Le dernier livre de Gilles Perrault

L’ombre du bonheur !

Après La Passion polonaise, et en attendant La Revanche américaine, voici L’Ombre de la Bastille1, deuxième tome du Secret du Roi. L’auteur pénètre, ici, toujours plus avant l’esprit et la légende d’un siècle.

Un siècle « unique qui voit un aventurier, charlatan, joueur professionnel, escroc de haut vol, parcourir le monde, récitant Horace, traduisant Homère, introduit partout, et, entre deux fuites précipitées pour éviter ici le cachot, là la potence, disputant avec les têtes couronnées d’Europe si les jardins de Sans-Souci ou de Saint-Pétersbourg peuvent se comparer à ceux de Versailles ». La silhouette de Casanova résume ici le ton d’une époque pleine d’énergie et de rires. Heureuses les folles chevauchées qui traversent le continent, heureuses les intrigues et les querelles, heureux mêmes les périls et les désastres !

Car le coup gagnant est encore dans les dés. Dans ce monde bouleversé, le Secret, sorte de diplomatie parallèle et de service de renseignement mis en place par Louis XV, tisse sa toile, miné dès l’origine par une « ambiguïté fondamentale » : « Son vrai patron, le roi, est en même temps l’autorité politique suprême. Si les intérêts du service entrent en contradiction avec ceux du pouvoir, le roi ne peut que faire le roi, c’est-à-dire sacrifier le Secret, avec cet argument supplémentaire qu’à le vouloir trop protéger il en révélerait, par là même, l’existence. » Dans cette subtile partie de colin-maillard, les acteurs sont à la mesure convulsive de l’époque. Les vents nouveaux chassent l’air vicié de l’ancien régime. Contemporains de Figaro et de Chérubin, croquant à pleines dents cette heure unique de jeunesse réussie, les fringants quadragénaires que sont d’Éon et Beaumarchais auraient été considérés par Péguy comme appartenant à l’espèce rare des « professionnels de la jeunesse ».

Il règne, dans l’invraisemblable tourbillon qui balaie alors l’Europe, une sorte d’innocence dont la réplique du chevalier d’Éon au duc de Praslin donne le ton : « Je ne me suis jamais repenti de mes actions passées, je ne prévois même pas un repentir de mes actions futures. Il y a longtemps que je suis prédestiné à l’impénitence finale. » Un mot déplacé dans la lettre d’un ambassadeur suffit pour allumer chez lui la mèche d’une guerre totale, mettant en péril tout l’édifice conspiratif. La férocité même des coups (« rien de plus féroce que les règlements de comptes entre hommes de lettres ») paraît trempée dans cette juvénile candeur. Les lettres de Beaumarchais à sa famille expriment cette sorte d’euphorie où les destins individuels se fondent dans la trame indéchiffrable de l’histoire : « En réalité, je ris sur l’oreiller quand je pense comme les choses s’égrènent, comme les chemins de la fortune sont en grand nombre et tous bizarres, et comme, surtout, l’âme supérieure aux événements peut toujours jouer d’elle, même au milieu des tourbillons d’affaires, de plaisirs, d’intérêts, de chagrins, d’espérance. » Renonçant à pénétrer les vastes desseins de la Providence, on rit sur l’oreiller de ses caprices. Quitte à se faire embastiller pour un bon mot.

Par-delà les égratignures de cœur, les conspirations d’alcôve, les joutes littéraires, Perrault donne toute la mesure et les enjeux géopolitiques du chambardement annoncé. Dans ce grand remue-ménage des trônes et des territoires, Charles de Broglie et ses réseaux s’ingénient à nouer des fils qui se rompent au bout de leurs doigts. Le monarque et son service ne jouent pas dans la même durée, dans le même rythme, dans la même temporalité. Le premier vit dans l’éclat d’un présent sans lendemain : après lui… Le second, dans la lenteur, l’obstination et la persévérance d’une conspiration vouée à un avenir incertain. Louis XV appartient au temps qui meurt avec lui. Incarnant l’absolutisme de droit divin, il ne saurait admettre que le corps de la nation soit séparé du corps du roi. Les alliances dynastiques priment la légitimité nouvelle des nations. Or, en Pologne comme en Corse insurgée, le principe national prend confusément la relève d’un principe monarchique exténué. Dans un cas comme dans l’autre, l’heure n’est plus celle de Voltaire applaudissant aux expéditions polonaises de Catherine II, mais celle de Rousseau. Des hommes nouveaux apparaissent : Dumouriez, La Fayette.

La logique de sa mission à la tête du Secret, conduit Charles de Broglie, homme de tradition s’il en est, à entendre le premier « se lever le vent d’Amérique ». « Très exactement informé par d’Éon des premières difficultés entre Londres et ses colonies, difficultés encore si mineures qu’elles ne suscitaient guère l’attention », il imagine une solution négociée avec Paoli, respectant les libertés corses, qui fournirait aux colonies américaines de l’Angleterre un modèle dont elles pourraient s’inspirer pour rompre avec la mère patrie. Quelle revanche ! Tout à son alliance autrichienne, Louis XV fait la sourde oreille. Par vocation, le Secret anticipe. Dans La Passion polonaise, il apparaissait bien ténu. Dans L’Ombre de la Bastille, toujours artisanal, on le voit s’étoffer, tricoter patiemment ses mailles, sans emporter le soutien de Sa Majesté. Service inutile ?

Réaffirmant son dévouement à Louis XV, Charles de Broglie le craint sans se résigner : « L’inutilité de mon travail et son obscurité n’ont jamais pu l’altérer. » Devant le démembrement de la Pologne, « première raison d’être du service », Gilles Perrault confirme ce rude constat : « Le Secret n’a servi à rien. Qui prétendra le contraire ? » Il n’est jamais bon d’avoir souvent raison contre le pouvoir établi au point de devenir le vivant reproche de ses échecs. Précipité dans un second exil par les grossières manœuvres du duc d’Aiguillon, Charles de Broglie témoigne de son désarroi dans la lettre qu’il envoie alors au roi : « Qu’il plaise à Votre Majesté d’observer qu’elle n’a pas un sujet qui l’ait servie avec autant de fidélité, de soumission, d’amour, de zèle que je l’ai fait. J’oserais dire que les plus grands saints n’ont pas servi Dieu d’aussi bon cœur et ne peuvent l’aimer davantage. » Révolté devant tant de détresse, Perrault ajoute : « Cette dernière phrase, insensée, dégoûtante, au surplus sacrilège sous la plume d’un croyant, nous ne pardonnerons pas à Louis XV d’avoir désespéré le chef de son Secret au point de la lui avoir fait écrire. »

En délivrant le Secret de son silence, il rend justice à la discrétion contre les apparences, à la fidélité contre l’inconstance, à l’austérité du long terme contre la frivolité de l’instant. Dégoûtante sans doute, sacrilège peut-être, la phrase de De Broglie n’est pas si « insensée » qu’il pourrait sembler. Que signifie ce dévouement porté à l’excès ? Une manifestation d’allégeance chevaleresque envers un suzerain ? Pour une part. Mais cette loyauté ancienne se mêle déjà d’une loyauté nouvelle qui deviendra le sens de l’État. Le Secret perpétue dans sa conception même le lien social personnalisé de l’ancien temps au moment où se dessine l’État moderne. Il exige une communauté, au sens fort (« quand nous parlons de communauté du Secret, ce n’est pas une figure de style »), où les appartenances et les origines de caste se fondent dans les solidarités d’un métier « tout individuel ». En ce sens, il participe aussi d’une transition. La fidélité qu’il requiert n’est plus la soumission d’ancien régime. Les explosions intempestives du petit Charles, toujours prêt à « prendre feu et flamme », l’indiquent clairement : « Cet homme est décidément inapte à un métier de courtisan qui s’accommode mal du sens de l’État. » C’est d’autre chose qu’il s’agit « Un patron de service secret doit réagir en chef de bande. » Rompu aux tours et détours du service secret, Charles « ne supporte pas la déloyauté dans les rapports personnels ». Carré, direct, on ne l’a jamais vu « abandonner un ami, trahir un agent ». Les vertus du Secret sont celles du réseau de confiance. Elles s’accommodent mal de la transparence de l’espace public et de la controverse politique. Doubles sans duplicité, ses hommes doivent renoncer aux gratifications du paraître. C’est pourquoi un Dumouriez ne saurait avoir l’intelligence du métier. Il appartient trop au cercle des apparents, « au siècle de la distinction », dit Perrault, pour être un bon agent : « Entre faire l’important et faire l’agent, il faut pourtant choisir. La jouissance qu’on trouve dans le service secret consiste à paraître autre que ce qu’on est ; quelquefois en plus brillant, souvent en plus terne. » Il faut au besoin savoir faire la bête avec abnégation. Par-delà les sinuosités du « service », un tel vœu d’effacement suppose une forme de rectitude.

Superbement imprégné de son siècle, le livre de Gilles Perrault est du même ton, de la même veine, que les correspondances et libelles qu’il cite. Il en partage la clarté, la vigueur, la curiosité amusée devant le branle du monde. Irrémédiablement gâtée, fêlée, sa gaîté ne peut cependant plus être celle que procurent les tribulations de Beaumarchais ou de Casanova. Du siècle de Voltaire et de son insatiable envie de bonheur, il ne reste que l’ombre. Roland Barthes a bien saisi ce fragile instant d’avant la déchirure, où l’écrivain pouvait encore savourer la réconfortante certitude de lutter pour une « cause juste et naturelle », où l’intelligence armée de bon sens se gausse du doute intellectuel. Mais, pour Roland Barthes, s’il fut « un écrivain heureux », Voltaire fut « sans doute le dernier », car son bonheur avait pour prix « une ablation de l’histoire et une immobilisation du monde2 ».

Dépourvu de tout esprit tragique, il voulait croire à un universalisme cosmopolite déjà condamné par l’émergence des nations. Il eut la chance de ne trouver sur son chemin aucun homme susceptible de lui donner sérieusement à réfléchir, « sauf le passé : Pascal, et l’avenir : Rousseau, ajoutait Barthes. Mais il les escamota tous les deux ». Pascal et Rousseau ! Les deux grands dialecticiens de langue française. Terrible escamotage. Le bonheur voltairien était à ce prix.

Le second tome du Secret est hanté par cette « idée neuve » sur le point de se corrompre. Le plaisir de lecture qu’on y éprouve justifie largement le choix d’avoir transformé les deux volumes prévus en trilogie. Le livre à peine refermé sur la mort du roi et sur une question laissée en suspens, comme dans les meilleurs feuilletons – « A cinquante-quatre ans est-on un homme fini ? » – on attend avec impatience La Revanche américaine.

Rouge n° 1568, 9 décembre 1993

Documents joints

  1. Gilles Perrault, Le Secret du roi, L’Ombre de la Bastille, Fayard.
  2. Roland Barthes, « Le dernier des écrivains heureux », in Essais critiques, Seuil 1964.
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