Politiques sacrées, politiques profanes

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Conférence donnée à Tokyo en octobre 2002

Introduction

– La tragédie de Robespierre, une tragédie de la représentation moderne : au nom de qui ? Au nom du peuple ? La signature suspendue : vertige d’une légitimité sans fondement ultime, sans transcendance divine à laquelle se référer.

– Illustre l’idée moderne de la politique aux prises avec le « cercle vicieux constitutionnel » (Arendt) de l’autoréférence (le problème d’une « norme qui s’érige soi-même »), et avec les apories du pouvoir constituant qui ne s’aliène pas. Rousseau contre Hobbes.

– Cette contradiction devient explosive dans les situations extrêmes de transition d’un ordre à un ordre ; ce fut le cas par excellence de la période chaotique de l’entre-deux-guerres. Une époque de guerres et de révolutions, de guerre civile permanente, de crise de la démocratie libérale, de crépuscule d’une civilisation (malaise).

– D’où l’interrogation obsédante qui court de Schmitt à Arendt en passant par Benjamin sur la question des fondements et des commencements. Assumer pleinement les conséquences d’une immanence radicale (autrement dit pousser plus loin la sécularisation de la politique) ou assumer au contraire la nécessité d’un fondement théologique laïcisé.

I – Schmitt, théologien politique

Catholique, trop latin pour être francophobe. Percuté par l’expérience de la révolution allemande inachevée, d’où il tire en 1919 Le Romantisme politique, polémique contre l’inconsistance du romantisme allemand auquel le style tient lieu d’idéologie. Le sujet romantique est une figure essentiellement bourgeoise dans un pays de révolutions manquées où règne une bourgeoisie subalterne et féodalisée. Néoclassicisme élitaire (Maurras).

L’exception et la règle

Les textes nés de cette expérience (révolutions russe, allemande, république des conseils, marche sur Rome), La Dictature et Démocratie et parlementarisme. Émergence d’un nouveau langage théologique (parallèle à celui de Bloch, Buber, et la théologie négative de Benjamin). Porte d’abord sur l’état d’exception et la suspension de la norme.

C’est dans la possibilité des situations exceptionnelles que réside la grandeur de la politique. De même, pour Arendt, l’événement à penser dans sa nouveauté effective est le corollaire de la liberté constitutive de l’espace politique. Il faut donc ramener le problème de l’exception dans la théorie générale du droit, à l’opposé de Kelsen pour qui il n’y a de théorie que du général, de la norme. La norme en effet ne peut prévoir l’imprévisible, l’exceptionnel. C’est donc à la décision hors norme qu’il revient de rétablir la norme juridique.

« Est souverain qui décide de l’état d’exception. » Car la souveraineté n’est pas une notion démocratique ordinaire, mais au contraire une notion limite. Car l’exception échappe à toute formalisation et relève de « la décision dans son absolue pureté ». C’est pourquoi l’exception est plus intéressante (révélatrice) que le cas normal : « en réalité, la règle ne vit que par l’exception ». La force de vie y brise « la carapace d’une mécanique figée dans la répétition ». L’exception dira Benjamin dans un retournement dialectique est la règle, elle en est la vérité, car « l’exception pense le général avec l’énergie de la passion » (Théologie politique, p. 25-26).

La décision prime la discussion

La politique naît donc dans la décision, en amont de ses formes concrètes, l’État y compris, car « tout ordre repose sur une décision », y compris l’ordre juridique. D’un point de vue normatif, cette décision surgit du néant, sans l’appui d’un ordre méta-juridique. De la force donc ? En effet, la norme juridique procédurale dit comment il faut décider, mais non pas qui décide.

L’aporie est effacée chez Rousseau par l’hypothèse que le peuple est toujours vertueux. La conséquence, explicite chez Saint-Just, c’est qu’en politique l’erreur est un crime ou une trahison : le peuple ne saurait conspirer contre lui-même, pas de contradiction au sein du peuple !

Contre cette illusion démocratique, pour les penseurs réactionnaires (Donoso Cortès, Maistre, Bonald), la notion de décision est centrale. Pour de Maistre, la valeur de l’État tient à cette capacité de décider et la valeur supérieure de l’Église à ce que ses décisions sont sans appel. La souveraineté parfaite doit aussi être infaillible.

Cortès est celui qui est allé au bout de la logique décisionniste en réclamant, face au mal radical, une décision dictatoriale, « une décision pure, sans raisonnement ni discussion, sans besoin de justification, produite à partir du néant ».

Pour l’anarchiste – Bakounine – au contraire le juste va de soi, il découle de la vie contre toute institution, de sorte qu’on arrive à « l’étrange paradoxe » qui fait de lui « le théologien de l’anti-théologie et, en pratique, le dictateur de l’anti-dictature ».

Dictature commissaire et dictature souveraine

Parfaitement informé des termes du débat entre les révolutionnaires russes – Kautsky et Rosa Luxemburg –, Schmitt ne commet pas les contresens ordinaires. Il connaît trop son histoire du droit et sait bien que la dictature est le nom d’une institution romaine vertueuse, « une sage invention de la république romaine », visant à régler l’état d’exception. Subordonnée à l’assemblée, qui l’institue pour une durée limitée, cette « dictature commissaire », s’oppose à la tyrannie ou au despotisme. Répondant à ces circonstances extraordinaires par des moyens extraordinaires, la dictature jacobine en son principe est fidèle à cette tradition et se caractérise par la défiance envers l’exécutif et envers le militaire.

La « dictature souveraine », au contraire, n’invoque pas une constitution en vigueur temporairement suspendue, mais « une constitution à venir ». Sa légitimité procède en effet d’une philosophie de l’histoire. On retrouvera ce reproche chez Arendt. Passage donc d’une dictature commissaire limitée par une transcendance à une dictature souveraine (auto-référentielle) dépositaire des verdicts de l’histoire.

Pouvoir constituant et souveraineté

La transformation de la dictature commissaire à la dictature souveraine est à la source de la notion de pouvoir constituant comme « pouvoir fondateur », inaliénable, non représentable, qui ne peut s’effacer devant la constitution existante : « non constitué », il n’est jamais « constituable ». Le peuple ne peut s’obliger lui-même, et le pouvoir constituant n’est obligé envers rien : la Convention comme « organe extraordinaire du pouvoir constituant ».

Schmitt reproche au positivisme moderne (Kelsen) de vouloir supprimer la question de la souveraineté. Or le concept de souveraineté renvoie à la question de la décision politique et à la possibilité que l’ordre légal reste ouvert à sa propre suspension. Contre Kelsen et le formalisme de sa théorie pure du droit, il maintient la question du fondement.

L’immense fresque comparative de 1928 sur les constitutions interroge précisément la source de la souveraineté. Qu’est-ce qu’une constitution ? Comment règle-t-elle le rapport entre la société et l’État ? Comment savoir si la cité est toujours la même ? Le contrat constitue-t-il un modèle de légitimation ? La théorie pure du droit vise à éliminer l’incertitude politique – autrement dit la question du pouvoir constituant – au profit d’une norme originelle hypothétique (qui peut offrir au demeurant « une fiction utile »). Mais Schmitt récuse cette norme et sa présomption d’antériorité. Le fait politique fondateur, pour lui, est nécessairement méta-légal et il ne saurait y avoir de limite constitutionnelle à ce que la politique peut changer.

La constitution est donc ce qui « naît d’une décision collective sur la nature et la forme de la communauté politique ». Mais il est difficile de concilier cette souveraineté populaire absolue avec le besoin d’inviolabilité de l’ordre bourgeois.

Théologie politique

Pour Schmitt, l’État a perdu le monopole du politique (et par conséquent de la violence organisée) « lorsqu’une classe révolutionnaire devint le nouveau sujet effectif de la politique ». Il devint dès lors impossible de penser le politique à partir de l’État. C’est un aspect de la rupture entre Marx et Hegel, l’énoncé d’une politique de l’opprimé qui échappe à la sphère de l’État. L’irruption de la question sociale dans la politique qui en menace la pluralité selon Arendt.

L’État doit désormais se comprendre à partir du politique et non l’inverse. Il n’en demeure pas moins que la question de la décision fondatrice suppose la théologie implicite : tous les concepts de la théorie moderne de l’État sont « des concepts théologiques laïcisés », à commencer par le concept de souveraineté. L’idéal juridique de l’État moderne reste d’imiter la divinité.

Pour Marx, cette théologie est la forme du fétichisme de l’État séparé et le signe de la religiosité et des subtilités du monde enchanté, inversé du capital. La solution n’est ni dans l’étatisation du social, ni dans l’abolition despotique de l’État, mais dans son dépérissement qui serait le dernier mot d’une politique réellement profane.

Contre l’interprétation organiciste, religieuse encore, de Marx qui fait de la politique l’émanation d’une substance et résout l’aporie constitutionnelle par l’adéquation postulée entre une classe et son État (comme dans la Révolution française entre le peuple et son État). Le parti unique est la conséquence logique.

Au contraire, Trotski récuse l’homogénéité postulée pour fonder en principe le pluralisme sur l’hétérogénéité du social. Il s’oppose ainsi au totalitarisme bureaucratique dont la filiation avec le pouvoir monarchique absolu est établie par la formule « la société c’est moi ».

Pour Schmitt au contraire, le pluralisme est une manière d’esquiver la responsabilité de la décision en s’en remettant à la somme arithmétique des opinions. D’où la contradiction et non pas l’harmonie entre parlementarisme et démocratie, hétérogénéité et homogénéité. Contre l’hyperpolitisation qui mine la centralité de l’État et contre le déclin du politique au profit des platitudes morales, défense de la grande politique qui consiste à identifier l’ennemi comme tel. Son domaine propre est la distinction de l’ami et de l’ennemi, non celle du bien et du mal (morale), du beau et du laid (esthétique), etc. Le Manifeste communiste est en ce sens éminemment politique : Bourgeois et Prolétaires ! Cette distinction relève d’une décision existentielle et non d’un critère moral.

Schmitt redoute « l’âge des neutralisations et des dépolitisations » (discours de 1929 à Barcelone). La crainte arendtienne de la disparition lui fait écho. Cette phase finale de la dépolitisation, dont la Russie fournit l’exemple, repose sur une philosophie implicite de l’histoire.

C’est l’émergence au XIXe siècle de la question sociale qui a créé les conditions de la dépolitisation et du déclin du politique. Thème là encore arendtien. Dès lors que l’on cherche des solutions techniques à la question sociale : « une nouvelle religion du miracle technologique ». L’ère des experts.

Affrontement annoncé de la technique et de la religion.

Le discours de Barcelone esquisse un programme maximum pour une force qui n’a pas encore de nom, mais voit dans la politique le conflit qui « tend de plus en plus à devenir une question de vie ou de mort ». Prêt alors à recevoir le miracle nazi en théorisant une différence entre l’État de droit et l’État juste.

II – Hannah Arendt et la crise du politique

Témoin du siècle des totalitarismes et du désastre, Hannah Arendt s’inquiétait du danger que « la politique disparaisse complètement du monde ». La politique, c’est-à-dire la liberté. Ce qui va de travers, c’est la politique ; c’est-à-dire nous dans la mesure où nous existons au pluriel ».

Le siècle des totalitarismes

Contrairement à une lecture pressée qui réduit la thèse arendtienne sur les origines du totalitarisme à son troisième volet, le totalitarisme a pour elle une histoire et une séquence. Il surgit du « temps de l’impérialisme » (auquel est consacré le premier tome des Origines). Il portait en lui « le germe des catastrophes » à venir ;

– expansionnisme de l’État nation (« l’expansion en tant que but politique permanent »), concept absolument neuf dans les annales de la pensée politique. Cf. Cecil Rhodes : « J’annexerais les planètes… » ;

– « émancipation politique de la bourgeoisie » : « les hommes d’affaires devinrent des politiciens » ;

– bureaucratisation de la violence : apparition des « fonctionnaires de la violence » ;

– alliance des foules et du capital : composée des déchets de toutes les classes, la foule ne peut plus être identifiée au peuple ni à la classe.

D’où « deux nouveaux moyens de domination : la race comme principe du corps politique (l’antisémitisme racial prend le pas sur l’antisémitisme religieux) ; et la bureaucratie comme principe de la domination administrée.

Avec pour héros le bureaucrate et l’agent secret.

Double décomposition :

– de l’État nation avec l’émergence du « nationalisme tribal » (zoologique) et de l’ethnicisation de la politique : « le tribalisme comme nationalisme des peuples qui n’avaient pas participé à l’émancipation nationale et n’avaient pas atteint la souveraineté de l’État national » ; et le sionisme comme « courant juif du nationalisme tribal ». Droit du sang, État ethno-théocratique ;

– « décomposition de la société de classe européenne » à laquelle les nazis répondirent par « le mensonge de la communauté du peuple » : « La transformation des classes en masses et l’élimination parallèle de toute solidarité de groupe sont la condition de la domination totale. » La guerre fut le grand prélude de cet « effondrement des masses et de leur transformation en masses d’individus atomisés et isolés » qui caractérise les mouvements totalitaires. Fait écho à Benjamin : l’Allemagne nazie est le pays où il n’était plus permis d’appeler le prolétariat par son nom.

La politique sous la loi d’airain de l’histoire

Arendt accuse Marx d’avoir introduit la « confusion entre agir politiquement et faire l’histoire ». L’Occident a voulu échapper à l’incertitude politique (travailler à l’incertain) en « substituant l’histoire à la politique » par « une représentation de l’histoire mondiale où la multiplicité des hommes est fondue en un individu qu’on nomme humanité » (écho à la critique schmittienne de l’hypostase humanitaire). C’est pourquoi la lecture humanitaire d’Arendt est un contresens. Le concept moderne de l’histoire étouffe ainsi celui de politique : « Le concept de liberté a complètement disparu […], la pensée moderne a mis à la place du concept de politique celui d’histoire. »

Il y a là la simple sécularisation de concepts théologiques (même argument que celui de Schmitt sur la souveraineté) : similitude entre le salut chrétien (la rédemption) et la rédemption historique. La dérivation de la politique à partir de l’histoire rejoint la vieille tentative (théologique encore) « d’échapper à la fragilité de l’action » (sans garantie transcendantale d’aucune sorte) et « à la contingence désolante du particulier ».

Or, la politique repose précisément sur le fait irréductible de la « pluralité humaine » et « traite de la réciprocité d’êtres différents ». « La politique a-t-elle finalement encore un sens. » Car « elle n’est nullement nécessaire » et n’a finalement « existé qu’en peu d’endroits ». Badiou et Rancière sur la rareté de la politique.

Le totalitarisme illustre précisément l’exténuation de la politique dans la préoccupation européenne du « rayonnement économique ». Le pouvoir devient synonyme de puissance économique à laquelle devraient se soumettre les gouvernements (sic !) C’est pourquoi « la représentation politique s’était transformée en théâtre pour ne pas dire en opérette ». Esthétisation théâtrale de la politique comme de la guerre (art de propagande, monumental, ornemental, édifiant), à laquelle Benjamin oppose la politisation critique de l’esthétique (qui est tout le contraire d’un art de propagande).

La politique dévorée par la question sociale

Malgré son respect déclaré pour Marx, Arendt ne le connaît ni ne le comprend. Elle prétend ainsi que « le plus grand théoricien qu’aient eu les révolutions » s’intéressait beaucoup plus à l’histoire qu’à la politique. Faux. Marx est précisément celui qui rompt avec l’histoire sacrée universelle – « L’histoire ne fait rien » – et rétablit l’incertitude de la lutte. Donc la contingence de l’événement auquel Arendt est si sensible.

En revanche, elle est plus pertinente lorsqu’elle conteste la relation entre la politique et le social, relation dans laquelle la politique perdrait son autonomie pour devenir la simple expression d’une substance sociale homogène (partis et États ouvriers ?). La transformation de la question sociale en force politique entraîne une abdication de la liberté face à la nécessité. Manque une conception théorique de la liberté : « rien ne serait plus dangereux que d’essayer de libérer le genre humain de la pauvreté par les moyens politiques ». Par quels autres moyens ? Ou bien faut-il sacrifier l’égalité à la liberté, renoncer à se libérer de la liberté et se contenter de la démocratie politique (et non sociale) comme horizon indépassable de notre temps.

L’exemple donné par Arendt est peu convaincant. Elle s’appuie sur la révolution américaine sans interprétation de classe (cf. Daniel Guérin sur la Révolution française).

Et surtout sur les conseils de Budapest.

– Or, précisément, les conseils réalisent un rapport organique entre le politique et le social, puisque des organes de représentation sociale s’érigent en dualité de pouvoir.

– Si Marx, préoccupé de chercher des sources non étatiques de la politique est à l’affût de ces sources dans la lutte sociale (la république sociale), s’il ne pense guère la représentation institutionnelle (et pour cause), et s’il résout la contradiction par le double joker de l’abondance et du dépérissement de l’État, Lénine en revanche, en refusant la confusion du parti et de la classe, tend à penser la spécificité de la politique, de son langage, de sa temporalité.

– Enfin, la menace qui plane sur la politique, n’est pas seulement sa subordination à la loi de la nature ou de l’histoire, mais à la loi du marché. D’où une forme de totalitarisme moderne où la politique disparaîtrait entre les automatismes marchands, l’expertise technicienne, et la consolation morale.

– Malgré ses protestations préventives, cette défense d’une autonomie formelle de la politique ne résout pas son rapport nouveau au social et se prête au contraire à la récupération par les platitudes moralisantes de la philosophie politique.

La politique toujours recommencée

Comme pour Schmitt, le problème de la politique est celui de ses (re)commencements ? Ou des origines en un sens non mythique. Si « l’histoire est dépourvue de finalité », ce qu’elle « nous conte a plusieurs commencements mais n’a pas de fin » (Penser l’événement). Et encore : « nous vivons dans un processus sans commencement ni fin qui nous permet par conséquent de nourrir des espérances eschatologiques ». Or, « il est dans la nature des commencements de comporter une mesure d’arbitraire absolu ». Décisionisme schmittien ? « Tout se passe comme si un commencement n’avait rien à quoi se raccrocher, comme s’il venait de nulle part dans le temps et dans l’espace », « comme si les acteurs du commencement étaient jetés hors de l’ordre temporel et de sa continuité ». Ce qui « protège le commencement de son propre arbitraire, c’est qu’il porte en lui son principe propre ».

D’où l’importance de l’événement que cherche à éliminer la fabrication et le calcul (la technicisation de la politique) : « l’événement constitue le tissu même du réel dans le domaine des affaires humaines.

Cet événement a des allures de miracle (puisque « l’homme possède le don miraculeux de faire des miracles » : « une sorte de miracle permettant un changement décisif et salutaire ». Mais à condition de se libérer de la conception religieuse du miracle pour saisir la singularité du nouveau (« penser l’événement » alors que le miracle est impensable) : « Chaque nouveau commencement est par nature un miracle du point de vue des processus qu’il interrompt nécessairement ». Transcendance ou immanence de l’événement.

La révolution est l’événement par excellence. Un commencement ou un recommencement. Elle donne le sentiment, inconnu avant les grandes révolutions, que l’histoire « brusquement recommence à nouveau », un « trou dans la durée historique ». Sauver la tradition du conformisme (Benjamin). « L’événement principal de toute révolution est l’acte de fondation ».

D’où l’importance des exemples politiques : ce n’est qu’a posteriori (du point de vue kantien du spectateur) que nous entreprenons de rendre l’événement exemplaire et de « saisir dans le particulier ce qui vaut au-delà de son unicité ».

Danger cependant d’absolutiser l’événement. Ce qui est le propre du miracle. En perdant le lien entre le nécessaire et le possible, le déterminé et le contingent, l’histoire et l’événement, le processus et l’acte, la durée et l’instant. L’événement déraciné, flottant, devient un pur miracle que l’on reçoit. Entre volontarisme et fatalisme, risque d’esthétisation de la politique ou de moralisme de la résistance en attendant l’événement improbable (Badiou, Rancière). D’où la rareté et les intermittences de la politique. Le messianisme benjaminien de la dernière thèse est d’un autre ordre : attente active, disponibilité qui provoque la venue et qui assume sa « faible charge messianique ». Arendt hérite de cette conception du messianisme lorsqu’elle oppose « la patience active » à l’attente passive du miracle et appelle au remplacement de la « prophétie mythique » par la « prophétie logique » de Broch. Benjamin accomplit mieux encore ce remplacement en renouant avec la prophétie stratégique des anciens prophètes et le oulaï : la catastrophe et les moyens de la conjurer.

Arendt et Benjamin

« La politique prime désormais l’histoire » : renversement de l’historicisme et restauration du primat de la lutte (brosser l’histoire à rebrousse poil). Benjamin et Gramsci, étoiles jumelles.

Prend l’événement au sérieux contre la raison bureaucratique des appareils et leur mystique du progrès.

Nouvelle sémantique des temps (Koselleck) : primat de la politique implique primat du présent qui redistribue les cartes et les autres, réhabilité les possibles latéraux contre le fatalisme du réel.

L’événement comme porte étroite ou peut entrer le messie. Mais tentation décisionniste, jusque dans le style d’écriture, plus aphoristique que démonstrative, qui rejoint Schmitt auquel Benjamin avait envoyé en 1930 un exemplaire dédicacé de sa thèse sur le drame baroque.

Tokyo, octobre 2001
www.danielbensaid.org

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