Libération : L’émiettement du camp du « non » est-il le fruit des jeux d’appareils de la LCR et du PCF ?
Daniel Bensaïd : Le non au référendum ne suffit pas à fonder un projet commun de gouvernement, qui est l’objet même des élections présidentielle et législatives. L’émiettement du non a commencé avec le ralliement de Fabius, Mélenchon et Emmanuelli à la synthèse du congrès du Mans. Ce qui a empêché une candidature unitaire souhaitable de la gauche radicale, c’est un désaccord politique sur les alliances avec le PS. Pour Marie-Georges Buffet, il existe un camp unique de la gauche, que sa candidature aurait pour seule ambition de rassembler et d’infléchir. Pourtant, en vingt ans, de 1983 à 2002, dont quinze années de gouvernement de cette gauche, unie ou désunie, Le Pen est passé de 3 % à 17 % ! Une partie de la gauche dite antilibérale est « subalterne » et « supplétive » du Parti socialiste, à la mairie de Paris comme au conseil régional d’Ile-de-France. Il y a bien au moins deux gauches, une sociale-libérale et une radicale anticapitaliste. Nous proposons un front pour résister à la politique de démolition sociale de Sarkozy et pour constituer une force indépendante du PS, capable d’imposer les mesures d’urgence sociale à son gouvernement dans l’éventualité de sa victoire.
Libération : En refusant a priori tout accord avec le PS, ne condamnez-vous pas la gauche à l’échec ?
D.B. : La logique de cette question serait de supprimer le premier tour de l’élection et d’instituer un bipartisme cohérent avec le présidentialisme. Pour battre Sarkozy et Le Pen, non seulement dans les urnes mais aussi sur le terrain social, il faut reconstruire une gauche de combat autour d’un projet politique réellement alternatif. La gauche libérale n’a pas besoin de nous pour se condamner à l’échec. Sa politique a provoqué l’érosion de son électorat populaire et l’exode du vote des enseignants vers François Bayrou. Le « tout sauf Sarkozy » dès le premier tour est un vote de la peur qui est fort mauvaise conseillère. On le voit en Italie, où le « tout sauf Berlusconi » aboutit à un gouvernement Prodi qui poursuit les privatisations, finance la guerre en Afghanistan, adopte un budget d’austérité et désespère la gauche. Mme Royal ne ferait guère autre chose. D’autant qu’elle est sur la question européenne d’un mutisme paradoxal. Une politique de justice sociale ou une intervention de l’État dans le capital d’Airbus se heurteraient aussitôt au veto de la Commission de Bruxelles au nom de la « concurrence non faussée ».
Libération : Étienne Balibar critique le flou du mot d’ordre antilibéral, incapable, selon lui, de saisir les évolutions du capitalisme…
D.B. : Je suis tout à fait d’accord avec lui sur le flou d’un « antilibéralisme abstrait ». Je préfère aussi parler d’anticapitalisme, à condition de ne pas se contenter d’un anticapitalisme aussi flou (et ségocompatible) que l’antilibéralisme. Au cœur de l’anticapitalisme, il y a la double question du travail et de la propriété. Le travail, aujourd’hui, c’est d’abord les effets de son intensification (avec son cortège de souffrances, voire de suicides), le chômage, la précarité. La propriété, c’est la question du service public, des biens communs de l’humanité (eau, air), de la privatisation des connaissances et du vivant, du « droit opposable au logement » opposable à quoi, si ce n’est au droit divin des propriétaires par le biais de la réquisition des logements vides ou de la municipalisation des sols contre la spéculation immobilière et foncière.
Libération du 6 avril 2007
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