Jean-Paul Monferran : Ces derniers jours, il a été beaucoup question de premier « bilan », en termes d’emplois, de l’application de la loi sur la réduction du temps de travail Quel est votre jugement sur ce sujet ?
Daniel Bensaïd : Les effets sur l’emploi de la première loi sur les 35 heures sont, pour l’instant, très modestes. Dans le livre que j’ai consacré à la première année de pouvoir de Lionel Jospin1, j’avais déjà émis de fortes critiques à l’égard des concessions faites à la pression patronale, notamment sur la question des heures supplémentaires et sur le caractère non contraignant de la loi, au moins dans sa première étape. Même avec une accélération dans les deux ans à venir, l’ambition affichée au départ d’une création de 400 000 emplois m’apparaît, malheureusement, inaccessible. Il y a deux façons d’interpréter cette réalité : soit – c’est l’argument patronal – on estime qu’il s’agissait d’une mesure dont le seul intérêt résidait dans la réorganisation du travail dans l’entreprise, avec très peu d’effets incitatifs sur l’emploi ; soit, au contraire – c’est mon cas –, on pense que les lacunes et les limites de la loi l’ont substantiellement vidée de son potentiel de création d’emplois.
Jean-Paul Monferran : Ne pensez-vous pas qu’à la faveur d’accords comme celui en passe d’être signé à EDF-GDF une dynamique nouvelle puisse s’enclencher ?
Daniel Bensaïd : En fait, je crains l’échec, d’autant plus que nous avons traversé une période sans doute plus propice à la création d’emplois que celle qui s’ouvre aujourd’hui.
Je m’en réjouis d’autant moins qu’au-delà du dommage pour les travailleurs – qu’ils aient ou non un emploi – l’effet symbolique de cet échec risque de tuer l’idée même d’une possible réduction du temps de travail allant au-delà d’un simple rattrapage des gains de productivité antérieurs. Sans faire de la diminution du temps de travail une panacée – une politique d’emploi demande bien sûr d’autres mesures, notamment en matière de formation, d’éducation, de politique fiscale, etc. –, le thème du partage du travail sans perte de revenus était, et demeure, une pièce fondamentale dans une action de reconquête de l’emploi.
Jean-Paul Monferran : Les problèmes que vous évoquez font, tout de même, débat. Et pas seulement parmi les forces politiques de gauche, mais aussi dans le mouvement syndical et associatif…
Daniel Bensaïd : Qu’il s’agisse de la « fin du travail » ou du contenu de la flexibilité, le débat va en effet rebondir, et d’abord en raison de l’incrustation des phénomènes de sous-emploi et de non-emploi dans la société. Mais, pour être fécond, ce débat suppose d’être relayé et de vivre dans une mobilisation. Or, force est de constater qu’il n’y a pas eu de débat sur la loi. Au-delà de la volonté réelle des organisations syndicales, le problème de fond était que la loi, en l’état, n’a pas soulevé un enthousiasme déferlant de la part des salariés, mais a plutôt favorisé l’émergence de craintes en matière d’intensification ou de flexibilité accrues, voire, dans certains cas, de baisse des salaires. Je compte bien être de ceux qui, à titre individuel ou collectif, vont essayer de relancer la mobilisation à l’occasion de la deuxième manche qui va se jouer. Mais, d’ores et déjà, la façon dont s’est déroulée la première constitue un handicap.
Jean-Paul Monferran : Vous avez parlé de la « fin du travail ». Pensez-vous que ce thème soit aussi prégnant qu’il y a seulement quelques mois ou quelques années ?
Daniel Bensaïd : Il me semble utile, en tout cas, de faire un sort à cette idée de « la fin du travail », dont on comprend qu’elle prenne racine jusque dans les mouvements de chômeurs.
Quand des gens n’ont pas d’emploi depuis cinq ou six ans et qu’ils voient les charrettes de licenciements en cours à l’occasion des fusions entre groupes géants, il n’est pas étonnant que certains d’entre eux commencent, malheureusement, à « théoriser » leur situation, même s’il s’agit aussi d’exprimer une révolte face au travail tel qu’il est.
Je pense qu’il faut aller à contre-courant de cette représentation : si l’on considère le travail dans sa dimension anthropologique la plus générale, comme un échange, une transformation de la nature, une conversion d’énergie et, à moins d’imaginer que les besoins seraient fixés une fois pour toutes, il n’y a pas de raison de parler de la « fin du travail ». Paradoxalement, on voit d’ailleurs, d’un côté, des plans de suppressions d’emplois et, d’un autre côté, des luttes d’instituteurs, de cheminots ou d’infirmières pour des hausses d’effectifs…
Jean-Paul Monferran : Quels types de solutions préconisez-vous ?
Daniel Bensaïd : Ce qui est en crise, en réalité, c’est la mesure marchande du travail par un temps de travail abstrait. Plus le travail est socialisé, plus il comporte de part de travail intellectuel et de savoirs accumulés et plus le fait de le ramener à une mesure immédiate marchande devient irrationnel. On ne peut pas expliquer autrement que les gains de productivité considérables des soixante dernières années, au lieu de se transformer en temps libre, en temps créatif, en temps disponible pour une vie civique et citoyenne, se soient traduits par la marginalisation de près de sept millions de personnes avec tous les dégâts sociaux que nous connaissons.
Quand on pose le débat en ces termes, il est possible de mettre en discussion des solutions ambitieuses. Par exemple, on peut très bien envisager, non pas la fin du travail, mais la fin d’une forme de travail à vie de planification stable, et donc des discontinuités et des intermittences dans le travail. Ce qui poserait le problème, à rebours de ce qui se fait aujourd’hui, d’une socialisation accrue du revenu et de la distribution de la richesse. Autrement dit, il s’agirait de promouvoir un système amélioré de protection sociale, au lieu de son démantèlement annoncé.
Jean-Paul Monferran : Que dites-vous, précisément, à ceux qui sont aujourd’hui exclus du travail ?
Daniel Bensaïd : Il s’agit, à mon sens, de relancer l’action sur la réduction du temps de travail, mais celle-ci doit s’inscrire dans une réorientation de la politique gouvernementale en matière fiscale, de services publics et de protection sociale.
De plus, pour être mobilisateur, le thème de la réduction du temps de travail ne doit pas se limiter à faire bouger le curseur du partage entre « temps libre » et « temps contraint », mais se doit de poser la question du contenu et de la forme même du travail. Il me semble illusoire de penser qu’il y aurait une forme de travail presque nécessairement servile et que la vie serait « ailleurs ».
Je ne pense pas qu’il y ait de « vie ailleurs », ni de loisirs créatifs à partir d’un travail aliéné, même si sa durée est réduite d’une ou deux heures par jour. Ce qui se passe dans le travail détermine l’ensemble de la relation sociale, et ce que l’on fait hors travail est forcément tributaire de ce qui se passe dans l’espace du travail.
Jean-Paul Monferran : À propos des discontinuités et des intermittences que vous évoquez : comment les combiner et garantir en même temps des sécurités accrues pour les individus ?
Daniel Bensaïd : Ce qui est sûr, c’est que le découpage d’une vie humaine entre un temps d’éducation et d’apprentissage, puis une vie dite active et un temps de retraite, qui est à la fois une garantie méritée et, pour certains, une sorte de mise au rebut, devient absurde, à partir du moment où l’évolution des connaissances, des techniques et des qualifications s’accélère.
D’où le besoin qui s’affirme d’un va-et-vient permanent entre formation et travail, mais qui se heurte aujourd’hui à la rigidité disciplinante du travail contraint et du despotisme à l’entreprise. Il s’agit donc d’une piste à explorer, dont la viabilité me semble fonction d’un renforcement du service public éducatif et non de sa privatisation rampante ou honteuse. Celle-ci ne peut être que synonyme d’adaptation aux besoins immédiats de la demande de qualification des employeurs, alors que toute idée sérieuse de formation continue doit, au contraire, anticiper sur des mouvements qui ne sont pas arbitrables par les besoins immédiats du marché.
De même, l’idée de sécurité est, si j’ose dire, la part de vérité du revenu universel. À savoir que le revenu ne peut plus être lié en permanence à une activité de travail effective, mais doit prendre en compte les temps de défatigue, de recyclage, de requalification… Toute la question est donc de savoir comment garantir ce revenu : ou bien on se donnera les moyens de nouveaux financements liés à un système de protection sociale élargi et étendu aux revenus ; ou bien il pourrait s’agir d’une sorte de prime de survie, devenant une machine de guerre contre les minima sociaux et contre le smic…
L’Humanité, 19 janvier 1999