La rentrée 67 sentait la poudre. Les bombardements américains sur le Vietnam s’intensifiaient. En France, les ordonnances gaullistes provoquaient une montée d’agitation sociale. Après la grève emblématique de la Rhodiaceta, celles de Caen et de Redon tournèrent à l’émeute. Nous militions à temps plein sur le campus de Nanterre, où la JCR était bien implantée 1.
Nanterre-la-Folie méritait bien son nom. La presse de l’époque a souvent décrit le no man’s land boueux du campus, coincé entre les bidonvilles photographiés par Élie Kagan pendant la guerre d’Algérie et les barres de HLM encore clairsemées. La baraque qui tenait lieu de gare avait des allures de station délabrée du Far West, perdue aux portes du désert. Une fois sur le campus, on passait la journée entre cafétéria, resto U et résidence, sans beaucoup fréquenter les amphis. Les réunions s’enchaînaient. La plupart du temps, nous faisions cause commune avec la bande des anars animée par Jean-Pierre Duteuil et Daniel Cohn-Bendit. Lorsqu’un commando facho d’Occident débarquait de Paris pour une incursion sauvage sur notre territoire (presque) libéré, Xavier Langlade et Jacques Tarnero organisaient l’autodéfense de ce sanctuaire inexpugnable. Quand, dérogeant aux principes des franchises universitaires, le doyen Grapin autorisa la police à intervenir à l’intérieur des bâtiments, elle subit le même sort que les envahisseurs nazillons et fut promptement boutée hors les murs.
Ces activités aussi variées que débordantes ne laissaient guère de loisir pour l’étude. [Alain] Brossat et moi nous étions inscrits en maîtrise sous la direction d’Henri Lefebvre. Alain s’attaqua bravement à « la notion de changement de terrain » chez Althusser et Foucault. Inspiré par un sixième sens politique, j’ai choisi pour sujet « La notion de crise révolutionnaire chez Lénine ». Lefebvre accepta avec bienveillance de diriger ces « recherches » hétérodoxes. Nous devions suivre parallèlement le séminaire de Paul Ricœur sur Cassirer et les formes symboliques. Nous avions d’autres chats à fouetter que de folâtrer dans ces subtilités herméneutiques, d’autant que Ricœur apparaissait alors comme la butte témoin d’un âge philosophique révolu, condamné aux poubelles de la préhistoire par l’hégémonie structuraliste.
Documents joints
- [Jeunesse communiste révolutionnaire] Notre cercle comptait notamment dans ses rangs Xavier Langlade, Bernard Conein, Jean-François Godchau, Nicole Lapierre, Marc Sandberg, Alain Frappard, Dominique et Florence Prudhomme, Camille Scalabrino, Alain Brossat, Denise Avenas, Martine et moi-même. En cours d’année, se joignirent à nous Aron Barzman (fils d’un scénariste américain victime du maccarthysme), Pierrette Bourgoin (la fille du colonel), Sophie Petersen (future conseillère à l’Élysée sous Mitterrand), Raymond Piscor, Danièle Schulman, Jacques Rzepsky, Manuel Castells (réfugié espagnol, militant d’Action communiste, alors jeune chargé de cours de socio), Évelyne Haas (la compagne de Serge July qui cosigna avec Alain Geismar et lui le mémorable Vers la guerre civile. Brigitte Jacque et Pascal Bonitzer firent des apparitions furtives.
- [Martine Maurance, alors compagne de Daniel Bensaïd.
- [SDS : Union socialiste allemande des étudiants, proche du Parti social-démocrate.
- [Police nationale de l’Allemagne de l’Est.
- « Nous sommes une petite minorité radicale ! »
- Michel Surya, De la domination, Tours, Farrago, 1999, p. 33.