Avec la formation des gouvernements Messmer, le régime, sous Pompidou, voulait rassembler les possédants pour affronter la montée de la gauche. Largesses envers les entrepreneurs, facilités fiscales, main tendue aux cadres et aux commerçants… La politique contractuelle était reléguée au second plan ; et le discours de Provins promettait surtout des miettes aux « défavorisés » qui fournissaient la piétaille électorale. Côté idéologique, le croisé Royer rallumait la flamme de la France éternelle !
Pour son électorat, Giscard a bénéficié de ce travail préparatoire. Il est l’élu des droites… contre la moitié de l’électoral.
L’ouverture difficile
De là l’obsession du régime depuis un an : élargir sa base sociale et politique, mordre sur l’électoral de la gauche. Royer est donc, pour le moment, remisé au placard.
Et, dès le mois d’août 1974, Lecanuet, autre grenouille de bénitier, annonçait la couleur : « pour le reste, tout le côté généreux, social, de la gauche, je le fais mien. Mieux encore, j’appartiens à un gouvernement qui peut le mettre en œuvre ».
Accrochés à la bouée de l’État
Au sein même de la majorité présidentielle, les choses n’ont guère avancé davantage. Giscard promettant une transformation du régime dans un sens présidentialiste. Un an après, sa majorité repose encore sur une coalition présidentielle et non sur un grand parti. Les Républicains indépendants n’ont pas brillé aux différentes élections partielles. Et ils se fixent le chiffre ambitieux (pour un parti au pouvoir !) de 50 000 adhérents. L’UDR en revanche, si elle est allée à la soupe a su se maintenir. Bref, faute de pouvoir asseoir la base sociale et cimenter la ligne politique d’un grand parti majoritaire, c’est, comme sous de Gaulle, l’appareil d’État lui-même qui sert de colonne vertébrale à la majorité. L’État Giscard, par le jeu de quelques mutations et déplacements, remplace l’État-UDR, ou plutôt il l’investit sans tout à fait le congédier.
De Chirac à Ponia…
Lorsque le parti du président ne suffit plus à lui offrir une majorité, et à plus forte raison lorsque ce parti n’est plus majoritaire dans la majorité présidentielle, la mécanique constitutionnelle mise en place sous de Gaulle, taillée à sa mesure risque de s’enrayer.
Giscard le sait bien, qui envisage une réforme constitutionnelle. En fait de réforme, un avorton, une réformette. En revanche, Chirac a mis la main sur l’UDR. Jadis, Pompidou pouvait remercier son Premier ministre Chaban, pourtant plébiscité quelques jours avant par l’Assemblée. En cas de litige, Giscard pourrait-il aujourd’hui congédier Chirac aussi facilement ? Rien ne permet de l’affirmer. En ce qui concerne les institutions, comme en ce qui concerne la majorité et la base sociale du régime, Giscard reste donc englué, happé par les structures du régime antérieur. Il n’a pas la force sociale nécessaire pour le dépasser.
En équilibre instable face à une polarisation politique et sociale maintenue (les élections partielles, les mobilisations de la jeunesse, le mouvement de soldats, les grèves ouvrières, les manifestations antinucléaires l’ont montré), Giscard doit avant tout préserver l’héritage de l’État fort pour affronter les lendemains incertains. C’est Ponia qui est chargé d’incarner cet envers musclé du « libéralisme » souriant. « Il ne doit y avoir aucun endroit en France ou la police ne puisse pénétrer. Aucun endroit n’est protégé. Tous les endroits doivent se conformer à la loi nationale, qu’il s’agisse des universités ou des églises », déclarait-il à RTL le 5 février. Pour les usines, cela va sans dire… Le 1er février, il déclarait aussi devant les Républicains indépendants : « Si nous échouons dans la construction de cette société libérale avancée, il ne restera qu’à subir l’univers bureaucratique, rétrograde et dépassé que nous propose une Union de la gauche figée sur un programme qui ignore la crise mondiale de l’énergie et ferme les yeux sur la crise du Portugal. » Pendant que Giscard s’ingénie à séduire, son prince se prépare à l’échec de cette séduction. Ses excès sont les bavures d’une politique inhérente au régime : plus que l’Union de la gauche, c’est la classe ouvrière qu’il faut pouvoir affronter.
Si Giscard semble avoir substitué le changement à l’immobilisme du tandem Pompidou-Messmer, c’est que ces derniers s’efforçaient seulement de maintenir et de conserver l’équilibre social sur lequel repose le régime. Giscard lui est condamné à innover pour rattraper cet équilibre, pour lui courir après ; car il menace de rompre.
Rouge, 30 mai 1975
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