme biologique.

Anti-judaïsme lié à l’idée que la réglementation juridique du conflit est impossible. Critique politique du pluralisme adossée à une critique philosophique de la raison (organe de l’État de droit) au profit de la volonté. Parenté avec Sorel qui oppose le mythe au rationalisme cartésien. Exaltation de la volonté et de la décision.

L’opposition légalité/légitimité trouve un écho chez Lukacs (Légalité et illégalité. Histoire et conscience de classe). Comme pour Cortès, la dictature est légitime : critique du « crétinisme légal »… Mais Carl Schmitt reproche à la pensée socialiste son attachement au concept universaliste abstrait d’humanité (un « fantasme » auquel il refuse de sacrifier le « pluralisme concret des peuples et des nations », le multiversum contre l’universum). Le concept d’humanité universelle comme concept non (voire anti) politique.

Derrida : exception/décision

Lorsque l’action suit le savoir comme une conséquence calculable, on sait quel chemin prendre, on n’hésite plus, « la décision ne décide plus37».

Plus « d’exceptionnalité décisoire ». « Il faut savoir, et le plus et le mieux possible, pour prendre une décision ou une responsabilité », mais une « interruption absolue » doit séparer la décision du savoir, « faute de quoi l’engagement d’une responsabilité se réduirait à l’application et au déploiement d’un programme […] sous la forme raffinée de normes téléologiques ». Une décision ne saurait être fondée par « un savoir en tant que tel, sans le saut de quelque discontinuité »38 (cf. Lénine).

« Toutes les situations révolutionnaires, tous les discours révolutionnaires, de gauche ou de droite […], justifient le recours à la violence en alléguant l’instauration en cours ou à venir d’un nouveau droit […]. La fondation de tous les États advient dans une situation qu’on peut appeler révolutionnaire. Elle inaugure un nouveau droit, elle le fait toujours dans la violence. […] Ces moments, à supposer qu’on puisse les isoler, sont des moments terrifiants […], ininterprétables ou indéchiffrables39. »

Archives personnelles, janvier 2007
www.danielbensaid.org

Documents joints

  1. Daniel Bensaïd, Éloge de la politique profane, Paris, Albin Michel, 2007. Les notes et intertitres entre crochets sont de la rédaction du site. ↩︎
  2. Walter Benjamin, Thèses sur le concept d’histoire. [Cf. sur ce site « Walter Benjamin, thèses sur le concept d’histoire ». ↩︎
  3. Carl Schmitt, Théologie politique, Paris, Gallimard, 1988 (1922, 1969). ↩︎
  4. Carl Schmitt, la Notion de politique – Théorie du partisan, Paris, « Champs classiques »-Flammarion, 1992. ↩︎
  5. Daniel Bensaïd, Qui est le juge ? Pour en finir avec le tribunal de l’histoire, Paris, Fayard, 1999. ↩︎
  6. Carl Schmitt, la Dictature, Paris, Seuil, 2000 (1921). ↩︎
  7. Carl Schmitt, Parlementarisme et démocratie, Paris, Seuil, 1988 (1923). ↩︎
  8. Julien Benda, Belphégor : essai sur l’esthétique de la présente société française, Émile-Paul frères, 1918. ↩︎
  9. Carl Schmitt, Théologie politique, op. cit., p. 25 et 26. ↩︎
  10. Voir Hal Draper, « Karl Marx’s theory of Revo », tome IV, Monthly Review Press, New York, 1990, et Paul Thomas, Karl Marx and the Anarchists, Routledge and Kegan, Londres, 1980. ↩︎
  11. La dictature est « une sage invention de la république romaine et le dictateur est un magistrat romain extraordinaire, désigné par le consul sur requête du sénat pour mettre fin à la situation périlleuse ayant motivé sa nomination ». ↩︎
  12. Carl Schmitt, la Dictature, op. cit., p. 19. ↩︎
  13. Ibid., p. 15. ↩︎
  14. Ibid., p. 15. ↩︎
  15. Ibid., p. 17. ↩︎
  16. Ibid., p. 204. ↩︎
  17. Ibid., p. 205. ↩︎
  18. Ibid., p. 20. ↩︎
  19. Ibid., p. 147-148. ↩︎
  20. ↩︎
  21. Hannah Arendt, Essai sur la révolution, Paris, Gallimard, 1967. ↩︎
  22. Prolonge la rupture de Marx avec la philosophie politique classique et avec Hegel. ↩︎
  23. Carl Schmitt, Théologie politique, op. cit., p. 148. ↩︎
  24. Trotski, la Révolution trahie, Paris, Minuit, 1963, p. 177. ↩︎
  25. Carl Schmitt, Parlementarisme et démocratie, op. cit., p. 161. ↩︎
  26. Ibid., p. 162. ↩︎
  27. Ibid., p. 43 et 59. ↩︎
  28. Ibid., p. 98. ↩︎
  29. Ibid., p. 113, 114, 115. ↩︎
  30. Ibid., p. 34. ↩︎
  31. Ibid., p. 98. ↩︎
  32. Ibid., p. 102. ↩︎
  33. Ibid., p. 103. ↩︎
  34. Carl Schmitt, la Notion de politique, Paris, « Champs »-Flammarion, 1992 (1932), p. 115. ↩︎
  35. Ibid., p. 117. ↩︎
  36. Ibid. ↩︎
  37. Jacques Derrida, Voyous, Paris, Galilée, 2003, p. 124. ↩︎
  38. Ibid., p. 199. ↩︎
  39. Jacques Derrida, Force de loi, Paris, Galilée, 1994, p. 87, 88, 89. ↩︎
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