42. Socialismes
« La critique de la propriété est donc bien à la naissance et au cœur de toutes les variantes de socialisme qui surgissent au XIXe siècle de la résistance au capitalisme triomphant. Il n’est donc pas étonnant que Marx, conduit à s’y intéresser pour la première fois à propos de la législation rhénane sur le vol de bois, ait salué dans La Sainte Famille l’essai de Proudhon comme “un grand progrès scientifique”, d’une importance comparable à ses yeux pour la politique moderne au fameux pamphlet de Siéyès sur le tiers état », p. 48.
46. Transformation de la notion de propriété
« Au fur et à mesure que s’étendent les rapports marchands, que s’affirme la pénétration du capital dans la sphère de la production, que se confirme la séparation du travailleur de ses moyens de production, le sens même de la notion de propriété se transforme. Pour le libéralisme juvénile, elle signifiait le fondement de l’autonomie individuelle et le passage de l’assujettissement féodal à la citoyenneté moderne. Pour le capitalisme parvenant à maturité, elle signifie le droit d’appropriation privative des moyens de production et la dépossession du travailleur, non seulement de sa terre ou de ses outils de travail, mais de sa propre personne qu’il est désormais contraint de vendre sur le marché », p. 45.
10. Définition de la propriété du bois
« Pour aborder “la question terre à terre” de “la parcellisation de la propriété foncière”, Marx reconnaît d’emblée ne pas disposer de la proposition de loi, mais seulement des “ébauches d’amendements” de la Diète et d’un compte rendu lacunaire de ses délibérations. L’enjeu du débat est bien la définition de la propriété. Le projet de loi envisage de qualifier comme vol aussi bien l’arrachage de branches sur “l’arbre vert” que le ramassage de ramilles mortes. Il s’agirait dans les deux cas, “d’appropriation de bois étranger”, par conséquent d’un délit qualifiable comme “vol”… » p. 16-17.
19. Exploitation
Dans la société capitaliste, la question de la propriété n’est pas dissociable de l’appropriation privée du surtravail d’autrui, autrement dit de la question de l’exploitation. La société n’est pas réductible à un agrégat d’individus ou de “travailleurs immédiats 1”. Elle est un rapport entre classes sociales antagonistes», p. 54.
21. « Impropriétaires » et « caractère insocial »
« Dans Philosophie de la misère, Proudhon reprend les thèmes abordés dans Qu’est-ce que la propriété ? Il s’efforce de les intégrer à une vision élargie de l’économie politique. C’est, écrit-il, “le plus grand problème que peut poser la raison”. Car la propriété est “essentiellement contradictoire”. Elle associe le droit d’occupation et le droit à l’exclusion, le prix ou la récompense du travail et sa négation pour ceux que l’on appelle encore les impropriétaires, la prétention à la justice et la légalisation du vol. […] Poussée à ses ultimes conséquences, la propriété manifeste ainsi pleinement son caractère “insocial” et révèle que, dans son expression la plus simple, elle n’est jamais que “le droit de la force” », p. 51-52.
29. Marx et « Le Manifeste »
« Sur les dix points programmatiques qui concluent le premier chapitre du Manifeste, sept concernent ainsi très directement les formes de propriété. Elles impliquent un primat de “l’économie morale” sur la concurrence de tous contre tous, de la solidarité sur le calcul égoïste, du droit coutumier des pauvres sur le privilège des possédants, de l’intérêt public sur la convoitise privée. Il ne s’agit pas pour autant d’abolir toute forme de propriété, mais bien, “la propriété privée d’aujourd’hui, la propriété bourgeoise”, autrement dit “le mode d’appropriation” fondé sur l’exploitation du travail d’autrui », p. 77.
32. Possession et propriété
« Marx semble souvent reprendre à son compte la distinction entre possession et propriété. C’est à partir d’elle que Paul Sereni propose, dans un livre remarquable de rigueur, d’élucider l’énigme de la distinction entre propriété privée et propriété individuelle contenue dans le livre I du Capital. […] Or, la propriété privée qu’il est question d’abolir, est seulement la propriété “privative et exclusive”, telle que l’a définie Destut de Tracy, celle “qui donne pouvoir sur le travail d’autrui” », p. 49-50.
35. Propriété hybride, indécise, incertaine
• La distinction moderne entre privé et public, et son application au droit de propriété, est bien l’enjeu qui se profile derrière le débat de la Diète sur le vol de bois […]. Cette période de transition2 représente donc un moment décisif dans la redéfinition des rapports de propriété […]. Avec la suppression de l’enchevêtrement de droits personnels et collectifs s’exerçant sur un même bien, se manifeste une opposition entre deux positions antagoniques de la propriété, qui allait se résoudre à l’avantage de l’emprise absolue du propriétaire privé […]. La suppression brutale des “formations hybrides et incertaines de la propriété 3” implique la suppression simultanée des obligations envers les pauvres de cette “propriété indécise” et des privilèges publics […]. Autrement dit, le droit nouveau prétend abolir le droit imprescriptible des pauvres au bien commun offert par la nature », p. 21-22.
• « L’indétermination d’un certain type de propriété, hybride ou indécise, à cheval entre propriété privée et propriété communale, correspondait aux formes féodales de socialisation de la terre. Les droits d’usage des communs concernaient principalement l’élevage (droit de passage, de pâturage, de glanage), et l’exploitation des forêts (ramassage de bois mort). À partir du XVIIe siècle, les nouveaux nobles s’employèrent à rogner ces droits populaires », p. 24.
• « À travers les coutumes, “la classe pauvre” savait saisir “avec un instinct sûr la propriété par son côté indécis” pour satisfaire ses besoins naturels […]. Entre deux droits coutumiers contraires, c’est aussi la force qui tranche. Aussi peut-on suivre, dans l’histoire sociale, le fil rouge qui relie l’ancien droit coutumier, ou “l’économie morale” des pauvres, aux droits à la vie, à l’existence, à l’emploi, au revenu, au logement, opposables au droit de la propriété privée », p. 33-34.
36. Propriété individuelle et appropriation sociale
« L’opposition de la propriété individuelle à la propriété privée est reprise dans La Guerre civile en France. Marx y souligne que la Commune de Paris “veut faire de la propriété individuelle une réalité”, et “rétablir” ainsi une forme d’appropriation qui soit une propriété personnelle et authentique. Quel sens, demande Sereni4, donner à ce rétablissement posé comme la négation de la négation ? Il en déduit que l’individualisation chez Marx ne se confond pas avec la privatisation. Permettant de concilier l’émancipation de chacun avec celle de tous, le rétablissement de “la propriété individuelle” devient ainsi compatible avec l’appropriation sociale. Mais ce n’est pas, insiste Marx, un simple retour à une communauté originaire ou à un quelconque paradis perdu. Le “rétablissement” en question est fondé au contraire sur les “acquêts” ou les conquêtes de l’ère capitaliste. Ce dont il s’agit, c’est donc l’émergence d’une collectivité et d’une individualité nouvelles », p. 79.
37. Propriété individuelle et propriété privée
« Marx rappelle que, chez les Germains, l’ager publicus est un simple complément de la propriété individuelle. Chaque propriétaire individuel a alors sa part du pâturage, du terrain de chasse, du bois communs. Il en résulte une distinction historique entre propriété individuelle et propriété privée, et la mise en évidence d’un type de propriété qui ne rattache pas le produit, retranché de l’ensemble, de l’association et de la communauté, à un être unique5» p. 78.
39. Propriété par chacun de sa propre personne
« Lors de la révolution anglaise de 1649, les Niveleurs 6 considèrent la propriété par chacun de sa propre personne comme le fondement des constitutions, et non l’inverse […]. Être libre, c’est être propriétaire de soi-même, et, par extension, des moyens et des produits de son travail », p. 34.
- Proudhon.
- Il s’agit de la société capitaliste en formation.
- Marx, articles cités.
- Paul Sereni, Marx, la personne et la chose, Paris, L’Harmattan, 2007.
- Paul Sereni, ibid.
- Niveleurs (Levellers) : le mot est apparu lors de révoltes agraires en 1607. Il désigne ensuite l’aile radicale égalitaire de la révolution anglaise de 1647-1653. Les Niveleurs trouvaient leurs principaux soutiens chez les artisans, boutiquiers, simples soldats, travailleurs indépendants. Au XIXe siècle, le mot a servi à stigmatiser les « communistes, les rouges, les partageux ».