Par Marc Giuliani
Les faits font-ils les révolutions, se demande Daniel Bensaïd.
« Il n’y a décidément pas d’affaires classées par l’Histoire », écrit Daniel Bensaïd en introduction à son livre, Walter Benjamin, sentinelle messianique. Sentinelle, passeur, non-maître, ci-gît Walter Benjamin, ci il revit dans une modernité étourdissante que Bensaïd a su repérer. Étourdissante ou presque parce que ce n’est pas de bruit qu’il s’agit chez Benjamin, plutôt de méditation et de pensée à propos des fracas qui s’appellent révolution.
Passeur, Benjamin. Voici un dirigeant trotskiste, Bensaïd 1, qui, « cheminant dans une histoire noueuse » et en un moment incertain, choisit, non plus « le Vieux » 2 comme cicérone mais un marginal de la pensée marxiste, Walter Benjamin, un suicidé de l’Histoire comme il en est, selon Artaud, de la société. Port-Bou, petit poste frontière catalan entre France et Espagne, vit mourir à quelques mois d’intervalle Antonio Machado, fuyant la victoire de Franco et dont le cœur ne résista pas, et Walter Benjamin, suicidé dans sa quarante-neuvième année, le 26 septembre 1940, parce que c’était le bout du chemin et qu’il n’y avait nulle part où aller. « Au moment, proprement catastrophique, du pacte de la honte entre Hitler et Staline, au seuil du désastre, au fond du désespoir, il opposait à la lourde mécanique du progrès la faible étincelle de la rédemption messianique. » En se tuant.
Le suicide est une chose mal vue et quasiment inconvenante, sauf si la pensée le sauve. La pensée de Walter Benjamin préparait une sorte de temps, les philosophes diront temporalité, où il est grave d’avoir dit les choses et où cela suffit. Cela a toujours été déjà dit. Vaincus, errants, fuyant les vainqueurs, Machado et Benjamin sont là, historiques et poétiques, connaissant des lois qui sont celles de l’Histoire comme de la poésie. Le livre de Daniel Bensaïd est une réflexion sur cette poésie, ou histoire, à la condition que la poésie politise, comme sait l’un des auteurs les plus cités par Bensaïd aussi bien que par Benjamin, Péguy. Il y a aussi Baudelaire, le vrai grand Charles, sur lequel Benjamin a écrit. Quand on demande à Daniel Bensaïd d’où lui sortent toutes ces références qui ne sont pas forcément léninistes, il répond que ce n’est pas du tout quelque chose qui aurait été refoulé mais que Benjamin, ce marxiste errant, les lisait, lui. « À vrai dire, c’est en lisant Benjamin que je les ai retrouvés, je les avais oubliés, surtout Blanqui. » Bergson, Sorel, Blanqui, Gramsci, Péguy, il y a une odeur de débat dans l’air. Et c’est Blanqui qui nous frappe, me frappe, frappe Bensaïd comme il avait frappé Benjamin. Oui, si Bensaïd écrit sur Benjamin le passeur, la sentinelle, celui qui voit venir, alors il lit ce que Benjamin lisait, le proscrit, le vaincu, le prisonnier, l’oublié, Blanqui.
Blanqui, penseur génial que le léninisme a jeté aux oubliettes où il avait déjà passé la plus longue partie de sa vie, Blanqui le Rouge, Blanqui enfin qui fut certainement le plus lucide de nos révolutionnaires. S’il n’y a jamais d’affaires classées par l’Histoire, alors c’est que l’Histoire n’est pas comptable ni flic, alors c’est qu’elle se passe autrement, qu’elle ne fait pas exactement comme on l’attend, qu’elle ne prévoit pas. « L’éternité joue imperturbablement dans l’infini les mêmes représentations », dixit Auguste Blanqui. Il écrit cela en 1871, année de la Commune de Paris et quatre ans avant les Considérations intempestives de Nietzsche. Là, les rencontres sur lesquelles Daniel Bensaïd fait des sortes de gammes de philosophe et de militant, là se rencontrent les figures des vaincus qui disent que la révolution est elle-même et que seuls les traîtres en ont fait crime.
Oubliés nos amis et camarades. « Dans la galaxie mélancolique de Benjamin, Baudelaire, Blanqui, Sorel, Péguy sont des étoiles jumelles soumises à une attraction réciproque. Astres frissonnants sous la double menace d’une éternité désolée et d’une temporalité morbide. » S’il y va de l’Histoire, c’est d’un véritable dynamitage qu’il s’agit. Avec Benjamin et Blanqui, Bensaïd se livre à ce que d’autres appelleraient une déconstruction de la foi dans le Progrès et dans l’Histoire accoucheuse d’ice-lui. Il serait vain d’instruire une fois de plus le procès de l’historiographie linéaire ou positiviste s’il ne s’agissait que de querelles universitaires, mais il s’agit d’un poison de l’esprit. « Le point de départ de notre réflexion, écrit Benjamin, est que l’attachement [des] politiciens au mythe du progrès, leur confiance dans la masse qui leur servait de base, et finalement leur asservissement à un incontrôlable appareil ne furent que trois aspects d’une même réalité. » Bensaïd développe cette dialectique du désastre : il existe une croyance fétichiste des sociaux-démocrates et staliniens dans le progrès, croyance doublée d’une confiance de ces mêmes politiciens dans leur base de masse conçue comme devant toujours s’élargir, s’enfler, modèle de la pelote électorale qui est affaire « de temps, de patience et de pédagogie ». Et pour gérer cette masse, l’appareil incontrôlable. « Les trois péchés capitaux de la bureaucratisation sont absolument communs aux familles ennemies qui partagent sans s’en douter la même hérédité. » Le temps historique explose, la révolution est instant, l’origine est la fin.
Daniel Bensaïd ne va pas se faire que des amis parmi ses petits camarades : « Derrière les désaccords internes, dit-il, non dans le livre mais en entretien, qui peuvent n’être que conjoncturels, il y a des philosophies de l’histoire incompatibles. Par exemple ceux qui prennent le stalinisme pour une aberration ne font que croire au progrès historiciste et à un retour au propre […]. En fait je m’appuie sur Benjamin pour voir les contradictions qu’il y a chez Marx, mais chez Marx les contradictions ont un potentiel extraordinaire. » Le messianique est, sur fond d’éternel retour et de tragique, la recherche de l’issue. Dans l’univers de Blanqui qui « se répète sans fin et piaffe sur place […] tout ce qui arrive est bien, par cela seul que cela arrive […] parce que les choses ont suivi ce cours, il semble qu’elles n’auraient pu en suivre un autre. Le fait accompli a une puissance irrésistible. Il est le destin même. L’esprit en est accablé et n’ose se révolter […]. Terrible force pour les fatalistes de l’histoire, adorateurs de ce fait accompli ». Lutte des classes et messianisme s’encouragent mutuellement contre la fatalité.
Marc Giuliani
Politis n° 115, 22-28 novembres 1990
- Daniel Bensaïd est professeur de philosophie à Paris-VIII et membre du bureau politique de la Ligue communiste révolutionnaire.
- Surnom donné par ses premiers partisans à Léon Trotski en exil.