Pour peu que l’été soit à nouveau caniculaire, la prison vétuste de Viterbe ressemblera à un cauchemar. Paolo Persichetti y purge depuis deux ans les 17 ans de prison auxquels il a été condamné en 1987. Il n’existe aucune procédure d’appel. Paolo a été enlevé à son domicile, le 27 août 2002 par la police française et remis dans la nuit même, à la justice italienne.
J’ai fait sa connaissance en 1994. S’étant présenté librement à la préfecture pour faire renouveler son permis de séjour, il était alors incarcéré depuis une année et demie. La procédure d’extradition engagée contre lui ne pouvait pourtant être assimilée à une détention provisoire. Saisi par l’abbé Pierre de cette situation irrégulière, François Mitterrand demanda au garde des Sceaux de veiller à « une stricte application des règles tant nationales qu’internationales ». J’ai connu ensuite Paolo, en tant qu’étudiant d’abord, en tant qu’ami ensuite. J’ai appris à apprécier sa curiosité, son honnêteté, son humanité généreuse, son humour critique devant les lâchetés ordinaires et les petites infamies de l’air du temps.
Après l’élection présidentielle du 5 mai 2002, aux proches qui s’inquiétaient du nouveau climat antiterroriste et du zèle sécuritaire de Nicolas Sarkozy, Paolo répondait par un refus catégorique de replonger dans les catacombes de la clandestinité pour fuir un passé avec lequel il croyait avoir soldé les comptes. Il avait patiemment reconstruit sa vie, passé ses diplômes, publié un livre en français, obtenu un travail au département de sciences politiques de Paris-VIII. Il avait une compagne française et vivait au grand jour. Il voulait croire à la parole donnée au nom de la France par un chef de l’État et confirmée par écrit par un Premier ministre (Lionel Jospin).
Lors d’un week-end d’août 2002, Paolo apparut pourtant menotté entre deux pandores. Sa capture était présentée comme une prouesse policière. On ne l’autorisa même pas à prendre des vêtements de rechange avant d’être conduit nuitamment au tunnel du Mont Blanc). C’était minable, dégoûtant, dégradant pour le duo Sarkozy-Perben. Il est avéré depuis que le décret d’extradition signé par M. Balladur en 1995, resté huit ans lettre morte du fait de la « doctrine Mitterrand, a alors servi de cache-sexe pour couvrir un service rendu à la justice italienne, dont une commission rogatoire en date du 23 août 2002, transmise au bureau pour l’entraide pénale internationale du ministère français de la Justice. Il s’agissait d’impliquer Paolo Persichetti dans l’enquête sur l’assassinat du professeur Marco Biagi.
Informée de cette procédure nouvelle, les autorités françaises ont sciemment violé l’article 14 de la convention européenne sur les extraditions, interdisant que la personne extradée soit jugée pour des faits différents de ceux indiqués dans le décret d’extradition. De nouveaux éléments de preuve justifiant une nouvelle demande auraient donc dû être communiqués au gouvernement français pour justifier une relance de la procédure. Deux ans après, le dossier d’accusation instruit par le parquet de Bologne apparaît comme un montage grossier : le jour où Paolo était censé se trouver aux abords du domicile de Biagi à Bologne, il participait à des réunions publiques à Paris et donnait son cours à Paris-VIII ! Après deux ans de harcèlement judiciaire (saisie d’objets personnels, isolement carcéral, impossibilité de disposer d’un ordinateur pour poursuivre ses travaux de recherche), le substitut du procureur de Bologne s’est résigné le 17 mai dernier à classer l’affaire. Les accusations se sont révélées inconsistantes, mais l’extradition demeure. Otage des déraisons d’État, Persichetti risque d’être englouti dans les oubliettes italiennes.
Comme l’écrit Erri de Luca, ce pays « inapaisé » – l’Italie – conserve une rancune intacte dans une icône de haine : « L’ennemi que nous avons été est encore inavouable pour notre pays. » De sa prison, Paolo souligne aujourd’hui que l’expérience italienne a introduit nombre d’innovations dans le répertoire classique de l’état d’exception. Le droit courant n’a pas été suspendu, ni des juridictions spéciales créées. L’exception a simplement été diluée dans un maquis de dérogations, d’infractions nouvelles, d’alourdissements arbitraires de peines, de redéfinitions de la notion de preuve (grâce au témoignage des repentis) et de pratiques informelles. Le tabou qui pèse toujours en Italie (gauche bien pensante incluse) sur la question de l’amnistie y puise ses raisons : s’il n’y a pas eu de situation d’exception pendant les années de plomb, il ne reste qu’une litanie de crimes et délits ordinaires.
Au début des années quatre-vingt, Persichetti était un adolescent rebelle emporté dans [phrase incomplète]. Il n’a ni la notoriété intellectuelle de Tony Negri ou de Gianni Sofri, ni la notoriété littéraire de Cesare Battisti. L’oublié de Viterbe a donc toutes les conditions pour être le dindon d’une sinistre farce judiciaire et le bouc émissaire d’une époque hantée par le spectre d’un « terrorisme » sans visage.
2004, publication inconnue
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