Selon un vieux classique du marxisme, lorsque l’histoire se répète c’est en farce. Le second règne péroniste en constitue une illustration nouvelle. Le dictateur glisse vers la sénilité. Sa seconde compagne, la vice-présidente Isabelle, tient mal le rôle d’Evita. Les affiches du couple présidentiel qui couvrent Buenos Aires sentent la superproduction hollywoodienne en technicolor.
Peron a été élu en septembre avec 61 % des suffrages. Mais ce retour était déjà la conclusion d’un premier acte. En mai dernier, l’élection à la présidence de Campora, péroniste fidèle, avait semblé mettre un terme à l’ère de la dictature militaire. Les portes des prisons étaient enfoncées. Les travailleurs interprétaient la défaite des militaires comme leur victoire. Le fait est que ces élections constituaient une tentative de la bourgeoisie pour canaliser vers les urnes un mouvement ouvrier ascendant qui risquait d’opérer la jonction avec les organisations révolutionnaires armées.
Mais craignant de voir le gouvernement Campora débordé par la vague populaire, l’oligarchie argentine donna dès juillet un coup d’arrêt en obligeant Campora à démissionner. L’élection de Peron en septembre ne représente que l’épilogue du coup d’État à froid de juillet. Elle en est le prolongement.
Il n’y a donc pas lieu de s’étonner devant la trajectoire du régime péroniste. Elle s’inscrit dans une courbe qui part du coup de juillet. La première décision de Peron, le jour de son investiture, fut l’interdiction de toutes les tendances de l’ERP (Fraction rouge, ERP 22 et ERP majoritaire) et de leur presse.
Ensuite, la physionomie du nouveau régime n’a fait que se préciser :
– signature entre Gelbard (président de la confédération patronale CGE et ministre de l’Économie) et Rucci (secrétaire de la CGT) d’un « pacte social » qui sacrifie les revendications ouvrières aux besoins de la « reconstruction nationale » ;
– vote d’une loi syndicale qui porte de deux à quatre ans la durée des mandats syndicaux et consolide ainsi la bureaucratie syndicale de plus en plus liée à l’appareil d’État ;
– vote de la loi dite de préscindibilité qui permet le déplacement des fonctionnaires et qui a permis d’exclure de l’université Ortega Pena et Eduardo Duhalde, directeurs de l’hebdomadaire de gauche Militancia ;
– normalisation à l’université combinant une campagne maccarthyste contre le marxisme et des mesures d’intimidation contre les enseignants et les recteurs réputés progressistes ;
– enfin, vote d’un code pénal, en janvier dernier, qui renoue avec les traditions de la dictature. La veille du vote, les militants de l’ERP avaient occupé la caserne de blindés Azal au sud de la capitale. Moyennant quoi la police avait saisi en plein Buenos Aires et brûlé dans la rue l’édition d’El Mundo, quotidien que l’on dit dirigé par le PRT-ERP. Après le vote du code pénal, plusieurs députés de la jeunesse péroniste avaient demandé une entrevue à Peron, espérant aplanir discrètement les difficultés. Mais le vieux roublard, loin de leur accorder une entrevue intime, les accueillait devant les caméras de télévision : résultat, après le vote, certains jeunes péronistes n’eurent d’autre issue que de démissionner du parlement.
La marine argentine après la marine chilienne
En ce qui concerne son anti-impérialisme, le gouvernement Peron a également lâché du lest. Il a d’abord accordé des crédits au régime de Pinochet avec lequel il a ensuite conclu, le 6 novembre, des accords bilatéraux de coopération énergétique. De même, en octobre se sont déroulées les célèbres manœuvres communes avec les États-Unis : le 14e exercice « Unitas ». L’armée chilienne, occupée ailleurs, en était pour la première fois absente. En revanche, l’Uruguay et le Brésil participaient à ces régates blindées. Par crainte d’incidents avec la population, les navires américains mouillaient à Port Belgram et non à Buenos Aires comme d’habitude.
Autres incidents significatifs : la grève de la compagnie pétrolière YPF. Le motif de cette grève fut le remplacement du général Fatigatti, démissionnaire, par un certain Venturini, proche du ministre Gelbard et connu pour ses liens avec les monopoles yankees. Aussitôt, Peron intervint en personne pour faire cesser la grève. C’était en novembre.
Le second règne a commencé par un massacre
Pour comprendre la mutinerie policière du Cordoba, il faut également savoir que le retour du péronisme au pouvoir n’a en rien impliqué une remise en cause de l’appareil répressif mis en place par la dictature. Et jamais la répression parallèle n’a désarmé.
Fait hautement significatif : le jour même du retour de Peron, le 20 juin, restera désormais dans le calendrier comme l’anniversaire d’un massacre. Celui de l’aéroport d’Ezeiza où la bureaucratie syndicale ouvrit le feu sur la foule venue accueillir Peron. Autre élément significatif : malgré la campagne populaire, aucune poursuite n’a été engagée contre les responsables du massacre de Trelew, le 22 août 1972. Et si le gouvernement Campora avait amorcé une épuration timide de la hiérarchie militaire, le gouvernement Peron a tenté dès son avènement une campagne de réhabilitation de l’armée, en organisant des grands travaux civiques connus sous le nom d’Operativo Dorego où militaires et jeunes péronistes travaillaient côte à côte avant que les seconds ne défilent devant une tribune occupée par les premiers ! Quant à la police de Cordoba, celle qui s’est mutinée, elle était connue pour ses tendances d’extrême droite représentées par le lieutenant-colonel Chiappe (un nom prédestiné !).
Dans son numéro, du 20 septembre 1973, Militancia rappelait les exploits de cette police : l’assassinat de Pichon Gimenez arrêté alors qu’il peignait sur un mur les slogans de l’ERP ; la répression contre les travailleurs du quartier San Francisco et contre les militants des syndicats de lutte de classe et la participation en sous-main aux actions armées de prétendus « commandos civiques » contre leurs locaux.
Les Japonais ont choisi le Brésil
Le renversement du gouverneur Obregon Cano par la police cordobaise, et avec la bénédiction de Peron lui-même, illustre l’ampleur des contradictions qui secouent le mouvement péroniste.
Dès les années quarante, le péronisme a conservé son idéologie populiste et sa base populaire. Dans la mémoire des travailleurs, il évoque une sorte d’âge d’or, et l’essor d’un syndicalisme puissant. Pour la petite bourgeoisie, des miettes substantielles, pour la grande bourgeoisie, une ère d’industrialisation. Toutes ces classes sociales avaient pu, inégalement, tirer satisfaction d’une conjoncture internationale exceptionnellement favorable.
Dans la conjoncture actuelle, le péronisme ne peut réaliser aucun miracle. Sa popularité, son populisme interclassiste, la confiance et le prestige dont il jouit, lui permettent de réclamer et d’obtenir partiellement une trêve sociale. Mais le temps est compté. Et la voie est étroite. Encore plus depuis le coup d’État chilien, qui complète dans le cône du Sud du continent la chaîne des dictatures : Uruguay, Brésil, Bolivie. Pour pouvoir payer de miettes son crédit auprès des travailleurs, le régime doit obtenir d’urgence des investissements étrangers de capitaux. Or, la situation argentine n’offre guère de garanties aux grandes firmes. Tant du point de vue social : l’explosivité des luttes ouvrières constitue une menace permanente pour les profits. Que du point de vue plus immédiat : l’enlèvement de PDG et le rançonnage des firmes se poursuivent au rythme d’un « séquestre » par semaine ! Ainsi, les capitalistes japonais ont-ils déjà choisi le Brésil comme zone d’investissement sûre, grâce à l’écrasement policier de la classe ouvrière. Et rien ne laisse prévoir d’importants investissements européens vers l’Argentine.
Dans ces conditions, l’harmonie de la collaboration ne peut s’instaurer entre les classes sociales argentines. Et la montée des tensions traverse le mouvement justicialiste (péroniste) lui-même. Après le meeting du 17 octobre à Cordoba, organisé par la jeunesse péroniste, le conseil supérieur du justicialisme a publiquement excommunié les journaux Ya, et El Descamisade, Militancia, officieusement liés aux groupes armés péronistes de gauche (Monteneros et Fuerzas Armadas Péronistas). Après ce même meeting où les dirigeants Monteneros, Firmenich et Quieto, avaient dans leurs discours réaffirmé « la loyauté envers les travailleurs et la libération », plus qu’envers le président, le conseil supérieur du mouvement avait déjà envisagé l’expulsion d’Obregon Cano et de Campora lui-même, coupables d’avoir envoyé des messages à ce meeting. Récemment, Quieto a été arrêté à Rosano.
Aujourd’hui, la ratification par Peron du coup de force de Cordoba, marque un nouveau pas à droite du régime. Une suite logique au vote du code pénal. Les problèmes posés à la gauche péroniste n’en sont que plus aigus ; les contradictions atteignent un point de rupture. L’avenir de la révolution argentine dépend pour beaucoup de la capacité des militants révolutionnaires à intervenir dans cette crise, C’est ce que nous traiterons dans un prochain numéro, à partir d’une discussion avec nos camarades de la Fraction rouge du PRT-ERP.
Rouge, 9 mars 1974
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