« Lettre à un camarade plombier polonais », chapitre IX du livre Prendre parti coécrit par Olivier Besancenot et Daniel Bensaïd, éditions Mille et Une nuits
Les oreilles ont dû te siffler, au printemps 2005, pendant la campagne sur le traité constitutionnel européen. Tu en as été, à ton corps défendant, un personnage vedette. Les rumeurs parvenues en Pologne t’ont peut-être fait craindre d’être l’objet d’une hostilité de la part des partisans du Non français au référendum. Je veux te rassurer, si ce n’est déjà fait : pour nous, tu es un frère. Jamais nous ne mêlons ni ne mêlerons notre discours à celui des chauvins, des racistes et des xénophobes. Qu’il soit polonais, roumain ou slovaque, et quel que soit le pays de l’Union européenne où il travaille, un plombier doit bénéficier des mêmes droits sociaux (en matière de salaire, d’emploi, de protection sociale) que les travailleurs du pays d’accueil.
Le camarade Zitek, militant syndical et président du nouveau Parti des travailleurs polonais, l’a bien compris. Loin de voir dans le Non français une stigmatisation de ses compatriotes émigrés, il a au contraire appelé à la solidarité entre travailleurs européens contre les conditions honteuses infligées à ses compatriotes par les entreprises de sous-traitance ou dans le travail agricole saisonnier.
Quelques mois après le référendum du 29 mai 2005, j’ai eu l’occasion d’apporter mon soutien, sur le chantier de Porcheville, à une cinquantaine de travailleurs polonais en grève pour obtenir un salaire égal à celui des Français qui travaillent sur le même chantier. Ce matin-là, devant la grille, tous, quelle que soit leur nationalité, étaient du même combat. Les camarades de la CGT expliquaient au mégaphone le sens de la lutte devant des dizaines de salariés du centre. Sur le côté, une cinquantaine de leurs homologues polonais, l’air grave et concentré, s’échangeaient des bribes de traductions au fur et à mesure des prises de parole. Dans ce genre de circonstances, le mot internationalisme prend toute sa dimension humaine, celle d’une classe unie par des intérêts communs, au-delà des frontières et des langues. Qu’ils soient polonais ou français, ou autre, les travailleurs ont tout intérêt à obtenir des droits égaux : ils pourraient ainsi tirer vers le haut ceux qui subissent les conditions les plus défavorables, et empêcher les autres de voir leurs acquis minés par le dumping social. C’est ce que nous défendons : une Europe bâtie par et pour les peuples et les travailleurs.
En 2005, l’affaire dite du « plombier polonais » a été montée de toutes pièces par le commissaire européen Bolkestein. Son but était de faire passer les tenants du Non de gauche pour d’affreux chauvins et xénophobes, au prétexte que nous refusions sa circulaire qui voulait faire du marché du travail européen un espace de concurrence sauvage entre salariés. Contrairement à ce qu’il escomptait, la polémique a agi comme un révélateur et a fait basculer bon nombre d’indécis en faveur du Non. Après le Non français et hollandais, la circulaire Bolkestein a dû être retoquée par le Parlement européen à l’abri des regards. Ce que tu ne sais peut-être pas, c’est que, chassée par la porte politique, la circulaire est revenue par la fenêtre juridique et qu’elle s’applique par le biais de trois arrêts de la Cour européenne de justice de Luxembourg, censés faire jurisprudence.
En l’absence de véritable charte sociale européenne, le droit du travail – dont le droit de grève – relevait jusqu’à présent des États nationaux. Le traité de Lisbonne le confirme dans son article 153, stipulant qu’en la matière, l’Union « soutient et complète l’action des États membres ». Les arrêts de la Cour européenne appelés Vicking et Laval, concernant la Finlande et la Suède, condamnent pourtant l’action collective des travailleurs contre une délocalisation dans un cas, contre le dumping salarial dans l’autre. Un troisième arrêt condamne le Land allemand de Basse Saxe pour avoir obligé une entreprise polonaise à appliquer une convention collective locale – parfaite illustration de la question soulevée à ton propos. Dans ces trois cas, la Cour de justice a estimé que le traitement égal (le respect des mêmes droits pour les salariés) signifierait une restriction de « la libre prestation de service » garantie par l’article 49 du défunt traité constitutionnel, intégralement repris dans le traité de Lisbonne.
Voilà donc l’application pratique du fameux principe de « concurrence non faussée ». Son esprit, si ce n’est la lettre, demeure dans le traité abusivement dit « simplifié ». L’arrêt contre le Land de Basse Saxe précise même « qu’imposer aux prestataires de services établis dans un autre État membre, où les taux de salaire minimum sont inférieurs, une charge économique supplémentaire, susceptible d’empêcher, de gêner, ou de rendre moins attrayante l’exécution de leurs prestations dans l’État membre d’accueil […], est susceptible de constituer une restriction au sens de l’article 49 ».
Pire encore, sauf « raison impérieuse d’intérêt général » dont la Cour s’estime seule juge, les syndicats ne doivent rien faire, selon l’arrêt Vicking, qui puisse « rendre moins attractif, voire plus difficile » le recours aux délocalisations ou aux pavillons de complaisance. Ces arrêts obéissent fidèlement aux recommandations de la Commission de Bruxelles en faveur de « principes communs de flexicurité » contenues dans son Livre vert de 2006 : « Moderniser le droit du travail pour relever les défis du XXIe siècle. » Quand les travailleurs et les peuples résistent, quand la loi libérale ne passe plus, l’Union européenne fait donner le pouvoir judiciaire pour passer en force et autoriser le marché à dicter sa loi.
Les sondages martèlent sur tous les tons que « les Français sont majoritairement attachés à l’Europe ». Vraisemblablement. Mais, est-ce à cette Europe-là ? Moins sûr. Nous avons à la majorité voté Non au traité constitutionnel européen le 29 mai 2005. Il y a, d’un côté, l’Europe qu’on nous fait miroiter – une Europe imaginaire, une Europe rêvée, synonyme de paix, d’unité, de démocratie et de protection contre les effets de la mondialisation sauvage – et, de l’autre, l’Europe réelle, machine à défaire les services publics et à broyer les solidarités.
On nous promet que l’Europe, c’est la Paix garantie. Mais, s’il n’y a plus de guerre à l’intérieur de l’UE depuis un moment (excepté dans les Balkans), c’est pour mieux l’exporter. L’Union européenne ou certains de ses pays membres ont été, avec ou sans l’Otan, de toutes les expéditions coloniales et impériales menées ces vingt dernières années : de la première guerre du Golfe à l’occupation de l’Irak et de l’Afghanistan, en passant par les missions militaires au Moyen-Orient et en Afrique.
On nous dit que l’Europe est fondée sur des principes généreux. Ne se révèle-t-elle pas au contraire un égoïsme à 27, qui érige de nouvelles frontières contre la misère du monde, construit des murs de barbelés comme ceux de Ceuta et Melilla ; qui rejette les boat people à la mer ; qui s’autorise, grâce à la directive « retour », rebaptisée « directive de la honte », à maintenir les étrangers illégaux jusqu’à dix-huit mois dans des camps de rétention.
On nous dit que l’Europe, c’est l’unité et la fraternité entre les peuples. Mais l’Europe réelle joue à fond sur le dumping social et sur les inégalités pour aiguiser la concurrence entre les travailleurs européens, favoriser la main-d’œuvre bon marché et les profits des possédants. Elle maintient des centaines de milliers de travailleurs sans-papiers dans une situation de main-d’œuvre corvéable à merci. Ses nations elles-mêmes se divisent, entre Flamands et Wallons, Italiens du Nord et du Sud. C’est une Europe où les gouvernements italiens, de gauche comme de droite, ont déclaré ouverte la chasse aux Roms, qui sont pourtant des citoyens de l’Union.
On nous assure que l’Europe, c’est la démocratie garantie. L’Europe réelle, celle des traités de l’Union, est en réalité une construction bureaucratique et technocratique où les gouvernements exercent à travers le Conseil un pouvoir législatif. Si d’aventure on se risque à consulter les peuples et s’il s’avère, comme en France et en Hollande en 2005, comme en Irlande en 2008, que leur vote est politiquement incorrect, on n’hésite pas à les dissoudre. Le lendemain du Non populaire irlandais, les institutions européennes ont essayé de le dissimuler derrière le Oui des lords anglais. Il était même question (depuis que la crise a éclaté ce projet aventureux semble compromis) de faire revoter les Irlandais, jusqu’à ce que, de guerre lasse, ils rentrent dans le rang. On censure le Non populaire français au traité constitutionnel par un Oui parlementaire à un traité de Lisbonne qui n’apporte, comme l’a souligné cyniquement Giscard, que « des changements cosmétiques à la Constitution pour qu’elle soit plus facile à avaler ».
Même maquillé, le texte ne devait pourtant pas être si digeste. Pour preuve : Sarkozy ne s’est pas hasardé à le soumettre au suffrage populaire. En acceptant de jouer la comédie du congrès de Versailles, le laisser-faire complaisant de la gauche parlementaire lui a permis de s’en dispenser. La candidate Ségolène Royal avait pourtant promis durant sa campagne présidentielle que, si elle était élue, elle organiserait un référendum en cas de nouveau traité. La direction du Parti socialiste, lors du vote du congrès de Versailles, en novembre 2007, aurait dû tenir sa promesse, même après avoir perdu l’élection présidentielle. Il fallait à la droite les 3 mai des voix du congrès pour la ratification, sinon le référendum devenait la seule issue prévue par la Constitution. Si tous les élus socialistes avaient voté contre la ratification, Sarkozy aurait donc été dans l’obligation d’organiser un nouveau référendum. Cela n’a pas été le cas. Comme souvent, l’UMP n’a pas trop à craindre de son opposition institutionnelle, une partie des élus socialistes préférant voter pour, d’autres s’abstenir, d’autres encore aller aux toilettes durant le vote.
On nous garantit, enfin et surtout, que l’Europe et l’euro sont une protection contre la mondialisation sauvage. Chacun de nous peut le constater : l’Europe réelle a été la courroie de transmission du « consensus de Washington », du FMI, de l’OMC, de traité de Maastricht en traité de Lisbonne, en passant par le pacte de stabilité, le sommet de Barcelone, ou l’agenda de Bologne sur les réformes universitaires.
« Il fut un temps pas si lointain, soupire le candidat à la présidence du Conseil européen Jean-Claude Junker, où il suffisait de crier « Vive l’Europe ! » pour soulever l’enthousiasme des foules. » Ce temps est bien révolu. Grand fédéraliste européen, François Bayrou admet que « les peuples européens ne reconnaissent plus la construction européenne comme leur affaire ». C’est que, de marché unique en traité de Lisbonne, l’Europe leur a été confisquée. Leur désaffection n’est pas, comme le répètent les gouvernants, le résultat d’un manque d’explication ou de pédagogie, c’est le fruit d’une cuisante expérience de ce qu’est l’Europe réellement existante, bien loin de l’Europe rêvée. Le même Bayrou a beau dire, à propos de directives de la commission sur la libéralisation des jeux de hasard, qu’on n’a « pas fait l’Europe pour les bookmakers », elle est malheureusement bel et bien faite pour les spéculateurs et les boursicoteurs, qui sont en quelque sorte des bookmakers légalisés. Les libéraux qui ne jurent que par l’Europe mènent de fait une politique qui la façonne de telle manière qu’elle est discréditée auprès des couches populaires et de la jeunesse.
C’est pourquoi, camarade plombier polonais, notre refus de cette Europe monétaire et financière ne se confondait pas plus avec celui de l’extrême droite nationaliste et chauvine que ton propre refus ne se confond avec le Non qui tente parfois les jumeaux Kaczynski. Il y a leur Non et le nôtre, résolument incompatibles. Michel Rocard lui-même admet piteusement aujourd’hui s’être « mépris sur le Non au référendum sur le traité constitutionnel européen : ce n’était pas un refus de l’Europe, c’était un Non à la dérégulation du marché du travail ». Tardive lucidité ! En attendant, la construction d’une Europe libérale conçue comme une machine à briser les acquis sociaux aura réussi à compromettre l’idée européenne auprès de millions de travailleurs.
Feu le traité de Lisbonne
L’impasse de la construction européenne, révélée par les refus populaires français, irlandais ou néerlandais, vient de loin. Elle était inscrite dans le logiciel libéral qui a fait de l’Europe une pure affaire de business, sans projet social ni cohérence politique. Quant aux patrons, occupés au grand jeu de la mondialisation et des concentrations industrielles et financières sans frontières, ils ne sont guère portés sur le patriotisme européen. Ils ont de plus beaux chats à fouetter. La « concurrence non faussée » de l’Organisation mondiale du commerce favorise des fusions et concentrations multinationales de capitaux, autant et plus que l’émergence de champions industriels européens. Elle met à l’ordre du jour un « marché transatlantique sans entraves » (prôné par le rapport Mann).
Et puis le projet de construction mis en œuvre depuis l’Acte unique de 1986 a été bousculé par l’effondrement imprévu des régimes bureaucratiques d’Europe de l’Est. L’alternative « approfondissement ou élargissement » s’est alors posée de façon lancinante. La logique géopolitique de l’élargissement l’a inévitablement emporté au prix d’inégalités sociales et d’une hétérogénéité accrues. En fait, contrairement à ce que prétendait naguère François Mitterrand, l’Europe n’a jamais été une « évidence » historique ou géographique, mais, comme le dit l’historien Éric Hobsbawn, « un concept idéologique ». Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, sa fonction fut clairement définie par le premier président de l’Autriche comme étant « l’avant-garde de l’Occident ».
La question de l’adhésion de la Turquie met aujourd’hui en évidence la difficulté à définir les contours de l’Union. Il n’y a pas de frontières naturelles. Le Bosphore est plus facilement franchissable que la Manche, que les cols des Pyrénées, ou que les frontières si peu naturelles de ta Pologne avec l’Ukraine, la Biélorussie ou la Russie. Historiquement (et sportivement), la Turquie et la Russie ont depuis longtemps fait partie de la géopolitique européenne. À défaut de trouver une définition satisfaisante des frontières de l’Europe, la tentation devient forte de la définir « mythiquement » – comme l’a fait Nicolas Sarkozy – par ses « racines » judéo-chrétiennes, citées à quatre reprises en 2007, dans son discours du Latran. De la définir donc par les origines religieuses, et d’introduire ainsi la rhétorique du « choc des civilisations ». Nous serons au contraire facilement d’accord, toi et moi, pour dire que les plombiers turcs et kurdes seraient les bienvenus dans une Europe sociale et démocratique, où nous bénéficierions des mêmes droits. D’autant qu’à nos yeux, l’Europe que nous voulons construire n’a pas vocation à être sponsorisé par le Vatican.
Les différences entre les Non de gauche et de droite à l’Europe libérale sont criantes. Les Non de droite, ce sont – tout comme les Oui de droite de Berlusconi, de Fini, de Sarkozy et d’Hortefeux – des Non xénophobes et turcophobes, nostalgiques du droit du sang (les fameux tests ADN !). Notre Non de gauche est, au contraire, totalement hostile aux nouveaux murs de séparation et aux centres de rétention. Il est favorable à la régularisation des sans-papiers et au droit de vote des immigrés. Il est partisan de radicaliser le droit du sol en instaurant une citoyenneté de résidence européenne. Comme le disent les travailleurs sans papiers en lutte : « On bosse ici, on vit ici, on reste ici. Et on vote ici. »
La crise économique et financière va mettre la construction européenne à rude épreuve. D’un côté, certains gouvernants rêvent de profiter de l’occasion pour franchir un nouveau pas, en créant des fonds souverains européens, en adoptant des normes financières communes, etc. En même temps, la crise nourrit des tendances centrifuges au « chacun pour soi ». L’Irlande et l’Allemagne ont ainsi commencé par prendre des mesures de sauvetage unilatérales et, en définitive, la réponse européenne à la crise bancaire aura été une juxtaposition de plans nationaux plutôt qu’une réponse commune. Ces tendances centrifuges, voire protectionnistes, risquent d’augmenter. Sarkozy s’inquiète déjà que les peuples puissent, en fin de compte, trouver leurs vieilles nations mieux à même de les protéger de la concurrence mondialisée, plutôt que cette grande Europe qui s’avère à l’usage un bouclier percé, ou le cheval de Troie d’un pur capitalisme. Le traité de Lisbonne, qui reste en théorie le texte canonique de l’Union, est d’ores et déjà moribond. L’article 102-A du traité de Maastricht imposant aux États membres « le respect d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre » est quelque peu « faussé » par l’intervention massive des États à la rescousse de leurs banques défaillantes. Et la plupart des critères de convergence, à commencer par celui limitant les déficits publics, sont malmenés. Autrement dit, à quelques mois des élections de 2009, le projet européen est dans un épais brouillard.
Oui, une autre Europe, sociale et démocratique, est plus que jamais possible. Elle serait, à l’opposé de l’Europe actuelle, construite par les peuples et les travailleurs, et non de haut en bas, par les technocrates et les bureaucrates. Ses critères d’adhésion seraient des critères de convergence sociaux et démocratiques, en matière de droit du travail, de protection sociale, de droits civiques. La grève des ouvriers de Dacia, la filiale roumaine de Renault, au printemps 2008, en esquisse le chemin. Pour se rapprocher de la parité salariale avec les ouvriers français, ils ont obtenu une augmentation de 40 %. Le compte n’y est pas, mais il s’agit tout de même de la plus forte augmentation salariale depuis quinze ans. Ce qui a incité les salariés de la sous-traitance de Dacia d’emboîter le pas à leurs collègues. Les grévistes roumains ont reçu le soutien, sous forme d’une collecte pour leur fonds de grève, des travailleurs de Renault Cléon. Ce n’est pas seulement de la solidarité altruiste, mais l’illustration d’un intérêt commun : plus les salaires seront harmonisés au sein de l’Union européenne, et moins il y aura de concurrence entre travailleurs pour tirer vers le bas leurs conditions de vie et de travail.
Ce ne sont pas les idées qui manquent pour tracer la voie d’une autre Europe. Mais les forces pour les porter demeurent faibles et dispersées. Les États nationaux ont transféré une partie de leurs pouvoirs aux institutions européennes, c’est vrai. Mais les imprécations contre Bruxelles sont souvent utilisées par les gouvernements pour masquer leurs propres décisions et pour se défausser de leurs responsabilités. La plupart des décisions sont pourtant prises par le Conseil composé des chefs d’État. Elles doivent être ratifiées par les pays membres. Les directives européennes dont nous subissons les conséquences – lorsqu’elles libéralisent des services publics, imposent le travail de nuit pour les femmes, cassent le monopole du livret A par la Caisse de dépôt et de consignation, amputant le financement du logement social –, sont donc systématiquement établies sur la base du mandat que donnent nos propres gouvernements. Elles ne sont pas le fait d’une armée de technocrates qui décideraient dans le dos des gouvernements. Dans le dos des peuples, sûrement ; mais pas dans celui des ministres. Autrement dit, un gouvernement qui a donné un mandat à la commission de Bruxelles pour élaborer une directive a la possibilité d’y désobéir si une majorité change ou si des mobilisations l’imposent. Qui peut croire sérieusement que, dans ce cas, le pays récalcitrant serait coupé de toutes relations politiques ou commerciales avec les autres pays ?
En Amérique latine, les peuples vénézuélien, bolivien, cubain (et maintenant équatorien et paraguayen), ont mis en échec le projet de George Bush d’un grand marché des Amériques (l’Alca) qui les aurait placés sous la coupe des États-Unis. Ces pays se sont mobilisés pour sauvegarder leur souveraineté énergétique et alimentaire. Ils ont créé une Banque du Sud pour tenter de réduire leur dépendance envers la zone dollar. Depuis quelques années, ils cherchent à définir une « alternative bolivarienne » aux projets d’hégémonie impérialiste. À coup sûr, leur chemin sera long, difficile et incertain. Ils seront en butte aux tentatives de déstabilisation de la part des oligarchies locales, soutenues par l’impérialisme américain ou européen. Ils seront menacés de l’intérieur par la bureaucratisation. Mais ces peuples se sont mis en marche.
Ce qui s’esquisse en Amérique latine doit bien être possible en Europe, à condition que le mouvement social européen et la gauche anticapitaliste s’organisent ensemble. Nous n’en sommes qu’aux prémices de la construction d’un espace public commun, avec les marches européennes de chômeurs, les eurogrèves, les forums sociaux. Depuis la manifestation de Gênes en 2001, les forums sociaux de Florence, de Saint-Denis, de Londres, d’Athènes, de Malmö, nous avons cependant fait du chemin. Les générations qui se forment au feu de ces expériences seront l’aile marchante de la lutte pour un véritable processus constituant européen.
Nous essayons aussi de rassembler la gauche anticapitaliste européenne dans la perspective d’un parti de la gauche internationaliste. L’espace politique à la gauche de la gauche libérale existe aussi dans de nombreux pays, et la nouvelle force anticapitaliste n’a pas vocation à n’exister que dans l’Hexagone. Face à la droite européenne, une gauche digne de ce nom ne peut que contester aux partis socialistes européens leur hégémonie en refusant de se laisser satelliser par eux.
Il faut tirer le bilan d’échec des organisations de la gauche radicale qui ont tenté de peser de l’intérieur en participant à des gouvernements sociaux-démocrates. C’est le constat que l’on peut tirer de la stratégie d’Izquierda unida dans l’État espagnol, du Parti communiste en France, de Rifondazione communista en Italie plus récemment. Et c’est le bilan programmé de Die Linke demain en Allemagne, si les militants suivent, comme à Berlin, l’orientation d’une alliance subalterne avec la social-démocratie. Plusieurs conférences de cette nouvelle gauche anticapitaliste européenne ont eu lieu, regroupant des organisations d’une quinzaine de pays. La représentativité de ces groupes reste limitée, les approches nationales sont souvent variables. Pourtant, en Italie, au Danemark, au Portugal, dans l’État espagnol, en Pologne, en Grèce, en Angleterre, d’autres militants partagent notre engagement pour la construction d’une autre Europe. Une Europe où le meilleur d’une législation sociale ou démocratique d’un pays serait étendu à tous les peuples.
Il n’y a aucune raison pour que 450 millions de personnes n’aient à partager que la misère et la galère. Les richesses et les ressources existent pour établir dès à présent un salaire minimum européen fixé sur les revenus nationaux les plus hauts. Les libéraux prétendent que cette mesure serait irréaliste du fait des écarts de salaires trop importants d’un pays à l’autre. Pourtant, ramenés en proportion au pouvoir d’achat national, ces revenus ne sont pas si éloignés les uns des autres. Et puis, l’aveu d’impuissance programmée des gouvernements sur les questions européennes ne touche étrangement que certains sujets, comme l’adoption d’un salaire minimum européen. En revanche, lorsqu’il a fallu appliquer les critères de convergences économiques pour passer à la monnaie unique, tous les exécutifs ont su mettre le paquet.
Des critères de convergences sociales et démocratiques seraient inconcevables ? Question de choix politiques ! Ces convergences pourraient instaurer un droit de veto des comités européens d’entreprise contre les licenciements ou les restructurations ; établir des services publics européens dans le domaine de l’énergie, des transports ou des télécommunications ; rendre effectif le droit à l’avortement dans l’ensemble des pays membres de l’Union européenne. L’Europe actuelle est organisée pour les banques et pour les patrons. Nous, nous la voulons sociale et démocratique, féministe, écologiste aussi, en réduisant par quatre les émissions de gaz à effets de serre d’ici 2040, en stoppant l’enfouissement des déchets nucléaires, en interdisant la culture d’OGM en plein air. Enfin, nous voulons une Europe ouverte sur le monde qui ne pille pas les pays du Sud de leurs richesses, qui abolisse la dette du tiers-monde et qui ne se transforme pas en Europe forteresse entourée de barbelés. Ce qui implique aussi de rompre avec le traité de Schengen et avec l’Otan.
L’événement fondateur d’une telle Europe devrait être une assemblée constituante européenne. Chaque pays enverrait une délégation, sur la base du suffrage universel, dans une assemblée qui aurait comme seule fonction d’établir la constitution de cette autre Europe. L’Europe du socialisme du XXIe siècle, elle aussi est à construire.
Janvier 2009
www.danielbensaid.org