Sous le titre « La République n’est pas coupable », Jean-Pierre Chevènement intervient dans la controverse sur le rapport entre l’État français et le régime de Vichy, relancée par le fleurissement présidentiel (« geste malencontreux », selon l’auteur) de la tombe du maréchal Pétain à l’île d’Yeu : « Faut-il réhabiliter juridiquement Vichy pour mieux condamner politiquement et moralement la France ? » L’ex-ministre de la Défense vole ainsi à la rescousse des propos télévisés du président de la République le 14 juillet dernier, au nom d’une conception partagée de la raison d’État. Admettre la continuité de l’État français, malgré la discontinuité entre la République et Vichy, reviendrait à « répudier la Résistance », à refaire des résistants des « terroristes » et des collabos de la LVF, des « anciens combattants ». En dépit de ses limites, l’ordonnance du 9 août 1944 rend hommage à la légitimité. Tant mieux. Mais, avec ou sans elle, dans la défaite comme dans la victoire, les résistants seraient restés des résistants et les collabos des collabos du point de vue de la morale politique, qui prime le juridique.
Faire de Vichy « un moment de l’histoire de France » serait donc une autre manière d’accepter en le retournant le vieux slogan selon lequel « Pétain, c’est la France ». Pétain n’est sans doute pas la France. Pas plus que la République n’est la France. Mais Pétain, c’est aussi la France et la France, c’est aussi Pétain. Cet aussi pluraliste invite à un travail de mémoire prenant en compte l’actualité toujours possible d’un passé refoulé. Il exclut la responsabilité collective aussi bien que l’idée confortable selon laquelle la collaboration se réduirait à l’égarement de « fonctionnaires et de magistrats sans honneur ».
Conjurer le retour de la catastrophe
L’épisode vichyste ne serait qu’une fâcheuse parenthèse effacée à jamais de la légende dorée républicaine. Certes, le maréchal fut investi par la majorité parlementaire après exclusion des élus communistes. Mais « le peuple ne peut être dessaisi [de sa souveraineté] par aucune Assemblée ». De quoi s’agit-il concrètement ? De la permanence de l’État français, de la société, de sa culture, par-delà le changement des régimes.
Pour J.-P. Chevènement, « la promulgation dès octobre 1940 du statut des juifs montra clairement à ceux qui pouvaient encore en douter que Vichy non seulement n’avait rien à voir avec la République, mais prenait le contre-pied de ses principes les plus sacrés. De ses principes proclamés ? Mais ces principes n’avaient-ils pas été violés pratiquement sous la République elle-même ? Bien sûr, la législation de Vichy constitue une rupture qu’il importe de souligner. Il importe tout autant d’insister sur les continuités qui ont permis, par-delà cette rupture, la permanence fondamentale du personnel et des grands corps de l’État. Bien plus que la « mauvaise préparation militaire de la France à la guerre », les penchants traditionnels de la droite xénophobe, la non-intervention en Espagne et les lâchetés des gouvernements de Front populaire avaient frayé la voie du pire. De R. Paxton à H. Rousso, la continuité du personnel politique, juridique, administratif, entre la IIIe République et le régime de Vichy, a été largement établie.
Les ordonnances de 1944 nient juridiquement et symboliquement ces continuités. Elles ne peuvent les abolir politiquement et historiquement. En intronisant le maréchal, les députés auraient trahi leurs mandants ? Mais comment se manifeste cette souveraineté populaire inaliénable ? Face à la forfaiture parlementaire de juillet 1940, il ne s’agit plus de légalité parlementaire ni plébiscitaire. À la manière du droit d’insurrection contre l’oppression énoncé par la Constitution de l’an II, le droit de résistance se ressource dans la force. La légalité se redéfinit dans la lutte.
À refuser de les penser ensemble, continuités et discontinuités de l’État français, l’argument juridique dans l’argutie idéologique de la continuité de l’État, nous ne sommes certainement pas coupables. Nous en sommes cependant comptables et responsables.
« La République n’est pas coupable » ? À fausse question, fausse réponse. Pour
J.-P. Chevènement, la polémique autour de Vichy relèverait d’un complot visant à « dissoudre l’exceptionnalité française » dans les eaux cosmopolites d’une Europe fédérale ou encore à réduire la grandeur française au pauvre 1 % de la part hexagonale dans la population mondiale. S’il serait inadmissible de « confondre la France avec la collaboration », il n’en demeure pas moins qu’il y eut une France collabo, avec des dénonciations, une milice, des déportations bien de chez nous. Pour conjurer le retour de la catastrophe, mieux vaut regarder ces réalités en face et en démonter les mécanismes. Si complot il y a, faudrait-il en conclure que Le Chagrin et la Pitié, Français si vous saviez et autre Affiche rouge en faisaient partie ? Éduquer, tirer les leçons, c’est au contraire admettre une histoire sans héros positifs ni sens unique, sans fétiches ventriloques, sans abstractions d’un seul tenant, mais avec des réalités plurielles : des Français et des Allemands avec leurs diversités et leurs contradictions, des résistances, des France, des Républiques.
Des Républiques, oui. J.-P. Chevènement s’indigne à l’idée que l’on puisse songer à « inculper la République qui est depuis deux siècles constitutive de l’identité [du peuple français] et reste au principe de ses redressements ». Assez de fantômes et de spectres ! Il ne s’agit pas d’inculper la République. Pas plus que l’Histoire, ou que la France, elle n’est un personnage. L’allégorie et la prosopopée sont certes des formes littéraires respectables. Mais il s’agit ici de politique. Ce sont les individus, les classes, les partis qui agissent. Derrière le mythe d’une République unique et singulière, identique par-delà ses métamorphoses, drapée dans son immaculée dignité, il y eut des Républiques différentes, voire contraires. Celle, révolutionnaire, de 1793 et celle, thermidorienne, de 1795. Celle de Varlin et celle de Jules Ferry. Il y eut la République qui abolit l’esclavage et celle des canonnières, du Tonkin, de Madagascar, ou de Sétif. Celle des droits de l’homme et celle de la torture en Algérie. Pourquoi les mettre dans le même sac ? Les secondes n’existent que par l’écrasement des premières.
Ce rang n’est pas le nôtre
Les principes républicains tels que le droit à l’existence, la citoyenneté universelle, la laïcité sont toujours à défendre, rénover, étendre. Il est toujours utile de creuser aux sources révolutionnaires de la République pour renouer le fil de son inachèvement. Il est en revanche confus et douteux de vouer un culte à la République une et sans épithètes. Sous le marbre de cette Marianne, se révèle une République très particulière, la IIIe, celle qui a subordonné la citoyenneté à la nationalité, celle de l’école gratuite et obligatoire en même temps que des guerres coloniales et de Panama. Elle ne saurait constituer le modèle du « pacte républicain ». Aujourd’hui comme hier, la prendre en bloc, au lieu d’y déchiffrer les fractures et les conflits, ce serait paver la voie de nouvelles unions sacrées aux sinistres relents.
Quand il s’est agi de dire non à la guerre du Golfe et non à Maastricht, nous nous sommes trouvés du même côté que Jean-Pierre Chevènement, en partie avec des arguments communs, en partie avec des arguments divergents. Ainsi va l’apprentissage du pluralisme et du respect mutuel. Il déclare dans son article redouter au bout du chemin « l’abdication du rang de la France ». Comment ce précieux rang a-t-il été atteint ? Par les déclarations universelles de liberté, d’égalité, de solidarité, lancées naguère au monde ? Sans doute. Mais plus prosaïquement par deux siècles de conquêtes et de pillages, par les guerres du Vietnam et d’Algérie, par la détention de l’arme nucléaire et l’inscription au club fermé du G7, par les assassinats d’Ouvéa. Sous prétexte de tenir ce rang (plus trivialement de défendre la place de la France au Conseil de sécurité permanent de l’Onu), les troupes françaises courent derrière la bannière étoilée américaine, du désert irakien au désert somalien. Ce rang n’est pas le nôtre.
« La nation est une chose trop sérieuse pour qu’on la laisse à l’extrême droite » ? C’est vrai. Mais cela ne suffit pas à dire comment on la lui dispute. On a déjà vu comment le nationalisme de droite se contente d’ajouter « avec des Français » au « produisons français » d’un nationalisme de gauche, et comment les quotas à l’immigration au nom des intérêts de la France appellent les « camps de transit ». Il ne s’agit donc pas de combattre le nationalisme par le nationalisme, ni de nier les nations dans un cosmopolitisme abstrait, mais d’ingérer le moment de la nation dans l’horizon de son dépassement international. Ainsi, Péguy se disait internationaliste parce que les crimes commis en Afrique par l’armée française lui étaient une injure et une offense personnelles.
Ils ne le blessaient pas seulement en tant qu’homme en général, mais précisément, spécifiquement, singulièrement, en tant que Français en particulier dans la mesure où ils étaient perpétrés en son nom, sans son consentement, et sous couvert de la France. En cette fin de siècle obscure, c’est le seul bon usage concevable de ce qu’on appelait jadis l’honneur national. Il oblige à s’indigner des expéditions à Ouvéa, dans le Golfe ou ailleurs, comme des exclusions et humiliations à domicile envers les immigrés. Nous en sommes toujours responsables même si nous n’en sommes pas coupables. Il oblige aussi à relancer le principe de citoyenneté hérité de la Révolution en ses heures créatrices pour l’appliquer à tous ceux qui vivent et qui travaillent dans ce pays, sans distinction de nationalité, de race ou de religion. Il oblige enfin à refuser la petite Europe égoïste de Maastricht, non pour tourner le dos à l’Europe au nom d’une France hautaine, perchée sur une illusoire grandeur et murée dans sa bonne conscience, mais pour tracer résolument la voie d’une autre Europe, libre association politique de peuples et nations dans le respect de leurs identités.
Le Monde du 31 décembre 1992