Dans ce mini-dossier de Rouge – où figure un article de Maurice Nadeau que nous reproduisons également –, Daniel Bensaïd parle – pour la première fois, pensons-nous – de sa découverte de Malcolm Lowry. Il reprendra ultérieurement et enrichira l’article qui le clôture1. « Tel Melville, j’éplucherai ma cause comme un oignon jusqu’au plus intime bulbe de la dégradation. » Lukacs, puis Lucien Goldman ont défini le roman comme un genre littéraire critique, dont les rapports problématiques entre individu et société constituent le noyau. Les livres de Malcolm Lowry comme ceux de Doris Lessing sont à la fois parmi les derniers joyaux du genre et l’exploration de ses limites. Les personnages de Lowry présentent une cohérence psychologique digne des grands romans du XIXe siècle. Mais déjà le conflit s’est déplacé et se traduit par une angoisse fondamentale qui hante un siècle dans lequel la « civilisation » (la société bourgeoise) s’est découverte mortelle. Précisément, les personnages ne sont plus seulement des personnages romanesques, mais aussi des héros bibliques déchus : comment vivre sans amour dans un monde sans Dieu… et comment écrire un tel monde ? Tel est bien la question qui mine, au sens propre, l’auteur et ses doubles. Lowry s’inscrit dans l’interrogation morbide, au minuit juste de ce siècle. Il n’est nullement fortuit que les années 1937-1938 soient au cœur du Volcan, celles du nazisme au pouvoir, des procès de Moscou, de la révolution espagnole défaite. La bataille de l’Ebre, qu’ils « sont en train de perdre », revient comme un lancinant reproche qui cristallise la culpabilité de Hugh. La mort du consul revêt un sens de rachat dans la mesure même où elle est le dénouement d’un quiproquo politique : il est pris par les officiers fascistes pour un « espion » communiste travaillant pour l’Espagne, ses références à une campagne antisémite lui valent d’être traité de juif, et sa barbiche le nom maudit de Trotski (au Mexique !)… De même la dernière version du Caustique lunaire se referme sur la vision d’espoir d’un bateau loyaliste espagnol : « Quoi qu’il en fût, alors qu’il se mettait à laver le sang de ses mains, il eut la sensation singulière que c’était là son bateau, celui où il s’embarquerait pour son voyage nocturne sur la mer. » L’impuissance politique est omniprésente à l’arrière-fond de cette quête douloureuse qui vire au mysticisme laïque. D.B.
« Une divine comédie ivre »
À propos d’ Au-dessous du volcan par Maurice Nadeau Malcolm Lowry, pour nous, c’est d’abord Au-dessous du volcan, cette œuvre fascinante et circulaire, descente aux enfers de Geoffrey Firmin, traque insensée, du fond des bouteilles de mezcal, d’on ne sait plus quelle connaissance de soi-même. Maurice Nadeau qui a préfacé Au-dessous du volcan et publié nombre d’autres textes de Lowry, nous parle ici de cette quête, dont l’alcool et l’écriture furent les médiations. Au-dessous du volcan a paru, ici, en 1949, dans la collection « le Chemin de la vie » (aux éditions Corrêa) et au Club français du livre. L’édition courante, d’environ 3 500 exemplaires, n’a été épuisée qu’au bout de dix ans. À partir de 1959, on compte plusieurs rééditions. Malcolm Lowry est tenu aujourd’hui pour un écrivain important et Au-dessous du volcan pour une des œuvres maîtresses du siècle. L’ouvrage avait paru aux États-Unis en 1947, avec un certain succès. C’était la sixième version d’un roman que Malcolm Lowry avait entrepris d’écrire en 1936 lors d’un séjour au Mexique (dont il fut expulsé en 1938). Plusieurs des versions précédentes avaient été refusées par les éditeurs. Cette sixième version avait échappé à l’incendie de la cabane que Lowry s’était construite sur la plage de Dollarton au Canada. Elle fut finalement publiée grâce à l’obstination d’Albert Erskine, directeur littéraire chez Raynal et Hitchckok. Elle le fut au même moment à Londres. On compara le roman de Lowry à celui de Charles Jackson, The Lost Week-End, qui avait paru peu auparavant. Il s’agissait de deux « romans d’alcooliques ». C’est seulement avec le temps qu’on s’aperçut de la différence de ton, de niveau littéraire et qu’apparut le dessein original de Lowry. En France, à la même époque, on est à la recherche d’écrivains anglais et américains dont on a été sevrés durant l’occupation. Max-Pol Fouchet se procure Au-dessous du volcan, est emballé et tente de le publier dans la petite maison d’édition qu’a fondée après la guerre Clarisse Francillon. Il apparaît que la traduction présente de telles difficultés qu’il faudra y consacrer, à supposer qu’on trouve le traducteur idoine, beaucoup de temps et d’argent. Clarisse Francillon cède les droits de publication au Club français du livre, alors en pleine expansion. Le directeur littéraire de ce club, Robert Carlier, a sous la main un jeune traducteur, féru de mathématiques et de romans policiers, Paul Pilotin (qui signera Stephen Spriel). On lui donne un an pour accomplir une tâche immense et difficile qu’il aborde avec enthousiasme. Il se révèle que, même avec l’aide de Clarisse Francillon, il n’y parviendra pas sans la collaboration de l’auteur. Lowry vient à Paris. Dans ce travail à trois, la part de Lowry est précieuse. Il permet aux deux Français d’éviter pièges et chausse-trappes dont est parsemé le texte, il éclaire allusions, parfois érudites, et expressions à double entente, à propos de chaque phrase, de chaque mot, il précise son projet. Du moins quand il veut bien être présent. Il est souvent, en effet, attablé dans quelque bistrot devant une bouteille de « rouge » ou même de rhum (il en boira jusqu’à deux par jour) et si la lucidité est rarement prise en défaut, il faut secouer son indifférence. Clarisse a banni de son domicile tout ce qui ressemble à une boisson spiritueuse, mais s’apercevra un jour avec horreur que son eau de Cologne a disparu. Elle envoie Lowry chez des amis à Vernon. Il s’assagit, mais la collaboration avec lui n’en est pas facilitée. Conscient des tracas qu’il cause à ses traducteurs, Lowry part pour l’Italie, le travail tant bien que mal terminé. Au moment où paraît Au-dessous du volcan, il est reparti pour le Canada, bourré d’amphétamines et de soporifiques, les uns, dans son esprit, devant contrebattre l’influence des autres. Il boit énormément et mange peu. Sa forte constitution lui permet de résister à ce régime. [rouge]D’une ivresse à l’autre[/rouge] La dipsomanie de Malcolm Lowry cache évidemment un mal profond. Mal de vivre et mal d’écrire dont il est conscient et qu’il exprime, avec son poids de souffrances, dans son chef-d’œuvre. L’alcool est une drogue, dont on voit bien qu’elle lui ouvre certains chemins de la connaissance : sur le plan de l’hallucination concrète, sur celui du sentiment « océanique » de la vie, mais qui le prive en même temps de ses moyens d’écrivain et le mène à une déchéance physique qu’il tente de ralentir par de nombreuses cures de désintoxication (Lunar Caustic est le récit, à sa façon, de l’une d’elles, la première). Dans la dernière, à Londres, peu avant son suicide, en 1957, il n’est pas loin de la confusion mentale, mais, chose extraordinaire, il décrit cet état avec l’humour qui le caractérise (alors qu’il peut à peine tracer ses mots). Il faut dire qu’il a vécu une existence semée de catastrophes, sentimentales et matérielles (l’incendie de sa cabane, la perte ou le vol de ses manuscrits, l’incompréhension de ceux qui régentent le royaume des lettres, etc.) et ajouter, afin de casser les reins à la légende, qu’il s’est toujours gardé d’écrire en état d’ivresse. Il vise en effet à une autre ivresse : celle de l’écriture et c’est quand il ne parvient pas à l’obtenir, quand il se sent sans pouvoir devant sa page ou que les obstacles se révèlent infranchissables, qu’il a recours à l’autre, forme dégradée de la première. C’est un travailleur acharné et infatigable, à la recherche de la perfection, solitaire et obstiné, constamment insatisfait. Il lui a fallu onze ans pour écrire Au-dessous du volcan, vingt-deux avant de publier Lunar Caustic. Seules, les nouvelles d’Écoute notre voix, ô Seigneur ou d’En route pour l’île de Gabriola montrent qu’il est parvenu, de temps à autre, à un certain apaisement. La plage, la mer et la forêt canadiennes, quand il se sent en harmonie avec elles, agissent comme un baume. De la plage de Dollarton, où il vit en squatter, les promoteurs le chasseront. Il n’aura plus que deux ans et demi à vivre après son retour au pays natal, l’Angleterre. Tragique fin de vie pour le fils du négociant en coton de Liverpool, le brillant sujet de Cambridge, le matelot de dix ans en route vers la Chine, le joueur d’ukulélé membre d’un orchestre de jazz, l’admirateur de Melville et le disciple de Conrad Aiken : entre une bouteille de whisky qui se brise sur le sol et la dose libératrice de barbituriques. Au-dessous du volcan a fait le tour du monde. Lowry est célébré à l’égal des plus grands. Incapable d’écrire désormais la moindre ligne, il a décidé de boucler la boucle. [rouge]Cercles…[/rouge] Cette boucle qu’on décèle dans Au-dessous du volcan et par laquelle le roman commence par où il s’achève, après que le corps de Geoffrey Firmin, le consul, a été jeté par les fascistes mexicains dans la « barranca », suivi par la charogne d’un chien. Boucle, ou plutôt première et dernière spirale d’une histoire sans fin, en constant déroulement, ouverte à la fois sur la souffrance des hommes et l’absolu de la connaissance. Les mots ont fixé ce tourbillon. Sous leur carapace, un noyau de feu, tout comme pour le Popocateptl, qui domine le lieu de l’action : Caunahuac. Un amour impossible et un monde rempli de « signes » qui l’intègrent dans la ronde des astres et des planètes. Assumer ce monde, assumer l’humanité tout entière, chercher le sens d’une réalité chaotique qui court allégrement vers le gouffre (la Seconde Guerre mondiale est proche, vaincre le destin, au moins idéalement, telle est la tâche que s’est fixée Lowry). Il l’accomplit en savant d’un certain genre (féru d’ésotérisme et lecteurs de la Kaabble), en écrivain et en artiste, en homme qui se bat contre lui-même et contre un monde qui l’a « marginalisé », l’enfermant dans son « vice ». Ce tourbillon qui nous fascine, c’est ce « plus que la vie » que l’écriture façonne à partir de la vie. La rédemption que Malcolm Lowry pensait atteindre par l’écriture, il ne l’a pas connue et, à la fin, il ne pouvait plus y croire. Reste, comme pour Melville, son dieu, comme pour Rimbaud, comme pour tant d’autres qui ont tenté de faire de l’écriture la voie du salut et de la connaissance, l’exemple du combat, admirable et désespéré. M.N.Malcolm Lowry, le voyage qui ne finit jamais
Outre Au-dessous du volcan, ont paru, en français, de Malcolm Lowry : Écoute notre voix, ô Seigneur, Lunar Caustic, Ultramarine, Choix de lettres, Sombre comme la tombe où repose mon ami, En route vers l’île de Gabriola, tous publiés par Les Lettres nouvelles. Au-dessous du volcan et Ultramarine se trouvent dans des collections de poche. Les Lettres nouvelles viennent de rééditer récemment Lunar Caustic. Deux numéros spéciaux des Lettres nouvelles ont été consacrés à Malcolm Lowry, en 1964 et en 1978. Méconnu, le roman posthume de Lowry constitue pourtant l’envers nécessaire du Volcan. Comme Geoffrey Firmin, Ethan est hanté par une faute réelle ou imaginaire, à la fois coupable et innocent : Geoffrey par le massacre des officiers allemands dans les chaudières du Samaritain, Ethan par le suicide de son ami Cordwainer. Pour lui, « la souffrance comptait moins à présent qu’un sentiment à la lettre de damnation, le sentiment tangible-intangible d’un châtiment ». De là, une infernale spirale de culpabilité, d’angoisse, et de suicide. Pêcheurs, Ethan et Geoffrey sont tous deux poursuivis par le feu et la foudre. Le premier meurt dans une explosion d’apocalypse, tombant « au travers du flamboiement de dix millions de corps en feu ». Le second retrouve en cendres le foyer ancestral. D’après le récit biblique, c’est dans le feu et la foudre du mont Sinaï que la religion d’Israël est fondée à la fois comme profession de foi et comme législation (code mosaïque) : « Car l’Éternel ton Dieu est un feu dévorant. » Dans les dernières pages du Volcan, Geoffrey, familier de la kabbale, a un dernier rendez-vous avec le personnage de Moïse. Ethan, comme Moïse est juriste, et lui-même attiré par les forces obscures de la kabbale qui sont comme la négation du code mosaïque : relevant explicitement l’étrange correspondance de la kabbale et les procédés de la psychanalyse, il ne pouvait « mieux résumer leur vie sur le littoral qu’en le nommant sa cabbale ». La judéité constitue le point cardinal de leur innocence et de leur culpabilité indémêlables. Entrant dans la salle où l’on projette le Juif errant, Ethan frôle la panique : « Et si quelqu’un dans la salle s’imaginait qu’il était le vrai Juif errant ? Ou par une déduction plus retorse, imaginait qu’Ethan se prenait pour le Juif errant ? Et si le Juif errant était lui aussi un espion communiste entré là afin de se voir projeter sur l’écran. » Entre le paradis perdu et la terre promise, Geoffrey et Ethan perdent pied sur « le solitaire sentier du rachat labyrinthique », voués tous deux perpétuellement, comme les squatters de la suspecte communauté d’Eridanus, à l’expulsion et à l’exil : Ethan déclare sa solidarité avec « tous les sans-logis, les expulsés de partout… » Mais la terre promise se révèle être un étrange mirage, inaccessible, hors de l’unité retrouvée de l’être lui-même. Au-dessous du volcan et En route vers l’île Gabriola sont tous deux traversés de cette terrible fracture qui sépare l’homme de la femme, à l’image du rocher fendu, de la Despedida, voué à l’érosion. On retrouve dans Gabriola cette ségrégation, y compris dans les auberges canadiennes avec leurs salles réservées aux hommes. Que Jacqueline sorte un instant du bar, et Ethan est aussitôt saisi d’une insurmontable solitude : « À cause de cette brève absence, s’enracinait en lui pour la première fois la pleine conscience d’avoir été seul toute sa vie. » « On ne peut vivre sans amour », est-il gravé au fronton de la maison du cinéaste Laruelle. Dans le Zohar, maître livre de la kabbale qui passionne Geoffrey et attire Ethan, mâle et femelle sont les deux pôles d’une unité essentielle ; le thème de la bisexualité est central : « C’est précisément pour que l’homme ressemblât à Dieu qu’il fut créé mâle et femelle à la fois et ne fut séparé qu’ultérieurement. » La sexualité s’instaure comme une périlleuse division dont témoigne l’impossible rapport physique entre Yvonne et le consul. « Leur véritable terrain d’entente était le magnifique, le périlleux, l’à peine grégaire amour romantique », écrit Lowry à propos d’Ethan et Jacqueline. Ses deux livres sont aussi deux extraordinaires poèmes d’amour, à l’image de lettres jamais envoyées de Geoffrey à Yvonne, dont les dernières lignes constituent un pathétique appel au miracle : « Je meurs sans toi. Pour l’amour du Christ, Yvonne, reviens-moi, entends-moi, c’est un cri, reviens-moi, Yvonne, ne serait-ce que pour un jour. » D.B. Rouge n° 667, 8 juin 1978Documents joints
- Cf. sur ce site « Tu seras errant et vagabond sur la terre », http://danielbensaid.org/Tu-seras-errant-et-vagabond-sur-la