Saisonniers d’arrière-garde

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Ce livre de Stavros Tombazos1 est le premier Cahier d’une série.

Des Cahiers des saisons, dont nous serons les saisonniers.

Les saisons ont leurs incertitudes, leurs caprices, leurs irrégularités. Fidèles au rendez-vous, elles n’en défient pas moins le temps homogène et vide.

Avec ces cahiers, nous entendons donc travailler à notre tour « dans les misères du présent », non à la semaine, ni même à la quinzaine, mais suivant un rythme terrien, lent et lourd, à distance des frivolités journalistiques et des inconstances de l’actuel, aux antipodes du fait divers qui submerge l’événement.

Ces cahiers seront une forme libre, variable. Tribune, recueil ou thèse, ni livre ni revue, tantôt l’un tantôt l’autre, tantôt brefs et tantôt longs, selon le contenu et l’envie, émancipés autant que possible de la dictature du tirage, ils varieront de volume pour renouer avec « la liberté de l’institution ». Quelques centaines d’exemplaires suffisent à tirer un texte du tiroir et d’entreprendre une aventure patiente et discrète, à l’abri des apparents, des effets de tribune et des tapages démagogiques.

Des cahiers à contre-courant ? À contretemps, plutôt, des morbidités de la mode. Des cahiers d’arrière-garde ? Pourquoi pas. Lorsque la troupe tourne les talons, lorsqu’une manifestation se débande dans la renégation presque générale, la situation se renverse et l’avant-garde couvre les arrières. Elle, elle n’a pas bougé. De même, nous avons perdu des illusions et reconnu des erreurs. Nous n’avons pas cédé un pouce de terrain à l’ennemi, qui est resté le même.

Va pour l’arrière-garde ! Il n’y a nulle honte à rester en minorité ou en infimité quand les girouettes s’affolent au gré des vents tourbillonnants. Heureux alors les infimes et les simples d’esprit, heureux les tenaces et les obstinés qui tiennent le cap, heureux les irréconciliés qui refusent de se rendre. Pour entrouvrir à nouveau les battants du futur, d’où peut surgir un possible inespéré, il faut commencer par tracer le seuil de l’intolérable et de l’inacceptable, par ne pas balancer les convictions avec les certitudes devenues douteuses.

Il faut savoir recommencer.
Revenir sur les leçons mal apprises.

Répéter, réciter, rabâcher, sans jamais confondre la dignité des défaites avec l’indignité des capitulations, le respect des vaincus avec l’humiliation des battus. Nous avons eu beau sonner à temps l’alarme et prophétiser la catastrophe, elle ne nous a pas épargnés. Nul, qui a lutté honnêtement et sincèrement pour l’initial communiste, ne sortira indemne de la débâcle bureaucratique. Sans doute, est-ce injuste. Sous le coup d’une telle injustice, il ne reste d’autre choix que de se rallier au vainqueur et de venir grossir son butin, ou d’entrer en résistance et en insoumission.

Pour apprendre de nouvelles expériences.
Pour redonner sens aux mots devenus menteurs.
Sans perdre la mémoire avec la raison.
Dans la « fidélité à l’événement où les victimes se prononcent ».

D’hier ou d’aujourd’hui, la contre-révolution n’est pas une révolution retournée et renversée. Elle en est plutôt le contraire sournois, asymétrique, tiré en longueur. Une restauration et une conservation. On a toujours tort de croire que le temps besogne patiemment au service d’une inéluctable destinée. Le temps ne fait rien. Il accompagne, il reproduit et perpétue, il suit la pente de la conservation. L’événement se joue dans ses interruptions et ses intermittences.

C’est pourquoi une révolution ne vient jamais à son heure.
Trop tôt, ou trop tard. Elle n’est jamais vraiment mûre.
Elle est toujours une manière d’imprudence.
L’éclosion de cette « lente impatience » soudain libérée.

Mais quand l’événement a eu lieu, rien ne saurait plus l’effacer : « En effet, un tel phénomène dans l’histoire de l’humanité ne s’oublie plus, parce qu’il a révélé dans la nature humaine une disposition, une faculté de progresser telle qu’une politique n’aurait pu, à force de subtilité, la dégager du cours antérieur des événements : seules la nature et la liberté réunies dans l’espèce humaine suivant les principes internes du droit étaient en mesure de l’annoncer, encore que, quant au temps, d’une manière indéterminée et comme événement contingent. Mais, même si le but visé par cet événement n’était pas encore aujourd’hui atteint, quand bien même la révolution ou la réforme de la constitution d’un peuple aurait finalement échoué, ou bien si, passé un laps de temps, tout retombait dans l’ornière précédente (comme le prédisent maintenant certains politiques), cette prophétie philosophique n’en perd rien pour autant de sa force. Car cet événement est trop important, trop mêlé aux intérêts de l’humanité et d’une influence trop vaste sur toutes les parties du monde, pour ne pas devoir être remis en mémoire aux peuples à l’occasion de circonstances favorables et rappelé lors de la reprise de nouvelles tentatives de ce genre. »

En 1795, en plein Thermidor, Kant écrivait ces lignes admirables à propos de la Révolution française. Nous pourrions les réécrire mot à mot à propos de la révolution d’Octobre.

En ces temps d’affaissement, nous voudrions œuvrer comme de modestes passeurs de mémoire. Afin que ce qui, ne fût-ce qu’un jour, a fait rayonner l’espérance, ne s’oublie plus. Afin que des textes, des controverses, des auteurs par lesquels la pensée a frayé son chemin dans les sombres broussailles du mythe, ne soient pas abandonnés aux inconstances de l’air du temps.

C’en est déjà fini de la fin de l’histoire.

Il n’y aurait plus de conflit moteur, plus d’alternative d’ensemble à l’ordre établi. Et pourtant, ou bien les conflits multiples tendront à l’universalisation, ou bien la barbarie l’emportera encore dans la guerre acharnée des clochers et des chapelles. Et pourtant, l’éternité n’existe pas, pas plus celle de l’ordre que celle du progrès. La réduction du hasard n’éteint pas les événementialités intempestives et les gazettes, contrairement à la prédiction de Cournot, ne remplacent pas l’histoire.

C’en est déjà fini de la fin des idéologies.

Naturalisation de l’histoire, quantification de la vérité par l’opinion, bon sens mal partagé du « ninisme », circularité sécuritaire de la tautologie, dépolitisation médiatique et croisades caritatives, l’idéologie fonctionne à plein régime.

Le jargon de la postmodernité se grise d’un assourdissant bavardage. La religiosité repousse sur les socles déserts des dieux sans sépulture. La surproduction du mythe bat son plein : il s’en fabrique plus, d’emblée planétaires, en un jour que jadis en un siècle.

C’en est fini déjà de la fin du politique.

De son effacement derrière les régulations froides de l’économie, derrière les calculs égoïstes de la théorie des jeux, ou derrière le fade consensus communicationnel. Une politique sans enjeux engendre une représentation sans consistance ni légitimité. On se souvient alors que les démocraties sont aussi mortelles que les civilisations et que l’urgence du mal ne dispense pas de la volonté du bien.

« La barbarie remonte ». L’inondation menace.
Et pas encore de grande lueur sur laquelle s’orienter.
Et toujours pas de grande affaire à laquelle se cramponner.

Non que les causes manquent ou que les querelles fassent défaut. Une citoyenneté à défendre et à réinventer. Des solidarités à retisser, dans le temps et dans l’espace. Le droit à l’existence, à l’emploi, à la santé, à la culture. Mais c’est pour l’heure une obscure et furieuse mêlée, à ras du sol, sans trompettes et sans gloire.

Le moment ingrat du négatif.

Pas de nouvelle promesse donc, pas d’acte fondateur, par d’affaire culminante. Seulement, nous y revenons, « les misères du présent ». Avec leur lot quotidien de reniements et de renoncements, de petites concessions qui font les grandes capitulations. Avec des guerres qui portent des noms d’un autre âge, mais qui sont bien, tout à fait, pleinement contemporaines. Des guerres d’aujourd’hui et de demain, où se jouent les nouvelles hiérarchies mondiales de domination et de dépendance.

Nous aurons au moins appris, une fois pour toutes, que la politique n’est pas la réalisation de la philosophie. Qu’il n’y a pas de vérité à capturer, mais des rapports de vérité, fuyants et mouvants. Le « philosopher » (la critique) pense dans les rythmes de cette course ralentie. Le politique, lui, fait de la politique. Il y a de la place pour deux. Aussi longtemps que changer le monde, c’est encore l’interpréter, l’interpréter par le changement, au-delà des reflets et des mirages du langage.

Au fil de leurs propres métamorphoses, ces cahiers s’efforceront d’explorer quelques points de rencontre entre la critique, la politique et la science. Sur cette ligne de front, il s’agit toujours de controverse et non de soumission d’une forme de pensée à une autre. De même que l’adéquation forcée d’un territoire, d’un peuple, et d’un État pour faire une nation homogène est porteuse de périls, de même nous savons les dégâts provoqués par la fusion prétendue de la philosophie et de la politique sous l’égide de la science, ou de la philosophie et de la science sous l’égide de la politique.

Autonomie relative de l’une envers les autres ? Différences de propos et de démarches qui laissent du jeu entre leurs domaines respectifs ? À cette métaphore spatiale, au partage territorial qu’elle suggère, nous préférons une différence de temporalité et de rythme. La théorie, la politique, et la science positive ne vont pas du même pas.

Saisonniers, les cahiers sauteront d’autant plus aisément d’un registre temporel à un autre, d’une sérénité théorique ou scientifique à une urgence politique.

S’agissant ici de temps, il convenait de commencer par ce texte de Stavros Tombazos sur Les Catégories du temps dans Le Capital. Bien des commentateurs s’en tiennent à la formule générale selon laquelle toute économie politique est économie de temps, présupposant ainsi le temps comme une évidence substantielle, « déjà donnée », en deçà de la critique.

Or, l’économie n’est pas une simple épargne, mais aussi une organisation du temps. Loin de pouvoir fonctionner comme référent et étalon de mesure, le temps « socialement nécessaire » est lui-même historicisé, fluctuant et flexible comme un instrument de mesure qui varierait en même temps de l’objet mesuré.

Stavros Tombazos s’attaque à cette énigme. Entreprise ambitieuse qui implique aussi bien une interprétation de la cohérence logique du Capital qu’un examen des rapports entre cette logique et celle de Hegel. La recherche s’oriente ainsi sur une voie originale, aux confins de la philosophie et de l’économie politique, ou plutôt sur les traces de cette « critique de l’économie politique » qui relève non de la science positive, mais de la « science allemande » dont parlait Marx, en quête d’une autre manière de « faire science ».

La connaissance d’Aristote, de Hegel et de Marx dans le texte permet à Stavros, helléniste et germaniste, de conduire ce travail avec rigueur et compétence, éclairant les problèmes de la valeur, de la métamorphose de la marchandise, ou de la transformation de la valeur en prix à la lumière de la théorie de la mesure et du syllogisme hégélien. La rédaction originale en français, qui n’est que sa troisième ou quatrième langue, le contraint en même temps à un précieux effort de clarté dans l’exposition.

Le temps de travail se révèle ainsi comme le lieu d’une irréductible contradiction entre l’abstrait et le concret, la durée et l’intensité. Nous sommes invités à traverser « le paysage de ces contradictions », où le capital apparaît comme « une organisation conceptuelle du temps ». À la différence d’interprétations trop souvent unilatérales et partielles, Stavros Tombazos éclaire donc à partir du problème spécifique du temps l’intelligibilité d’ensemble du Capital et l’originalité de sa logique propre. Ainsi, penser les arythmies des crises « exige beaucoup plus d’une analyse supplémentaire à l’analyse en termes d’équilibre » ; il y faut « des concepts entièrement différents, non mathématisables, et supérieurs à ceux de la logique de l’identité. »

Alors qu’il est ordinairement reproché à Marx de rester tributaire de l’épistémologie déterministe de son temps, ce travail attire l’attention sur une tendance logique contraire, prête à accueillir les développements contemporains de la logique floue, de la théorie du chaos, de l’unité entre hasard et nécessité.

Cette recherche a fait l’objet d’une soutenance de thèse devant un jury composé de Jean-Marie Vincent, Georges Labica, Catherine Samary, Ruy Fausto et Kostas Vergopoulos. Sa richesse et sa rigueur unanimement appréciées méritaient autre chose que l’oublieuse somnolence d’un tiroir.

En prenant ce départ, les cahiers prennent le pari de la difficulté.

Postambule2, novembre 1994

Documents joints

  1. Ce texte est le postambule du livre de Stavros Tombazos, Le Temps dans l’analyse économique. Les Catégories du temps dans Le Capital, Paris, Cahiers des saisons, 1994. [Ces cahiers ont été créés puis « abandonnés » par Daniel Bensaïd, la maladie ayant fait son œuvre et le « statut » de petit éditeur indépendant se révélant par trop dévoreur de temps.
  2. Ce texte recèle de légères différences par rapport à la version imprimée. Elles sont dues au choix de reproduire ici la version des archives numériques.

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