La question des « valeurs politiques pour demain1 » en soulève aussitôt une autre, préalable : celle de savoir si la politique elle-même a un avenir. Dans son intervention matinale, Jack Ralite s’irritait d’une soudaine inflation du jargon de la citoyenneté. Depuis quelques années, le citoyen est accommodé à toutes les sauces. L’information, la ville, la culture, l’entreprise même, se proclament désormais citoyennes. La citoyenneté est d’autant plus célébrée que son exercice devient incertain. L’abus du terme est l’indice d’un manque et, par conséquent, d’un besoin de plus en plus insatisfait.
Il y a quelques dizaines d’années, Hannah Arendt s’inquiétait déjà du « risque que la politique disparaisse complètement du monde ». En pleine guerre, elle écrivait, après le suicide de Stephan Zweig : « Le développement prodigieux de toutes les forces industrielles et économiques entraîna l’affaiblissement constant des facteurs purement politiques, tandis que, simultanément, les forces purement économiques prédominaient de façon toujours croissante dans le jeu international du pouvoir. Le pouvoir devint synonyme de puissance économique devant laquelle les gouvernements devaient s’incliner. Telle était la vraie raison pour laquelle ces gouvernements n’avaient qu’un rôle totalement vide, dénué de représentation et sombraient de plus en plus ouvertement dans le théâtre, voire l’opérette. »
Depuis, ça ne s’est pas arrangé. Ça s’est même plutôt aggravé. Avez-vous remarqué, depuis quelques années, qu’il n’est plus question de programmes dans les campagnes électorales ? À mesure que les programmes s’effacent, on nous sert en revanche jusqu’à écœurement un insipide discours de la méthode. Nous avons eu successivement la méthode Rocard, la méthode Balladur, la méthode Delors, la méthode Juppé et, maintenant, la méthode Jospin, toutes d’autant plus interchangeables que l’on fait abstraction des contenus. À ce jeu, c’est la démocratie qui est perdante : moins on s’engage sur des questions précises, moins on promet (de crainte de ne pas tenir), et moins on s’expose au contrôle des mandants.
David Mac Shane présentait ce matin le renoncement aux grands projets comme caractéristique de la politique moderne. Il conviendrait désormais de se contenter plus modestement de quelques valeurs fondatrices. Il en a retenu pour sa part trois prioritaires : famille, travail, et… nation. Il a bien sûr pris garde d’agrémenter cette énumération inquiétante d’un grain d’humour britannique. Il n’empêche : le triptyque est symptomatique de l’ambivalence des valeurs. Dissociées d’un projet transformateur, d’un engagement concret dans un champ conflictuel, ces valeurs fantomatiques se révèlent parfaitement ambiguës. Certes, par temps de crise, la famille constitue une cellule élémentaire de protection mutuelle, ou de solidarité entre ses membres et entre générations ; elle reste aussi indissociablement, contradictoirement, un lieu de dressage, d’aliénation, de transmission des préjugés. De même, d’un point de vue anthropologique, le travail est une médiation dans l’échange organique entre l’humain et la nature, une activité sociale potentiellement créatrice, un vecteur du développement et de l’enrichissement des besoins ; il est aussi, dans les rapports d’exploitation et d’oppression historiquement déterminés, un asservissement, une aliénation, une mutilation des corps et des esprits.
Livrées à elles-mêmes, ces valeurs contradictoires ne peuvent donc tenir lieu de politique. Leur inscription dans un projet les soumet à l’épreuve de la pratique. Elle les tire de l’abstraction. Et ce faisant, elle les partage, elle les travaille, elle les fend en deux.
Les questions de valeur comme les questions de méthode doivent donc être rapportées à celles de la politique elle-même et du risque annoncé de sa disparition. Du risque qu’avec la politique « disparaisse complètement du monde » un espace de liberté et de responsabilité. Du risque aussi que disparaisse avec elle ce que le regretté Dionys Mascolo appelait « la part non fatale du devenir ».
Soit donc la question première de savoir si la politique a encore un avenir, et de comprendre pourquoi ou par quoi elle est menacée. De manière quelque peu arbitraire, je retiendrai trois grandes raisons.
La première est d’ordre historique. Un intervenant disait ce matin son espoir que nous entrions dans le XXIe siècle avec plus d’espérance que nos ancêtres au seuil du XXe. Je n’en suis malheureusement pas si sûr. Dans le film de Margarete von Trotta sur Rosa Luxemburg, on assiste à une fête du nouvel an 1900, où les grandes barbes de la social-démocratie allemande célèbrent le nouveau siècle, avec une confiance absolue, comme celui de la fin de l’exploitation, des guerres, de toutes les formes d’humiliation. Au terme de ce siècle, nous portons, accroché à nos épaules, le fardeau de désastres alors inimaginables. Ces échecs, ces défaites, ces désillusions jettent évidemment le doute sur ce que peut réellement l’agir politique et sur ce qu’il est raisonnablement permis d’en attendre.
La deuxième est d’ordre géopolitique. Elle tient à ce que l’on désigne couramment par la notion vague de mondialisation. L’action politique est inscrite concrètement dans une durée (celle par exemple que scandent les mandats électoraux) et dans un espace organisé en territoires. Depuis deux ou trois siècles, cette inscription a pris la forme de l’État-nation et de la correspondance fonctionnelle entre un territoire, un peuple, un État, un rapport juridique. Or, le processus de circulation des marchandises et des capitaux, le développement inégal et mal combiné sous la houlette du capital, la réorganisation des hiérarchies planétaires entraînent un désajustement généralisé, une discordance des espaces et des temps (économiques, sociaux, écologiques, juridiques), où les souverainetés deviennent incertaines, et douteuses les formes de représentation politique.
Une troisième, enfin, d’ordre social, est liée à la privatisation généralisée de l’espace public. Il ne s’agit pas seulement de la privatisation économique des services publics et de la vente de France-Telecom sur un air de french cancan, au rythme des lancers de jambes coquines et au son soyeux des jupons froissés. Ces privatisations posent la question de ce que nous considérons comme des droits sociaux (au transport, aux communications, à la santé) répondant à des besoins fondamentaux. Mais, au nom de l’équité à la sauce Alain Minc (dont Catherine Audard tient à préciser qu’elle ne correspond pas à la conception originelle de Rawls), la privatisation tend à gagner l’espace éducatif. Avec l’autonomie des Banques centrales et de la Banque centrale européenne, elle s’étend à la monnaie. Elle touche le droit. Avec la prolifération des mafias, elle s’étend aussi à la violence. Tout cela se tient. Lorsque l’espace public est ainsi vidé de sa substance, quels peuvent être le contenu et le sens de cette citoyenneté si pathétiquement revendiquée ?
Le résultat, c’est la tendance à l’évanouissement de la politique – en tant que volonté et détermination collective de l’en-commun, de l’être-ensemble et de l’avenir commun – entre, d’un côté, les lois implacables de l’économie et du marché et, de l’autre, les consolations d’une morale moralisante, les épanchements de ce que Nietzsche appelait la « moraline ». C’est la tendance à la disparition de la politique responsable, entre le verdict sans appel des experts et celui non moins péremptoire des sondages. C’est l’opposition formelle inventée par Jacques Julliard entre une gauche sociale (celle des grèves de l’hiver 1995) et une gauche morale (celle des pétitions de défense des immigrés en février 1997), comme si ne pouvait plus exister, désormais, une gauche tout simplement politique, inséparablement sociale et morale !
Il existe, heureusement, des indices de rébellion contre ces rhétoriques de la résignation. Par-delà les effets irritants de mode et de marketing, il est intéressant de constater l’écho rencontré par le personnage symbolique de « Che » Guevara auprès de couches significatives de la jeunesse. Ce n’est certainement pas étranger au fait qu’il incarne l’antithèse absolue de la soumission à des lois et des logiques qui nous seraient étrangères et inaccessibles.
Contre ce dépérissement menaçant de la politique s’esquissent pourtant certaines conditions de sa rénovation. La première concerne ce que j’ai appelé, pour situer cette intervention, « une politique de l’opprimé ».
À ce propos, je reviendrai rapidement à Marx. On lui a souvent reproché l’absence de pensée politique. Cette critique paraît bien frivole. Il suffit de lire précisément les écrits politiques actuellement en cours de publication dans la Pléiade, à commencer par l’admirable 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte. Le premier problème pour Marx, c’est de penser une politique qui ne se réduise pas à l’État et à l’étatique, de consommer donc sa rupture avec Hegel. Il s’agit d’imaginer la politique de ceux qui sont exclus de l’État et privés de politique comme du reste, une politique de l’opprimé qui cherche sa voie et invente ses propres formes dans les mouvements populaires, les balbutiements coopératifs, les mutuelles, les syndicats, les sociétés secrètes et les partis naissants.
Marx pense également la politique sous la forme de l’événement, des guerres et des révolutions, de l’irruption, fût-elle éphémère, des « damnés de la terre » sur la scène qui leur est refusée. Il est vrai en revanche – ce n’est pas sa moindre lacune – qu’il ne pense pas la politique dans sa dimension institutionnelle et juridique (sauf dans de brèves considérations sur la Commune de Paris ou sur le Programme de Gotha). On ne saurait lui en faire grief. Il n’existe guère, à l’époque, de régimes parlementaires en Europe : la littérature politique sur les partis et la représentation paraîtra seulement au tournant du siècle (Ostrogorski, Max Weber, Roberto Michels, Rosa Luxemburg, Sorel, Péguy, Jaurès…) avec la consolidation des formes parlementaires.
Aujourd’hui, en revanche, la vie politique se languit du retrait du social, du tarissement de sa source. Il convient donc de mettre à nouveau l’accent sur l’invention du politique dans la lutte, à ras du sol, sur la politique de l’opprimé, cette politique d’en bas qui cherche sa voie, sur son irruption intempestive susceptible de régénérer « la politique d’en haut ».
Les dernières années nous en offrent de multiples exemples. Ainsi, contrairement à ce qu’ont alors prétendu les sociologues tourainiens de l’inaction, le mouvement gréviste de l’hiver 1995 posait à sa manière, dans sa dynamique même, des questions éminemment politiques : à travers le « tous ensemble », la question de la solidarité ; à travers la défense du service public et de la protection sociale, celle de la citoyenneté ; celle enfin du sens politique de l’Europe. Plus largement, les diverses luttes des « sans » (sans-logis, sans-travail, sans-papiers) pour leurs droits inventent la politique de ceux qui en sont exclus.
Le mouvement des sans-papiers de 1996 et le mouvement pétitionnaire de février 1997 contre les lois Debré ont posé une question politique qui va bien au-delà des critères de régularisation des immigrés ou du contrôle des flux migratoires : celle du rapport entre citoyenneté et nationalité, entre national et étranger, dans une mutation planétaire où les lignes entre le dedans et le dehors se brouillent, où les espaces s’emboîtent et se combinent, où les migrations – comme l’a dit Jack Ralite – sont d’un autre ordre que l’immigration d’hier. Il s’agit là d’un problème fondamental, constitutif de notre avenir politique, bien au-delà des péripéties du moment ou des opportunités électorales. Rien ne serait plus naïf, plus néfaste, que d’imaginer pouvoir le refouler sous le prétexte fallacieux de « ne pas faire le jeu du Front national » : sur ce point plus que sur tout autre, la politique du dos rond serait la pire des politiques. La lutte à visage découvert des sans-papiers refusant la relégation dans l’ombre d’une clandestinité contrainte a fait énormément, au contraire, pour modifier l’énoncé même de la question.
Enfin, l’apparition dans notre vocabulaire du préfixe « euro » a accompagné la construction européenne selon la logique choisie, celle de la monnaie, des capitaux et des marchandises. On a commencé à parler d’euro-devises, d’euro-marchés, d’euro-monnaie. Depuis peu seulement, le mouvement social s’est approprié la formule à sa façon, avec l’euro-grève des Renault en solidarité avec Vilvorde, avec l’euro-marche des chômeurs en juin dernier à Amsterdam, avec l’euro-pride à Paris. Avec cette ébauche d’euro-mouvement social, c’est aussi l’espace politique qui se trouve modifié.
Il y a donc bien une demande de politique différente, comme on dirait dans le jargon du marché. Reste à savoir si la politique peut aussi être revivifiée du côté de l’offre, par le changement de pratique des partis, de leur relation au mouvement social, et par la recherche de nouvelles dimensions de l’espace politique et de nouveaux rythmes, en fonction des métamorphoses en cours. Il faudra bien en passer pour cela par une véritable discussion sur les métamorphoses actuelles du politique. Devant la difficulté du problème, certains discours philosophiques, sympathiques par leur radicalité et leur refus de se plier à un réalisme insipide, constituent en effet une stratégie d’évitement de la politique. Ainsi, pour Alain Badiou, le politique s’identifie de fait à la « fidélité à l’événement » où le peuple se prononce, à l’écart de toute pratique institutionnelle ou étatique ; réduisant ainsi la politique à ses irruptions événementielles, il abolit la contradiction dans laquelle elle se meut. Suivant une démarche sensiblement différente, Toni Negri aboutit à une réduction analogue de la politique à son moment constituant, incompatible avec l’institué, qui serait forcément une aliénation et une pétrification.
Paradoxalement, les récentes interventions de Jacques Derrida – qui n’a pas la réputation d’un auteur aussi directement engagé que les précédents – contribuent à une redéfinition plus concrète d’une politique de notre temps, dans la mesure où il ne supprime pas formellement la contradiction, mais s’y installe : dans la tension féconde entre l’inconditionnalité de la justice et la conditionnalité des lois, entre l’universalité des principes et la singularité déterminée des formes politiques.
Nous commençons sur ce point à disposer de pistes, de débuts de pistes seulement, mais qui méritent d’être explorées plus avant. Ainsi, la notion assez vague, et parfois énigmatique, de subsidiarité. S’il s’agit de distribuer les niveaux de compétence, de décision, de souveraineté, ne déléguant à l’échelon supérieur que ce qui ne peut être résolu de façon satisfaisante à l’échelon de plus grande proximité, il peut y avoir un bon usage démocratique de la subsidiarité, en commençant par le bas, en donnant tout son poids à la parole de ceux qui vivent et connaissent au plus près les problèmes de l’entreprise ou de la cité. La subsidiarité nous ramène alors vers des notions de contrôle et d’autogestion dont on était friand dans les années 1970, et qui ont pratiquement disparu avec la contre-offensive libérale des années 1980.
De même, la notion de « droit commun » telle que la développe Mireille Delmas-Marty, dans le sens d’une harmonisation progressive et négociée plutôt que d’une unification forcée en matière de droit, illustrerait bien une forme parallèle de subsidiarité juridique.
Se dessine ainsi une sorte d’échelle mobile des espaces politiques et juridiques, appelant sans doute un renouvellement des lieux et des pratiques de la politique et du droit. À condition d’imaginer les constructions futures autrement que le simple agrandissement photographique d’États-nations devenus trop étroits pour donner forme au développement de la recherche, de la technique, de la production, de la communication, comme si l’Europe pouvait être un super Etat-nation reconstituant à une dimension supérieure l’unité fonctionnelle et univoque d’un territoire, d’une administration, d’une économie, d’un peuple et d’un État.
On peut alors entrevoir, de manière encore bien tâtonnante, un avenir de la politique, d’une politique redéployée, qui déborde et enveloppe la figure restrictive de l’État. Il ne s’agit plus de la fin inquiétante de la politique, mais du dépassement d’une figure, historiquement déterminée et périssable, de la politique. D’une métamorphose incertaine de notre agir politique, telle que Valéry, au lendemain de la Première Guerre mondiale, en avait décelé les prémices : « Les grandeurs, les superficies, les masses en présence, leurs connexions, l’impossibilité de localiser, la promptitude des répercussions imposeront de plus en plus une politique bien différente de l’actuelle » (Paul Valéry, Regards sur le monde actuel).
La troisième condition, enfin, c’est un changement dans la conception même de notre engagement politique, dans le sens d’un engagement toujours plus laïque, plus profane, dépouillé autant que possible de croyances et de relents religieux. Un engagement en forme de pari. Je ne prétends pas sur ce point à une originalité. J’emprunte l’idée à Lucien Goldmann qui, dans son commentaire de Pascal, fait du pari la figure même de la condition politique moderne face au retrait des grandes transcendances.
Le texte de Claude Lefort cité dans la brochure introductive à ce forum évoque ces « transcendances brouillées » et « l’impossibilité de s’en remettre désormais à un garant reconnu par tous ». Ni Providence divine, ni Vérité scientifique, ni jugement dernier de l’Histoire ne peuvent désormais fonder en certitude les décisions de notre action. Nous ne pouvons pourtant éviter d’avoir à choisir et à décider. Force est donc de parier sur l’incertain.
Ce pari est constitutif de l’agir politique, de sa contingence et de sa liberté déterminées. Il ne s’agit pas d’un pari arbitraire, d’un tour aveugle de roulette russe, mais d’un pari probabiliste, raisonné, logique. Sur le sens du monde d’abord. Le monde tel qu’il est est-il acceptable, de sorte qu’il soit inutile ou inopportun de le changer ? Cette question opère un premier partage. Si l’ordre existant est inacceptable, il faut bien s’efforcer de le changer, sans aucune garantie d’y parvenir.
Certains objecteront qu’il faudrait le transformer mais que c’est impossible. Cela revient à prétendre que la loi du marché et de la marchandise est éternelle, qu’elle constitue l’horizon indépassable de notre temps. Étrange manière de réinventer l’éternité (celle du Paradis… ou de l’Enfer). Il est heureusement improbable que ce règne du Capital, qui n’a que quelques petits siècles d’histoire pour une humanité plusieurs fois millénaire, soit le terminus, l’épilogue, l’arrêt définitif.
D’autres admettront qu’il faudrait changer ce monde mais que l’humanité est trop médiocre pour qu’on s’y évertue. C’est l’alibi, avoué ou caché, du cynisme généralisé.
Le pari sur la transformabilité du monde est bien un pari logique, non arbitraire, qui mise sur des tendances et des possibles à l’œuvre dans le réel.
Deux exemples :
La mondialisation, d’abord. Le terme désigne des processus contradictoires. D’une part, des développements dans le sens d’une humanité plus humaine, plus universelle, plus solidaire ; mais cette tendance est contrariée par le caractère marchand de la concurrence, par la logique excluante du profit, par les effets mutilants d’un développement générateur de nouvelles inégalités et de nouvelles servitudes. C’est une contradiction réelle sur laquelle il est possible d’agir.
La socialisation du travail, ensuite. La tendance annoncée par Marx d’un travail de plus en plus socialisé, coopératif, combiné, complexe, incorporant une part croissante de travail intellectuel accumulé – Deeper Blue contre Kasparov, ce n’est pas la machine contre l’homme, c’est de l’intelligence socialisée, du travail mort accumulé, contre une intelligence individuelle –, se heurte au caractère privé du capital et du profit, à la mesure « misérable » du temps de travail abstrait qui ramène par la loi de la valeur l’hétérogénéité à une homogénéité formelle. D’où l’irrationalité et le paradoxe d’une économie où les gains de productivité, au lieu de libérer du temps ou d’accroître la richesse partagée, engendrent le chômage, l’exclusion, le travail massif des enfants à l’échelle planétaire. Ici encore, la contradiction est réelle. Il s’agit bien de savoir dans quel sens elle se dénouera, le meilleur ou le pire, et ce que nous pouvons faire pour agir sur cette alternative.
La politique reste donc une nécessité.
Et elle peut avoir un avenir.
Nous revenons ainsi, après un long détour nécessaire, à la question de ses valeurs pour demain. Une chose m’a frappé dans la plupart des interventions de ce forum. C’est la place de l’interrogation sur des fondements ultimes, la quête d’une transcendance de substitution, alors que les valeurs – pour peu qu’on accepte le terme – ne sont pensables à mon sens que dans le mouvement de leur devenir, dans les conflits réels où elles s’engendrent et s’énoncent. Donc dans la dialectique des temps, dans les rapports historiques qui se nouent et se dénouent entre présent, passé et futur. On a parfois invoqué à cette tribune des valeurs d’obstination, de courage, de rigueur… Mais l’obstination présuppose une dimension temporelle de persévérance dans l’action, d’enchaînement causal dans la durée. Et la rigueur présuppose une idée de la rationalité, de la démonstration, de l’argumentation, dont l’émergence est précisément contemporaine chez les Grecs des notions de politique (dans les tragédies d’Eschyle et de Sophocle) et d’histoire (chez Hérodote).
Les valeurs ont donc une historicité et une temporalité. Un rapport à l’expérience passée et à l’horizon d’attente du futur.
Concernant le passé, Heinz Wismann évoquait hier la notion de « renaissance » de Cassirer, selon laquelle l’humanité est capable de réveiller, ranimer, revivifier un héritage culturel. Je vois, quant à moi, dans cette renaissance, la fidélité à ce qui s’est manifesté de façon fragile et éphémère, à ce qui s’est laissé entrevoir dans la déchirure de l’événement. Je ne résiste pas à la tentation de (re)lire à ce propos un passage magnifique de Kant écrit en 1797, après Thermidor :
« Un tel phénomène [il s’agit de la Révolution française] dans l’histoire de l’humanité ne s’oublie plus, parce qu’il a révélé dans la nature humaine une disposition, une faculté de progresser telle qu’aucune politique n’aurait pu, à force de subtilité, la dégager du cours antérieur des événements […]. Mais, même si le but visé par cet événement n’était pas encore aujourd’hui atteint, quand bien même la révolution ou la réforme de la constitution d’un peuple aurait finalement échoué, ou bien si, passé un certain laps de temps, tout retombait dans l’ornière précédente (comme le prédisent maintenant certains politiques), cette prophétie philosophique n’en perd pourtant rien de sa force. Car cet événement est trop important, trop mêlé aux intérêts de l’humanité, et d’une influence trop vaste sur toutes les parties du monde, pour ne pas devoir être remis en mémoire aux peuples à l’occasion de circonstances favorables. »
L’universalité de l’humain n’est pas en effet une essence, une substance originelle, un paradis perdu, mais une potentialité qui se révèle dans le feu de l’événement et qui, comme le souligne Kant, ne s’oublie plus. Par-delà les réactions et les restaurations, la force annoncée de cette « prophétie philosophique » s’est confirmée. Les valeurs alors manifestées demeurent actives et fécondes aujourd’hui.
L’égalité s’oppose toujours à l’équité libérale selon Minc. La solidarité à la charité humanitaire ou princière. La citoyenneté au simple partenariat marchand.
Mais les percées événementielles demeurent par principe inachevées. Ainsi l’universalité proclamée de 1789, celle des Droits de l’homme, est vite apparue comme le nouveau masque d’une triple domination : de classe (dès l’opposition entre droit à l’existence et droit de propriété), de sexe (avec la privation du droit de vote), coloniale (avec l’étouffement de la libération haïtienne). Ainsi l’universalité revendiquée n’est jamais acquise. Elle est une visée, un horizon, un devenir universel et un devenir humain, en construction, une « promesse d’humanité », disait Mireille Delmas-Marty à propos de l’élaboration d’un droit commun.
J’en suis bien d’accord. La valeur d’universalité ou d’humanité se situe ainsi dans une double relation temporelle, à un passé hérité et à un avenir anticipé. C’est parce que nous sommes dépositaires de cet héritage que nous détenons un potentiel d’universalité et d’humanité tendu vers son accomplissement hypothétique. Et c’est pourquoi ces valeurs sont toujours en jeu dans la tension qui permet d’en appeler du droit à la morale, du plus proche au plus lointain.
Universel en construction, en devenir ? Les logiciens objecteront qu’il y a là une contradiction dans les termes, que l’universel est ou n’est pas, mais qu’il ne saurait devenir sans se nier en tant qu’universel. Nous retrouvons ici le vieux face-à-face de l’être et du devenir, de la vérité et de l’opinion, du philosophe et du sophiste. À l’idée d’une opposition exclusive entre eux, je préfère celle d’une relation. Le sophiste n’est pas le contraire du philosophe, mais son autre, son ombre et son double. La politique noue les vérités de l’être et celles du devenir. Elle met en tension la vérité et l’opinion. La recherche d’un pluralisme non relativiste, les formules paradoxales proposant un « sophisme non relativiste » (Isabelle Stengers) ou des « transcendances relatives » (Philippe Corcuff) tournent autour de cette question. Elle se résout dans la réalité de l’histoire et des conflits qui la trament.
En proclamant, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, le primat de la politique sur l’histoire, Walter Benjamin opérait un retournement décisif du rapport entre ces sœurs jumelles. Hannah Arendt a souligné que le culte fétichiste de la puissance de l’Histoire, nouvelle divinité tutélaire caractéristique du XIXe siècle, est consécutif aux déceptions de la Révolution française. Saint-Just et Robespierre n’invoquaient pas le jugement de l’Histoire pour justifier leurs actes. Ils étaient plongés dans la contingence sans recours de l’action politique. Ultérieurement donc, l’Histoire a pris le dessus en tant que puissance supra-humaine, dont les événements politiques n’étaient plus que l’illustration ou les péripéties. Au moment de conjurer la catastrophe imminente, il était impératif de rétablir la prééminence de la politique, de la liberté donc, de la responsabilité, de « la part non fatale du devenir ».
D’où le retournement.
Mais ce rétablissement de la politique n’abolit pas son historicité. Ses valeurs ne flottent pas pour autant comme des spectres désincarnés. Le procès d’universalisation, le devenir-universel qui fait signe vers un horizon régulateur est porté successivement par des forces sociales bien réelles. Il revêt la forme du conflit. La bourgeoisie fut jadis porteuse de cet universel. C’est à ce titre que Roland Barthes put qualifier Voltaire de « dernier écrivain heureux », au sens où il pouvait échapper à la mauvaise conscience, à la conscience double. La bourgeoisie croyait encore, de bonne foi, pouvoir accomplir l’universalité de la Raison et l’unification du peuple.
Ce rêve s’est brisé dans la répression du mouvement populaire de 1793, dans les massacres de juin 1848 (qu’on relise à ce sujet Michelet, Renan, le Flaubert de L’Éducation sentimentale), dans l’écrasement de la Commune (qu’on relise Maxime du Camp). Je ne puis par conséquent être d’accord avec l’interprétation donnée hier par François Guéry de la « querelle des valeurs » telle qu’elle s’exprime dans la Deuxième intempestive de Nietzsche. Certes, le bürglicher renvoie bien chez Hegel à la société civile et au « citoyen », au « civique ». Mais, en 1874, le bourgeois est aussi le bourgeois au sens de classe, qui a jeté le masque, incapable désormais d’incarner l’universalité.
D’où l’idée, discutable au vu du siècle écoulé, que le prolétariat doit prendre le relais et pousser jusqu’au bout la logique de l’universalité, dans la mesure où, pour se libérer, il devrait en finir avec toute oppression de classe. On peut considérer cette idée comme une utopie philosophique naïve. On ne peut cependant lui dénier une certaine logique. Et surtout, on ne peut éviter de s’interroger sur les forces en présence dans les conflits contemporains et sur les possibles dont elles sont porteuses.
Sur l’existence et les capacités du prolétariat, il y a aujourd’hui une discussion historique et sociologique. Il n’y a pas lieu de l’aborder ici. Je voudrais seulement insister sur l’idée que l’appartenance de classe n’est pas seulement une donnée statistique objective. Elle est aussi une construction, une représentation, et un fait de langage. J’ai toujours été frappé par les remarques de Walter Benjamin sur le fait que l’Allemagne nazie était le pays où il était devenu interdit de nommer le prolétariat par son nom. Et par celle de Hannah Arendt soulignant le sens de la substitution dans le vocabulaire des masses aux classes et des gens aux masses.
Dans la guerre des appartenances inhérente au procès de mondialisation, le conflit de classe reste porteur d’universalité au sens où il s’oppose aux appartenances exclusives. D’un point de vue de classe, il y a toujours un semblable, un autre soi-même de l’autre côté de la frontière du territoire, de la religion ou du sexe. D’un point de vue de classe, la destruction nucléaire, la bombe à neutrons, le génocide sont principiellement inconcevables, de même que la guerre totale. Parce qu’on ne saurait anéantir cette autre part de soi-même, détruire l’autre en tant qu’autre, en fonction de sa naissance ou de sa croyance.
Il s’agit au contraire d’une appartenance universalisable.
De même, la république redevient une question actuelle et souvent brûlante, parce que, dans son élan initial (dans sa « prophétie philosophique »), elle est universalisable. Elle propose une communauté politique élective. Cette promesse revêt aujourd’hui un sens renouvelé face aux dilemmes de la mondialisation, à condition de défaire l’identification entre la nation et la république. Cette stricte adéquation a été codifiée tardivement, sous la IIIe République seulement (avec l’adoption du premier Code de la nationalité, avec l’idée de préférence nationale au travail, avec l’affirmation de la vocation colonisatrice de la nation).
Phénomène historique, ce couple est donc dissociable. La république est une vaste cause. Elle ne saurait adhérer à la nation comme l’escargot à sa coquille. On peut alors concevoir une république ouverte, accueillante, à géométrie variable. Une république elle-même en devenir. Une « république inachevée » pseudonyme institutionnel de ce qu’on appelait, en 1830, la révolution en permanence.
Octobre 1997
Contretemps n° 6 (nouvelle série), avril 2010
danielbensaid.org