Depuis la dislocation de l’Union soviétique, le monde n’est devenu ni meilleur, ni plus juste, ni moins violent : le malaise dans la mondialisation se propage à la vitesse des flux financiers. Marx fut le premier à percer le secret de la grande pyramide moderne, celle du Capital, et à déchiffrer ses hiéroglyphes. Son spectre reprend des couleurs au fur et à mesure que pâlit l’image du libéralisme triomphant.
Lorsque les manifestants de Seattle ou de Gênes crient que « le monde n’est pas une marchandise », ils rêvent de changer ce monde. Il y a urgence, car la fuite en avant dans la mondialisation marchande conduit à une crise majeure de civilisation. La logique à courte vue des marchés ne permet ni de réguler le rapport de la société à ses conditions naturelles de reproduction de l’espèce, ni de réaliser la justice sociale. Chaque rationalisation partielle se paie d’une irrationalité globale croissante. Les prouesses techniques et les gains de productivité génèrent toujours plus d’exclusion et d’inégalité.
Sous la mondialisation victorienne, Marx fut témoin de l’avènement de « l’industrie du massacre » : conquêtes coloniales, guerre de Sécession, guerre franco-allemande. Les attentats du 11-Septembre s’inscrivent ainsi dans une escalade à la barbarie, où le terrorisme artisanal au cutter apparaît comme le reflet inversé de la terreur atomique d’État. Dans les deux cas, les êtres humains sont réduits à la fonction instrumentale de dommages collatéraux. À vouloir refouler la lutte des classes et la libération des femmes, on n’élimine pas la violence. On déchaîne au contraire les guerres saintes et les croisades profanes, les guerres de chapelles et de clochers. La seule alternative à cette course au désastre réside dans le mouvement d’émancipation, d’universalisation et de sécularisation, qui oppose l’internationalisme solidaire des opprimé(e)s au calcul égoïste des maîtres du monde.
Les pyramides mêmes ne sont pas éternelles. Dans le Manifeste communiste, Marx saisit dès 1848 l’esprit d’une époque : « Tout ce qui était stable et solide part en fumée ». Il en concluait que « les hommes sont enfin forcés d’envisager leurs conditions d’existence avec des yeux désabusés », des yeux déniaisés et désillusionnés. Comment, devant les fumerolles flottant sur les ruines du World Trade Center, ne pas songer à ces paroles prémonitoires ?
Libération, 2001
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