Remarques à l’attention de la LCR espagnole

Partager cet article

Cet ensemble de remarques a été écrit avant les discussions récentes de la LCR et sans en connaître le contenu.

1. La question qui paraît décisive est celle de l’appréciation exacte de la crise du régime. Compte tenu du caractère bonapartiste actuel du franquisme, quelles peuvent être les conséquences de la chute ou de la disparition du Bonaparte ? Dans une période d’activité des masses, la passation pacifique du pouvoir à Juan Carlos est-elle concevable ?

Si l’on pense que la réponse à ces deux questions est plutôt non, alors se pose dès maintenant le problème de la réponse que des révolutionnaires peuvent mettre en avant face à l’ouverture possible de la crise du régime. En particulier, la critique de la ligne du PCE doit être approfondie. Il ne suffit pas en effet de la caractériser comme réformiste, ce qui est évident, mais aussi insister sur son irréalisme pur et simple. Est-il concevable qu’une bourgeoisie espagnole faible, grandie à l’ombre du pouvoir militaire, puisse accepter une solution dont le PCE soit partie prenante ? Cela semble d’autant plus douteux que le PCE, en l’absence de structures représentatives légales ou parlementaires du mouvement ouvrier, ne peut espérer qu’un contrôle fragile de la classe différent de celui qu’exerce le PCF et dans une moindre mesure le PCI. Enfin, du fait de la clandestinité, le PCE, bien que fortement bureaucratisé, ne peut exercer sur sa propre base le même contrôle bureaucratique que les autres PC. L’orientation stratégique du PCE apparaît donc, vue de loin, pleine de contradictions, irréaliste, impraticable. Il aurait été intéressant dans cette optique d’utiliser plus systématiquement la critique propagandiste d’une expérience telle que celle de l’Assemblée de Catalogne qui a été largement utilisée par le PCE, notamment en France à travers L’Humanité.

2. Ces questions concernant la crise du régime et son issue possible débouchent sur les questions stratégiques fondamentales qui apparaissent à travers une série d’alternatives tactiques. Par exemple, l’organisation révolutionnaire doit-elle privilégier une tactique de débordement systématique ou une tactique de Front unique (FU). Dans les pays où existent des partis réformistes, staliniens surtout, puissants et légaux, largement majoritaires dans la classe, l’avant-garde, même lorsqu’elle impulse une pratique de FU au niveau le plus élémentaire (syndical), ne peut espérer systématiser une tactique de FU à la base et au sommet concrétisée par l’apparition d’organes spécifiques de FU.

De là découlent une série de conséquences pratiques qu’illustrent aussi bien les contorsions grotesques auxquelles se livre l’AJS1 pour mettre en pratique une orientation impossible, que la façon strictement propagandiste dont nous-mêmes utilisons en France la formule de gouvernement des travailleurs. Nous n’essayons pas en effet de définir le contenu pratique de ce gouvernement par une combinaison électorale qui serait soit opportuniste (PS-PC), soit simplement illusoire opportuniste et sectaire (PC-LC). Nous utilisons au contraire au maximum les possibilités de débordement, ce qui implique une tactique particulière quant aux luttes de masse et aux opérations politiques centrales, une tactique unitaire définie vis-à-vis de l’extrême gauche, un effort permanent pour dépasser le cadre pacifique et légal de l’action politique (violence antifasciste, campagne armée).

3. En Espagne, la possibilité d’une tactique de front unique semble devoir être étudiée sérieusement. Dans la mesure où le PCE a peu, très peu, de chances de se voir accepté dans une solution de rechange de la bourgeoisie, dans la mesure aussi où il semble inconcevable que la bourgeoisie espagnole ait, en pleine aggravation de la situation du capitalisme mondial, les moyens de s’offrir une ouverture de type parlementaire, le problème de la formule de gouvernement ne se pose pas en termes de combinaison électorale. Le PCE n’a pas la possibilité d’appuyer sa ligne réformiste sur l’existence d’une pratique électorale. En conséquence, il est contraint de tolérer ou de favoriser aussi longtemps qu’il les contrôle le développement d’organes de type FU, ouverts aux groupes d’avant-garde. Les révolutionnaires ont intérêt à pousser cette dynamique qui aiguise les contradictions pratiques du PCE. S’ils le font systématiquement, ils peuvent bousculer et malmener considérablement ce parti en le confrontant à ses propres impasses.

4. Une telle perspective permettrait peut-être de développer la réflexion sur le rôle que les révolutionnaires peuvent faire jouer aux CCOO2, au-delà de leur situation concrète actuelle. En effet, si Trotski définit le soviet comme la forme supérieure du FU, dans les conditions d’illégalité du mouvement ouvrier espagnol, les CCOO peuvent représenter l’embryon d’une expérience soviétique comme le suggère Mandel dans l’introduction au recueil sur le contrôle ouvrier. S’ils le pensent, les révolutionnaires doivent prendre l’initiative de la bataille pour leur développement et leur centralisation. Ils peuvent même envisager de formuler un mot d’ordre du type « pouvoir aux comités élus et aux CCOO » qu’il serait possible d’avancer dans une situation de crise pour concrétiser leur réponse de classe aux solutions bourgeoises et au pacte interclassiste du PCE.

5. Quelles que soient, les réponses apportées, ce sont là les questions fondamentales. Que le PCE connaisse des difficultés et une relative désimplantation progressive, que les CCOO aient une réalité variable et discutable, ce sont là des aspects secondaires de la question par rapport à la prise de position stratégique de l’avant-garde. Ainsi, en France, nous nous battons en fraction dans les syndicats avec la perspective de l’unification syndicale avec droit de tendance. C’est notre horizon. Nous n’avons pas l’illusion de l’atteindre ; l’histoire nous bousculera en route ; nous serons confrontés au problème de la prise du pouvoir avant d’avoir reconstruit un mouvement ouvrier révolutionnaire idéal. Mais il reste éducatif et efficace en pratique de proposer aux travailleurs une réponse unifiante pour leurs luttes de masse qui les éduque face aux réformistes et les fasse progresser. Ne donner, dans les conditions de la clandestinité, aucune réponse pour l’organisation de l’avant-garde large de la classe risque de conduire à en abandonner le monopole au PC. Il ne s’agit donc pas tellement de dresser un constat de l’état actuel des CCOO, pour intervenir au coup par coup dans les plus intéressantes ; il s’agit plutôt d’y intervenir de façon systématique pour les transformer, pour y développer une tendance alternative à l’orientation réformiste du PC, pour modifier le rapport de forces entre réformistes et révolutionnaires.

6. Si on ne répond pas à ces questions qui me paraissent décisives, on risque de s’engager de fait dans une pratique empirique qui les tranche à sa façon. Inconsciemment, une pratique empirique peut présupposer diverses hypothèses révolutionnaires. Ou bien un schéma de crise en deux temps, du type 1917 qui donnerait aux révolutionnaires le temps de se développer dans l’intervalle. Mais il est peu probable que la bourgeoisie espagnole laisse à Carillo le temps de jouer les Kerensky ; or, lui-même reconnaît qu’il est le mieux placé pour ce rôle puisqu’il écrit que seul le PCE peut jouer aujourd’hui le rôle tenu en 1931 par le PS.

Ou bien une crise révolutionnaire conçue de façon abstraite et idéale. Une crise révolutionnaire est possible et même probable en Espagne mais quelle peut être son issue ? Avec quelles forces concrètes ? Soit on pense que, dès à présent et malgré les divergences profondes qui la divisent, l’avant-garde unie peut dénouer à elle seule cette crise dans le sens d’une victoire. Soit on pense que toute crise révolutionnaire, vu le réformisme du PCE et la faiblesse relative de l’avant-garde, ne pourrait que se terminer par une nouvelle défaite sanglante. Soit enfin, on pense que malgré la faiblesse de [passage manquant].

Il est bien évident que nous comptons beaucoup sur ce dernier facteur et que la maturité démontrée par la classe ouvrière dans ses luttes le permet. Mais sans illusions spontanéistes ou centristes. Ainsi en France, l’image d’un Mai 68 « réussi » semble très utopique compte tenu des leçons tirées par la bourgeoisie et les staliniens ; il faudra que les marxistes révolutionnaires soient capables de modifier assez profondément les rapports de forces politiques et organisationnels. L’un des points importants demeure donc l’appréciation de la possibilité que l’on a de casser le PCE à travers une crise révolutionnaire à condition que le cadre organisé de cette cassure ait été préalablement préparé grâce à une expérience de FU du type de celle que permettent peut-être les CCOO.

7. Ces points sont aussi liés à la question de l’armement du prolétariat et de l’orientation militaire envisagée par les révolutionnaires. Une tactique qui privilégie le débordement suppose plus ou moins que l’avant-garde anticipe sur l’expérience des masses en ce qui concerne les actions armées et se substitue partiellement à elles ; il faut en effet prendre l’initiative de remettre en cause tout un cadre légal existant et toute une éducation légaliste du mouvement ouvrier. En revanche, les piquets d’autodéfense et les détachements ouvriers de combat sur lesquels les camarades de la LCR semblent mettre l’accent sont des objectifs assez facilement assimilables par un mouvement ouvrier clandestin et qui s’adaptent très bien à une pratique de FU qu’ils prolongent et concrétisent sur le terrain militaire.

P.S. : ces quelques réflexions sont vieilles de plus d’un mois. Elles me paraissent aujourd’hui en grande partie dépassées par le débat lui-même, abstraites et générales sur certains points par méconnaissance de la situation concrète. Je les ai cependant laissées dans l’état où elles étaient dans la mesure où vous me les avez demandées et où elles démontrent malgré tout une certaine convergence dans les préoccupations. Enfin, je m’excuse de la médiocre qualité de la frappe en espérant qu’elle ne vous posera pas de problèmes supplémentaires de compréhension.
Amicalement.

Le 13 avril 1972, manuscrit
www.danielbensaid.org

Documents joints

  1. Alliance des jeunes pour le socialisme (AJS) du courant tortkiste lambertiste.
  2. Les CCOO (Comisiones Obreras) sont devenues le premier syndicat en Espagne.

Partager cet article