L’URSS dans le système mondial

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Dans une organisation marxiste, le débat se déroule à trois niveaux : théorique, stratégique et tactique, la théorie intervenant comme reflet superstructurel et partiellement déterminant de la stratégie et de la tactique à définir.

On peut donc s’étonner que, du premier numéro spécial de Critique communiste consacré au débat sur l’URSS et les sociétés de transition, seuls les textes de Dietrich et d’Arthur Wilkins permettent, en fonction des positions défendues par leurs auteurs, d’engager un réel débat quant à la stratégie adoptée par la IVe Internationale vis-à-vis des États dits ouvriers ainsi que des tâches préparatoires à la révolution politique. La contribution des camarades Maroussia et Mill, en particulier, intervient dans la discussion comme le type même du texte analytique proposant, citations à l’appui, une caractérisation de l’État soviétique mais sans en tirer les conclusions logiques qui devraient pourtant découler naturellement de la définition de l’URSS comme « capitalisme d’État ».

Car, il semble clair que si nous définissons l’URSS et les démocraties populaires comme des États non-ouvriers, c’est-à-dire capitalistes d’État ou collectivistes bureaucratiques, nous considérons ces États comme mettant en œuvre des formes spécifiques d’exploitation et d’oppression si éloignées de la dictature du prolétariat qu’une organisation révolutionnaire digne de ce nom devrait refuser de choisir entre deux formes de capitalisme, comme le proposait d’ailleurs en son temps le groupe Socialisme et barbarie, et donc d’abandonner le mot d’ordre « Défense de l’URSS ».

Si les camarades Maroussia et Mill ont l’incontestable mérite de relancer par leurs contributions un débat qui a déjà fait couler beaucoup d’encre dans la IVe Internationale, leur définition de l’URSS doit être examinée avec d’autant plus de rigueur et de circonspection que des points de vue semblables ont jadis été à l’origine des forces centrifuges qui, en 1949, ont provoqué le départ d’une partie des membres de la section française.

Qu’est-ce qu’une dégénérescence bureaucratique ?

La nature de l’URSS ne peut être appréhendée correctement que si l’on élimine les analogies historiques faciles qui, si elles permettent aux militants les moins formées ou plus exactement les sympathisants et les stagiaires de s’y retrouver ou d’en avoir la fausse impression, ne suffisent pas à expliquer la bureaucratisation de l’État soviétique. C’est le cas, en particulier, de l’expression d’une réaction thermidorienne par laquelle Trotski désignait la prise du pouvoir par la bureaucratie. Dans le cas d’un État issu d’une révolution socialiste victorieuse, ce terme ne saurait avoir une portée qu’exclusivement polémique, dans la mesure où, si l’on considère que l’URSS est devenue un État ouvrier bureaucratiquement dégénéré à la suite d’une réaction thermidorienne, on doit logiquement définir la France comme « État populaire bourgeoisement dégénéré ». La démarche de Trotski recèle donc cette contradiction principale qui lui fait utiliser la notion de réaction thermidorienne mais sans en déduire la constitution d’une nouvelle classe exploiteuse existant déjà de manière larvée avant la révolution, c’est-à-dire la bourgeoisie en France et l’appareil du parti en URSS.

Par voie de conséquence, sauf pour les camarades qui dans nos rangs se regrouperaient sur les thèses de « l’opposition ouvrière » et adopteraient donc des positions radicalement antiléninistes, la notion de réaction thermidorienne doit être rangée dans les placards de l’histoire comme un outil défectueux dont nous nous sommes trop longtemps servis.

Si nous continuons à nous revendiquer des quatre premiers congrès de l’Internationale communiste, donc des traditions bolcheviques, nous devons aussi en assumer l’héritage historique, politique et organisationnel donc savoir que c’est Trotski, et pas Staline, qui, en 1921, voulait faire des syndicats des « courroies de transmission du parti dans les masses », ce en quoi il avait, à mon avis, une position nettement plus correcte que celle de Lénine. En ce sens, le début de la dégénérescence bureaucratique de l’État soviétique ne peut être daté avec précision, tant que l’on admet qu’il s’agissait d’une évolution possible, voire prévisible dès la formation de la fraction bolchevique du POSDR, la dite fraction contenant dans ses flancs les gênes de la nomenklatura au même titre que ceux de l’État ouvrier.

La question est donc de savoir si, dans notre intervention en solidarité avec les groupes oppositionnels d’Europe orientale, nous assumons cet héritage et nous continuons donc à nous réclamer du trotskisme, ou si la propagande bourgeoise finit par nous donner des complexes qui nous feraient culpabiliser nos velléités communistes déclenchant une crise d’identité qui, soit dit en passant, est un trait typique des militants alternatifs.

Parmi les faits qu’on nous jette à la tête, certains, en effet, ne sont pas chimériques. Il est vrai, par exemple, que l’expression « camps de concentration » a été inaugurée dans l’Union soviétique de 1921, le regroupement des détenus en plein air plutôt que dans la forteresse Pierre et Paul répondant à des considérations humanitaires. Lorsque des philistins mal intentionnés prétendent combattre en expliquant que « le communisme, c’est le goulag », nous ne devons pas répondre « non, c’est faux » mais « bon, et alors, les camps de concentration répondent mieux à la défense des droits de l’homme que les pratiques pénitentiaires d’antan ». II n’existe pas de chambres à gaz en URSS et nous n’avons aucune raison, nous avant-garde socialiste de l’humanité, de nous laisser impressionner par des discours du type « Goulag-Dachau même combat ».

La dégénérescence bureaucratique de l’URSS prend donc sa source dans une compréhension trop tardive des risques encourus par la démocratie interne du parti dans une période où la dépolitisation des militants bolcheviques menait les membres de l’ancien appareil clandestin à devoir assumer seuls le débat d’orientation, vu l’incapacité des bolcheviques de base à pouvoir le suivre. En d’autres termes, et cela est important pour nous aussi, vu les courants de démobilisation qui ont parcouru la Ligue jusqu’au VIIe Congrès, la bureaucratisation du parti et celle de l’État se sont faites au travers des différenciations des niveaux politiques entre celui des membres de l’ancien parti clandestin d’une part, et celui de la multitude des nouveaux militants recrutés après la révolution pour assurer la présence du parti partout où devait s’opérer son contrôle.

Je tiens donc à exprimer ici mon désaccord total avec l’objectivisme geignard qui, de la défaite de la révolution allemande en 1923 à l’actuel « vote utile », nous fait expliquer tous nos problèmes par des facteurs externes. Si nous prétendons faire l’histoire et préparer la révolution socialiste mondiale, il serait temps d’acquérir la capacité de nous autocritiquer autrement qu’en disant que, il y a tant d’années, nous avons fait telle erreur qui est la cause de nos échecs actuels. Si nous entamons un débat, que ce soit sur l’URSS ou d’autres questions, dans lequel nous pouvons être amenés à reconnaître certaines de nos erreurs passées, c’est pour affiner notre stratégie ou notre tactique, pas pour nous repentir, en disant que si nous avions fait ceci ou cela nous serions plus nombreux et peut-être même que nous aurions fait la révolution. Ce qui est fait est fait, nous avons commis de graves erreurs dans la manière dont nous prétendons préparer la révolution politique. En particulier, nous avons manqué le coche de l’indépendance ukrainienne au moment où cela nous aurait permis de sérieuses avancées.

La dégénérescence de l’État soviétique a pu, en partie à cause de nos erreurs, s’approfondir après la Seconde Guerre mondiale. En tant que marxistes, nous devons tirer les conclusions positives de ce facteur négatif pour explorer les voies d’un nouveau type d’intervention envers des courants qui, comme les maoïstes, n’ont pas la même appréciation que nous de l’Union soviétique.

De l’État ouvrier bureaucratiquement dégénéré au capitalisme d’État

Avant 1940, c’est-à-dire du vivant de Trotski, la polémique sur la nature de l’URSS, vu les circonstances, ne pouvait que déchaîner à terme des forces centrifuges dans les organisations qui gravitaient autour du Mouvement pour la IVe Internationale. Depuis, beaucoup de choses se sont passées, notamment après la guerre. La formation des « démocraties populaires », l’attitude de Staline vis-à-vis de Tito, puis de l’URSS vis-à-vis de la Chine posent en effet la question de ce que peut être un État ouvrier qui adopte, vis-à-vis de ces voisins également « socialistes », un mode d’intervention de type impérialiste.

La dégénérescence bureaucratique de l’État ouvrier ne peut donc pas être considérée comme figée au stade qu’était le sien quand Trotski écrivit la Révolution trahie et publia la Défense du marxisme. S’il s’agit d’un processus, rien ne s’oppose à ce qu’il continue. La déstalinisation de Khrouchtchev, puis la reprise en main de l’appareil par Brejnev ont permis la consolidation et l’autonomisation politique de la bureaucratie, dont les purges staliniennes avaient permis l’émergence mais qu’elles avaient gravement ravagée au point qu’elle n’était pas encore stabilisée après la Seconde Guerre mondiale. En ce sens, si la bureaucratie a pu se consolider en tant que caste au cours d’un processus s’étalant sur plusieurs décennies, elle peut être passée du statut de caste parasitaire à celui de nouvelle classe exploiteuse sans que cela mette en question la caractérisation de l’URSS comme « État ouvrier bureaucratiquement dégénéré ».

La stratégie du non-alignement

En fonction de ce qui précède, notre stratégie, sans nous faire abandonner le mot d’ordre de « Défense de l’URSS » doit être axée sur une intervention anti-impérialiste prioritaire en direction des pays du tiers-monde et les tâches de solidarité qui en découlent dans les États capitalistes industrialisés. En effet, nous ne pouvons pas donner aujourd’hui au mot d’ordre « Défense de l’URSS » le même contenu qu’il avait dans les années trente. La défense de l’URSS n’est plus de nos jours l’ultime rempart des militants révolutionnaires en cas d’agression occidentale.

D’une part, l’URSS est dotée d’un armement nucléaire qui, bien qu’inférieur à celui des États-Unis, rend improbable l’acceptation par la Maison-Blanche des risques que comporterait une agression militaire directe. D’autre part, elle n’est plus le seul État révolutionnaire, c’est-à-dire issu d’une révolution, mais seulement un « grand frère », d’ailleurs passablement décati.

L’aile qui marche de la révolution mondiale étant constituée de nos jours par les peuples du tiers-monde, les tâches préparatoires à la révolution politique sont facilitées en ce que : en premier lieu, l’existence d’une troisième force non alignée lave les communistes critiques de toute accusation les présentant comme des « agents impérialistes » et, en second lieu, l’avancée de cette troisième force peut permettre à moyen terme l’infléchissement d’un rapport de forces qui, jusqu’alors, faisait dire : « Il faut choisir son camp », expression par laquelle les nostalgiques de la Guerre froide exprimaient leur conviction, d’ailleurs fondée à l’époque, de ce que tout ce qui n’était pas à l’Ouest était à l’Est et réciproquement.

Nous qui reconnaissons l’existence de trois secteurs dans la révolution mondiale, nous devons aujourd’hui comprendre que les chances de la révolution politique n’ont jamais été aussi réelles, que maintenant elle peut trouver un appui logistique ailleurs que dans les milieux impérialistes. Cela dit, nous devons aussi comprendre que, justement parce qu’elle peut trouver cet appui auprès d’éventuels États ou mouvements révolutionnaires du tiers-monde (la Libye et le FLNE par exemple), elle est aussi très dépendante, et peut-être même plus, que les deux autres secteurs de la situation mondiale.

Bulletin intérieur de la LCR, 25 mai 1986

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