L’Histoire de Mayta est celle d’un rêve fracassé, du passage, impossible ou interdit, de la fiction à la réalité. Le fil conducteur en est une enquête, une « quête » précise Vargas Llosa (interview au Monde du 16 novembre 1984) ; la reconstitution de l’histoire de Mayta, trotskiste, homosexuel et guérillero de la première heure, à travers les témoignages, fragmentaires et contradictoires, de ceux qui l’ont connu. Ainsi émerge peu à peu un puzzle, celui du passé, qui se découpe sur le fond présent d’un « Pérou d’apocalypse », en pleine décomposition, en proie à une nouvelle guerre de la fin du monde, où les idéologies et les blocs s’affrontent par ombres et mannequins interposés, dans un déchaînement de violence brute, sans finalité ni sens.
Par effet de contraste, la triste et dérisoire histoire de Mayta apparaît ainsi comme « un cas prémonitoire dans son absurdité et sa tragédie ». Il a précédé la victoire de Castro et l’engouement des années soixante pour le foquisme. C’est, dit encore Vargas Llosa, « une radiographie de la disgrâce péruvienne ».
Cette « grande fatigue… »
Mayta est saisi par l’enquête du romancier à un tournant de sa vie, où s’affrontent irréductiblement le doute et la foi, l’enthousiasme et la lassitude. La remise en cause radicale du narrateur remonte donc de cette fêlure du militant à celle de sa cause, du révolutionnaire à la révolution. C’est déjà un choix, un parti pris, qui ramène la révolution à une fiction subjective en reléguant d’emblée dans l’ombre sa nécessité sociale et historique.
Le personnage de Mayta émerge peu à peu de la mémoire morcelée, comme un moraliste intransigeant (qui a fait à quinze ans une sorte de grève de la faim individuelle et privée en solidarité avec les pauvres), un dissident par vocation (qui a rompu avec l’Église, puis avec le Parti communiste, enfin même avec son petit groupe trotskiste pour s’enfoncer dans sa solitude irréductible). C’est un « ascétique », un « suicidaire » qui refuse de se « sensualiser », c’est-à-dire, précise-t-il, de « s’amollir », de « s’incliner » de « faire ces petites concessions qui minent le moral ». Le choix même de ce terme insolite, « se sensualiser », opère comme un lapsus : un frustré, un moine pervers, Mayta ? Tout le suggère.
Vargas Llosa s’appesantit sur sa « tendance autodestructive d’hétérodoxe, de rebelle organique », pour qui « diverger » est presque une seconde nature. Il semble fasciné par une sorte de pathologie de la rébellion, sans éprouver le besoin de s’interroger sérieusement sur la norme, effrayé par une recherche de pureté politique qui conduit à l’irréalité, un degré ultime de la dissidence, dont la source est plus « émotive ou éthique » qu’idéologique.
Le besoin radical d’absolu se brise sur la réalité triviale, anti-épique par excellence, de la révolution réelle : « une longue patience, une infinie routine, quelque chose de terriblement sordide, avec les mille et une mesquineries, les mille et une vilenies, les mille et une […] ».
Parce que le fantasme, l’imaginaire historique prétend forcer le cours de la réalité historique, il dégénère en totalitarisme. La tragédie de Mayta tient cependant à ce qu’il n’est pas un fanatique aveugle, mais un intransigeant déjà partiellement lucide. Ce dont témoignent ses formules parallèles à celle de la sœur, religieuse, de son ancien compagnon d’armes Vallejos :
« Qui a dit que le doute est incompatible avec la foi ? »
« Nous avons perdu les illusions fausses, mais pas la foi. »
Vargas Llosa reprend ainsi l’assimilation entre foi religieuse et foi politique, sans s’interroger sur une possible différence entre l’une et l’autre. L’engagement révolutionnaire ne se réfère en dernière instance à aucune garantie d’ordre divin, ni à aucune certitude d’avenir d’ordre scientifique. C’est en quoi il laisse à l’individu une pleine responsabilité dans ses choix et ses actes : le militant décide de l’intégralité de sa vie sur la base d’un pari raisonné et de probabilités. Il met dès lors une énergie absolue au service de certitudes nécessairement relatives. Si l’on peut encore parler de « foi », cette foi rationnelle, sans purgatoire ni paradis, n’a plus grand-chose de commun avec la grâce mystique.
La « fatigue » que Vargas Llosa décèle sur une vieille photo de Mayta est probablement celle d’un long cheminement sur cette voie étroite : « Un homme avec une grande fatigue […]. De ne pas avoir assez dormi, d’avoir beaucoup marché, ou, peut-être, quelque chose de plus ancien, la fatigue d’une vie qui est arrivée à une frontière, pas encore la vieillesse, mais sur le point d’y basculer, s’il n’y a plus derrière, comme dans le cas de Mayta, que des frustrations, des erreurs, des inimitiés, des perfidies politiques, des mesquineries, une nourriture médiocre, la prison, les commissariats, la clandestinité, des échecs de toute sorte, et qui ne ressemble ni de près ou de loin à une victoire. » Et pourtant, s’inscrit toujours sur ce visage épuisé cette « probité secrète » qui fait réagir à toute injustice, et cette « conviction justicière » pour laquelle il n’y a rien de plus urgent que de changer le monde.
La confusion des valeurs
Dans le dernier chapitre seulement, Vargas Llosa délivre le fin mot d’une énigme qui court tout au long du roman : qu’est-ce qui a bien pu, au bout du compte, avoir raison de la passion de Mayta, le détruire et le réduire à un fantomatique vendeur de glaces en cornets. Ce n’est pas, constate l’auteur, l’échec de son épopée éphémère, ni même les années de prison injustifiées.
C’est, nous dit Vargas Llosa, d’avoir enfin découvert que les actions révolutionnaires dans lesquelles il se jetait pour franchir le pont périlleux de la fiction à la réalité, avaient perdu leur substance politique, pour se réduire « objectivement » à des délits de droit commun. Ici, Llosa délivre son message : son refus de la violence subversive comme des théories qui emprisonnent la réalité ou la mutilent par contrainte, car elles ont partie liée.
Le seul salut qu’il admette se trouve dans la voie des réformes, même s’il est difficile d’admettre « que la solution puisse être graduelle, que la médiocrité est préférable, en matière de réformes, à une perfection absolue qui n’existe pas ». Il se demande inversement si « l’insurrection minuscule de Mayta n’est pas le commencement de l’histoire de toutes ces idéologies qui présentent la violence comme la solution pour l’Amérique latine ». Derrière Mayta, ce ne sont donc pas seulement Marx, Lénine ou Trotski, mais encore Guevara, Fonseca, et tant d’autres, qui sont répudiés comme fauteurs de totalitarisme.
Il semble que des militants désenchantés de l’après-franquisme se soient laissé séduire en Espagne par l’évocation de l’aliénation militante à travers le cas de Mayta. Il en ira de même lorsque le livre sera traduit en France. Pourtant, on ne peut pas découper en pièces détachées le discours de Vargas Llosa. Il a sa cohérence, qui affleurait déjà dans La Guerre de la fin du monde. Paradoxalement, son opposition de la réalité aux idéologies l’oblige, sous prétexte de fonder une realpolitique face à la dégénérescence d’une violence devenue folle, à inventer une « réalité » sur mesure, aussi imaginaire qu’éphémère, qui serait celle de l’institutionnalisation démocratique en Amérique latine. Comme cette voie est bouchée par la crise, la domination accrue de l’impérialisme, la misère quotidienne, la « médiocrité » raisonnable des réformes, opposées à l’impossible perfection révolutionnaire, est illusoire. S’accrocher à cette chimère aboutit en pratique à fonder une politique de droite.
L’échec littéraire
Contrairement aux précédents romans de Vargas Llosa, L’Histoire de Mayta, de par sa structure et sa conclusion, délivre explicitement un manifeste politique et esthétique, parfaitement résumée dans l’interview au Monde : « C’est en même temps un roman sur la fiction : la fiction dans la littérature, la fiction dans la politique. La fiction positive et la fiction négative. La fiction positive, c’est la fiction littéraire, celle qui se reconnaît comme telle, qui invente, qui dépasse la réalité et crée une réalité différente qui vous console. Et la fiction négative, celle qui ne se reconnaît pas comme telle, qui a la prétention d’être la vérité, la description rationnelle de la réalité. »
Manuscrit de 1984. Rouge et Inprecor