Fallait-il qu’il y ait péril en la demeure, pour provoquer une telle paix des braves, une union sacrée de la première et de la deuxième gauche, des fines plumes d’Esprit, du Nouvel Observateur, et des jacobins irréductibles. « Nous avons souvent bataillé entre nous », consentent les signataires de cette Sainte alliance républicaine. En effet : sur le soutien ou la condamnation de la guerre du Golfe, sur l’approbation ou le rejet du traité de Maastricht, sur la solidarité ou la dénonciation des grèves de décembre 1995, sur la régularisation des sans-papiers : des peccadilles lorsque la République les appelle à serrer les rangs !
C’est rayé, balayé, ils oublient le passé et repartent à zéro pour « épouser de conserve une querelle plus urgente ». Urgentissime, en effet, pour justifier un tel recentrement général, pour rabibocher démocratie et république, hier antinomiques pour Régis Debray, désormais enrôlées sous la bannière unique des « républicains démocrates » et sous le seul mot d’ordre intrépide : « N’ayons plus peur ».
En dépit du ravissement mondialisé d’Alain Minc, du divin euro déposé dans la crèche de Noël, des béatitudes jospiniennes, la République fout le camp, c’est vrai. Et la démocratie avec. Plus on accommode la citoyenneté à toutes les sauces, financières ou entrepreneuriales, plus le civisme s’efface. C’est la faute à qui, au juste ? Certainement pas à Rousseau. Alors, au capitalisme sauvage ? à la dérégulation libérale ? à la soif insatiable du profit ? à la main invisible et assassine des marchés financiers ? à la gangrène du chômage, à la crise scolaire, à la détresse urbaine ? Non pas. Si la République chancelle, si la première urgence est qu’elle soit « nettement refondée » sous peine de la « voir demain silencieusement renversée », c’est, selon nos brancardiers tricolores, parce que « l’action corporative » empêche la loi de s’appliquer.
L’action corporative ? L’accusation mérite précision. Des noms, des faits. L’action corporative du CNPF, rebaptisé Medef, contre la loi des 35 heures ? L’action corporative des grandes fortunes et des patrimoines contre la réforme fiscale ? L’action corporative des raiders pour les privatisations ? L’action corporative des institutions financières pour les fonds de pension ? Celle de la caste médiatique ou de la caste énarchique ? Vous n’y êtes pas. Pour les républicains démocrates, la menace vient d’ailleurs, des « groupes sociaux » trop enclins à se proclamer en colère.
Colère ? Ils ont dit colère… comme c’est bizarre. La colère des cheminots de l’hiver 1995, des sans-papiers de Saint-Bernard, des chômeurs occupant les Assedic à Noël 1997, des chauffeurs routiers, des enseignants de Seine-Saint-Denis, des lycéens de l’automne 1998, sans parler de toutes les colères, noires et rouges, à venir ? Comme si la première question n’était pas de savoir si la raison de ces colères est juste et légitime : la défense du service public, de la protection sociale, du droit à l’emploi, à l’hospitalité, à l’éducation.
Et comme si la seconde question n’était pas de savoir pourquoi la défense catégorielle de droits acquis constitue le premier pas, le point de départ logique, de la résistance aux contre-réformes libérales. Lorsque l’apologie de la concurrence de tous contre tous et du chacun pour soi devient la règle, lorsque la loi de la jungle devient la loi suprême, quoi de surprenant ? La solidarité repousse à ras de terre, pour s’étendre du plus proche au plus lointain. Ce qui est plus étonnant, et même réconfortant, c’est qu’en dépit des coups reçus, du poids lancinant du chômage, des horribles années Mitterrand, les mouvements de décembre 1995 ont pu passer en quelques jours de la défense des régimes spéciaux de retraites au « tous ensemble » contre le plan Juppé. Ce qui est carrément bouleversant, ce qui apporte le plus cinglant démenti aux discours démagogiques sur l’immigration, c’est de voir les chômeurs d’Arras offrir la moitié de leur maigre collecte aux sans-papiers de Lille en grève de la faim : en voilà qui produisent de l’égalité républicaine et de la citoyenneté au quotidien, sans tambour ni trompette.
Curieux manifeste, en vérité, que cet appel rassurant (sécurisant) des républicains démocrates. Il a d’abord provoqué chez nous un coup de sang indigné1. Au-delà, cette initiative nous est apparue comme le symptôme d’un désarroi et d’une dérive inquiétante. Dernière salve, dernière tranchée d’une gauche intellectuelle à bout d’idées et de projet ? La République des républicains démocrates, sans peur et sans reproche, est un contenant sans contenu. Cette République autoritaire, sécuritaire, disciplinaire, c’est ce qui reste de la République quand on a renoncé au social, quand on a bradé les principes de solidarité et d’égalité, quand on a privatisé à tous crins l’espace public. Il ne reste alors que l’ordre institué, sans l’élan constituant des commencements, que les règlements et les punitions d’une République sénile, sans les générosités de la République juvénile.
Dans d’autres textes, Régis Debray se montre mieux inspiré : « La pierre de touche, tu vois, aujourd’hui comme hier, c’est la Révolution. Toutes les républiques que nous avons connues ont pris la chute de la Bastille comme symbole et moment fondateur. En France, on ne peut pas à la fois renier la Révolution et aimer la République2. » Juste. Mais ce rapport intime, cette dynamique réciproque, ne se célèbre pas au passé, sous forme d’une révolution antiquaire de stuc et de cire (comme pour le bicentenaire). La République ne vit que de la source continuée de la révolution, de sa permanence. Sinon, c’est une République arrêtée, épuisée, qui conserve sans rien créer, qui se dessèche et dépérit. Ce n’est plus un projet toujours inachevé à accomplir, mais le morne ressassement d’un passé mythifié : les républicains démocrates en sont ainsi réduits à pleurer les « respects ancestraux », à invoquer « les autorités d’ascendance, de compétence, de commandement », à regretter les figures tutélaires du « père » et du « lieutenant » (sic !). Il ne manque guère à cette trinité autoritaire que le curé confesseur. Dur, pour la République.
Cette Marianne revêche braconne sur les thèmes de la sécurité, de l’immigration, de l’ordre moral chers aux droites extrêmes. Concurrence de mauvais aloi. Le programme du redressement républicain se réduit ainsi à un appel à la responsabilité. Ou plutôt, plus exactement, à « responsabiliser » énergiquement les adultes, le service d’intérêt général, la police, les « requérants étrangers », les mineurs, les parents, les élèves, les professeurs, en prônant à la manière de Tony Blair une « tolérance zéro face à la petite incivilité » (comme les tags sur les murs de l’école, le tutoiement du professeur, ou la consommation de joints puisque « tout héroïnomane a commencé par le shit »). La grande incivilité des négriers modernes, des trafiquants de haut vol (Samaranch, Havelange !), la grande délinquance des pollueurs-pilleurs et des social-killers peut attendre : sus aux classes dangereuses ! Dans cette affaire de sauvageons, les vrais sauvages ne sont pourtant pas ceux qu’on croit.
Dans une seconde tribune de réponse à leurs contradicteurs (dont nous), les huit républicains démocrates, réduits à sept par la défection d’Olivier Mongin, dénonçaient un feu croisé des libéraux et de l’extrême gauche, sans aller toutefois jusqu’à l’amalgame ordinaire : « Nous ne les renvoyons pas dos-à-dos car la justice est plus souvent du côté des luttes que des marchés. Mais enfin, nous ne pouvions rêver meilleure illustration de notre propos que la convergence du libertaire et du libéral, Daniel Bensaïd et les siens d’un côté, Alain Minc de l’autre, dans la double dénégation de l’instance égalitaire de la loi3. »
La loi est au centre de l’argument : « Il existe bel et bien aujourd’hui, à l’état flottant, un anomisme généralisé, un refus de la règle qui a sa version gauchiste, sa version petite-bourgeoise et sa version libérale-capitaliste. » Les républicains démocrates se trompent de cible. S’il s’agit de réaffirmer la supériorité des lois de la cité sur celles du marché, ou sur les pouvoirs judiciaires et monétaires européens, nous en conviendrons facilement. Mais il ne s’agit pas d’en appeler à la loi en général, à l’esprit des lois, aux tables de la loi. Il s’agit de discuter le contenu de la loi. De maintenir la tension entre la loi écrite et la loi orale, entre le droit positif et le droit naturel, entre la conditionnalité des lois et l’inconditionnalité de la Loi. Autrement dit, de ne pas abdiquer le pouvoir constituant de changer ou réformer les lois.
Ce n’est pas le principe de la loi que nous contestons dans les lois Debré ou Chevènement sur l’immigration, mais leur logique et leurs effets. Nous reprochons à la gauche plurielle de ne pas avoir voulu et fait une autre loi, alors qu’elle en avait l’opportunité et les moyens. Tout comme elle avait les moyens d’adopter une loi contraignante sur les 35 heures au lieu d’une loi que les concessions faites au patronat sur les heures supplémentaires et la flexibilité vident de son potentiel de création d’emplois. Tout comme il avait le pouvoir de revenir légalement sur la réforme Juppé et de renforcer le système de protection sociale par répartition, d’adopter une réforme fiscale radicale, ou de forcer la renégociation des traités européens.
Notre propos n’est pas le marché contre la loi, bien au contraire.
Mais la loi contre la loi. Droit contre droit.
Entre deux droits opposés, c’est la force qui tranche.
Qui prétendra le contraire ?
Prenant les effets pour les causes, ce qui caractérise pour Péguy la pensée bourgeoise et bourgeoisante, les nouveaux pères (et mères) fouettards esquivent les questions brûlantes de l’heure : quelle politique efficace contre le chômage ? quel relèvement des minima sociaux et du RMI ? quelle réforme du code de la nationalité et quel accès à la citoyenneté ? quelle laïcité offensive et quels moyens pour l’école ? quelle réponse aux privatisations en chaîne et quel avenir du service public ? quelle défense de la solidarité sociale contre sa privatisation au bénéfice des fonds de pension ? Ils s’accordent – urgence républicaine oblige – pour oublier Maastricht, et Amsterdam, et les critères de convergence et le pacte de stabilité, au nom desquels Dominique Strauss-Kahn vient de présenter à Bruxelles un programme d’austérité budgétaire jusqu’à 2002. Au nom de l’ordre et de la loi, oseront-ils réclamer encore un effort de fermeté républicaine pour reconduire à la frontière les 70 000 sans-papiers déboutés de la régularisation !
Raymond Barre se frotte les mains : « Même s’il leur a apporté des nuances, Jospin a été contraint de poursuivre les actions qu’Alain Juppé avait entreprises dans le domaine de la Sécurité sociale et des privatisations. On peut se demander si la victoire de la gauche en 1997 n’a pas été en fin de compte une chance pour faire passer un certain nombre de mesures qui étaient indispensables. Du moment où elles étaient présentées par un gouvernement qui n’était pas de gauche, elles étaient soumises à des critiques systématiques et au refus obstiné d’un certain nombre de catégories et de groupes d’intérêt. Ce n’est plus le cas4. » Quant à Dominique Strauss-Kahn, s’il affirme que la politique gouvernementale est « réaliste et de gauche », il ajoute aussitôt que, « pour s’en convaincre, il faut renoncer aux repères usuels5 ».
Comment sauver la République quand une gauche reniée en liquide aussi méthodiquement la substance ? C’est par là qu’il faudrait commencer. Une question aussi intempestive risquerait de diviser le front de nos républicains indivisibles. Pourtant, l’avenir de la République se joue là. La perte de légitimité de l’État et la montée de l’incivisme traduisent d’abord l’atrophie de l’espace public et la désintégration sociale. La privatisation des entreprises, des services, du crédit, dont l’actuel gouvernement détient déjà le record, ne relève pas d’un choix technique de gestion et de financement : la réorganisation des rapports de propriété signifie un renforcement et une concentration sans précédent des pouvoirs privés au détriment des pouvoirs publics. Au-delà des privatisations industrielles, c’est une logique marchande globale qui est à l’œuvre : privatisation de l’information, de la solidarité, de la santé, de l’éducation, du droit (par la prédominance du contrat sur la loi).
La « chose publique » rétrécit comme une peau de chagrin.
Aucune surenchère autoritaire, nul rappel à l’ordre dépourvu de légitimité sociale, ne saurait contenir les effets désastreux de cette spirale : il ne peut y avoir de sursaut républicain dans la capitulation sociale.
Or, le manifeste des républicains démocrates stigmatise, sans oser les nommer, les mouvements sociaux qui bousculent la gestion unique de la gauche plurielle. Il bat le rappel de la mobilisation générale, non pour soutenir un projet ou un programme, mais pour monter la garde autour d’idées reçues et de valeurs ambiguës. Il déplore « la famille dévaluée », rend la démission parentale responsable du délitement social, et « l’immigration irrégulière » responsable des violences urbaines ! Ses signataires prennent allègrement congé d’un « contre-projet » global et renoncent de bon cœur à toute « radicalité critique », pour se contenter de « chercher modestement le moyen terme dans nos propres sphères d’existence ».
Maurice Agulhon constate que l’on passe aujourd’hui d’une « définition maximaliste » de la République sociale, telle qu’elle s’est forgée dans les luttes du siècle passé, à une République minimaliste devenue la référence commune des « républicains des deux rives » chers à Chevènement. Comme si le fil bleu de la République pouvait remplacer le fil rouge de la lutte des classes6. Le minimalisme est au goût du jour : menus plaisirs et petites vertus. La République minimaliste et consensuelle, c’est la force de la loi sans sa légitimité.
La République sociale, qui nouait le passé et l’avenir, était autrement ambitieuse. S’en revendiquer, ce n’est pas, comme l’écrit Anicet Le Pors, se détourner de la politique7. C’est au contraire lui donner toute sa chair sans minimiser sa dimension législative et institutionnelle. Qu’en serait-il de la laïcité réduite à un espace neutre de cohabitation entre confessions (comme l’ont réclamé les chefs d’églises à l’occasion de l’affaire des foulards), sans l’intervention sociale des enseignants, des parents, des élèves ?
Vaut-il encore la peine de se dire républicains ? Oui, dans la mesure où la République s’oppose à une notion transcendante du pouvoir, où elle implique l’autodétermination de la loi, où elle signifie le primat de l’intérêt public sur l’intérêt privé. Dans la mesure surtout où elle ne délimite pas une appartenance naturelle ou identitaire, mais s’affirme comme le principe d’une société politique ouverte et universalisable, contraire à toutes les paniques nationales ou communautaires.
La République a une histoire. Il ne s’agit pas d’une idée pure ou d’un spectre qui hanterait l’histoire, de Rome à Jules Ferry et Clemenceau. La République de l’An II fut révolutionnaire. La IIIe République est déjà nationale, du côté de l’institué, de l’ordre positiviste, de la pétrification identitaire. Après juin 1848, il devint clair que la République serait sociale ou ne serait pas. Et universelle.
Lignes n° 37, mai 1999
Documents joints
- 1. Voir Daniel Bensaïd, Philippe Corcuff, Sami Johsua, « Consensus républicain contre République sociale », Le Monde, 11 septembre 1998.
- Régis Debray, Le République expliquée à ma fille, Paris, Seuil, 1998.
- Régis Debray, Max Gallo, Jacques Julliard, Blandine Kriegel, Mona Ozouf, Anicet le Pors, Paul Thibaud, « Républicains, refusons la nation à deux étages », Le Monde, 20 octobre 1998.
- Entretien à l’Expansion, 3 décembre 1998.
- Dominique Strauss-Kahn, entretien dans Alternatives économiques, septembre 1998.
- Voir Maurice Agulhon, in Cahiers du radicalisme n° l, Paris, Balland.
- Ibid.