Sous les décombres, le recommencement

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Par Michael Löwy

La Discordance des temps, livre passionnant, se présente comme un recueil d’essais, pour la plupart inédits, sur des thèmes très divers : l’économie, les classes sociales, l’histoire. Il n’en constitue pas moins un ensemble d’une profonde cohérence, non seulement grâce à un thème unificateur – la temporalité disjointe – mais surtout grâce à une certaine tonalité, un certain style, une certaine trempe : celle des révolutionnaires qui refusent de se rendre.

Rien que pour cela, cet ouvrage nous est précieux. De même que son complément (dont on parlera plus tard), Marx l’intempestif (publié chez Fayard), il arrive au bon moment. Il tombe à pic. Comme un pavé dans la mare aux reniements. Comme un coup de marteau dans la vitrine des boutiques du prêt-à-penser. Ou comme un coup de pistolet dans le théâtre du bavardage « postiste » (post­marxiste, postmoderne, post­structuraliste, etc., ad infinitum).

Diagonale
Mais cet ouvrage est important aussi pour une autre raison, non moins cruciale. Daniel Bensaïd nous aide à dégager des décombres les matériaux pour un recommencement. Sous la triple étoile de Charles Péguy, Léon Trotski et Walter Benjamin – trois vaincus qui ne se plient pas aux verdicts de la prétendue raison historique, à savoir la raison du plus fort – il esquisse l’image d’un marxisme nouveau, réveillé du long sommeil dogmatique, débarrassé de la néfaste hypothèque étatiste, libéré des lourdes chaînes du positivisme et de la camisole de force du progrès linéaire. Un marxisme critique, qui prend ses distances envers le modèle scientifique naturaliste (« l’inéluctabilité d’un processus naturel ») – encore présent dans certains passages du Capital – pour choisir, résolument, la logique dialectique d’une histoire ouverte.

Le livre est composé de trois grandes parties, respectivement consacrées aux rythmes économiques et aux crises, au rapport entre la lutte des classes et les autres formes du conflit, à des essais critiques sur la raison historique.

Dans chacune des parties, la démarche de l’auteur consiste à faire ressortir la pointe acérée de la négativité marxiste critique. En rappelant, par exemple, que le marché n’est pas simplement une forme de la « contractualité » mais une dictature impersonnelle des choses, produit de plusieurs décennies de mesures coercitives. Et que, par conséquent, la transition au socialisme n’est pas possible sans la « démarchandisation » de l’économie et sa soumission à une autre logique, « politique au sens noble et civique du terme », orientée par la satisfaction de besoins démocratiquement déterminés.

Ou encore que, à force de nier, comme les postmodernes, tout vecteur d’universalisation susceptible d’articuler les différentes contradictions, on abandonne les individus au tourbillon des intérêts fragmentaires, au morcellement identitaire généralisé qui est, au fond, l’ultime avatar du fétichisme de la marchandise.

Contre les mirages de la raison historique qui croit pouvoir déduire de la mondialisation des échanges la fin du nationalisme agressif (Habermas), Bensaïd montre que la concurrence libérale multiplie les inégalités et nourrit les ressentiments : l’universalisation de l’économie, le cosmopolitisme marchand d’une part, la « névrose territoriale obsessionnelle » (l’expression est de Régis Debray), le fétichisme morbide de la terre, de l’autre, ne sont que les deux côtés de la même médaille. La patiente reconstruction des solidarités de classe, de la fraternité par en bas, reste le seul fil rouge permettant de trouver la sortie du labyrinthe identitaire.

Il ne s’agit pas de réduire le conflit social au seul affrontement des classes, mais d’analyser les liens, les nœuds, les articulations, entre celui-ci et les autres antagonismes sociaux (hiérarchiques, sexuels, nationaux, ethniques) : la « diagonale des classes » relie sans les confondre ces multiples figures du conflit.

Point d’orgue
La troisième partie du livre – « Histoire, fin et suite » – est, à mes yeux, la plus. attachante, parce que la plus chargée (au sens électrique du terme) par la subjectivité de l’auteur. Dans son entreprise hardie de rénovation du marxisme, Bensaïd ne craint pas de se réclamer du plus antimoderniste des socialistes : « Je suis péguyste. Pas péguyste bien que marxiste. Péguyste parce que marxiste. » Ce qui lui semble actuel chez cet « inglorieux vertical », c’est tout d’abord sa conception « arborescente » du temps historique – plein d’embranchements et de bifurcations – contre la temporalité moderne homogène, géométrique, mathématique : le temps des caisses d’épargne et des traites, de la quantification générale et de la rationalisation bureaucratique.

Daniel Bensaïd met admirablement en relief les affinités électives entre Péguy et Walter Benjamin, qui partagent le même refus de l’idéologie du progrès linéaire, le même intérêt pour les « retentissements à distance » – qui font « communiquer les époques, renaître les instants perdus, et resplendir les astres éteints » – la même vision de l’événement comme interruption et insurrection.

Avoir intégré à l’arsenal du marxisme révolutionnaire les intuitions critiques de Péguy, inspirées par son « douloureux raidissement. de plus en plus solitaire devant les puissances implacables de la modernité », est une des grandes contributions du livre.

Quelques mots sur le dernier chapitre – « Le grand Karl est mort ? » –, véritable point d’orgue de l’ouvrage. Réflexion critique sur une fin de siècle éminemment contre-révolutionnaire, ce texte, d’une haute tenue morale et politique, tourne autour d’une question capitale : « Peut-on “être sans horizon d’attente”, sans projet, sans ailleurs que ce cercle vicieux de la marchandise ? Peut-on se résigner à la répétition du capital et à son infernale éternité ? »

Les auteurs, les intellectuels, les mouvements politiques sont jugés selon qu’ils répondent ou non par la négative à cette question. Aucune complaisance envers la tiédeur, le « désabusement » cynique, le relativisme absolu qui se complaît « dans la morne peinture du gris de l’indifférence sur le gris de la modernité ».

Le marxisme révolutionnaire, héritier de Trotski, n’est pas désarmé pour affronter les défis de l’époque : « Sans la résistance de la première heure au stalinisme triomphant, l’obscurité de l’histoire serait totale et rigoureusement désespérante. La bataille du jour consiste à dégager des décombres les matériaux de toute reconstruction future… »

La seule réserve que m’inspire ce beau livre est le mot « attente » : il est question d’« attente inquiète », de « guetter sur la ligne tremblante de l’horizon » l’irruption de l’événement, ou de « guetter une nouvelle apparition messianique chargée de significations inédites ». Dans le chapitre sur Bloch et Benjamin, le messianisme sécularisé de ce dernier est défini comme « l’attente active et inquiète de la sentinelle ».

Or, le messianisme révolutionnaire de Benjamin – contrairement à celui des rabbins orthodoxes – ne consiste-t-il pas précisément à ne pas « attendre » l’avènement messianique mais à le provoquer ? Puisque chaque génération est dotée d’une force messianique, n’est­ce pas l’action révolutionnaire, ici et maintenant, qui constitue la forme séculière du messianisme ?

C’est sans doute ce que pense Daniel Bensaïd lui-même, pour lequel « tout ne cesse de se rejouer au présent, qui n’est pas une catégorie spécifique de l’histoire, mais de la politique en tant que pensée stratégique des embranchements et des bifurcations ».

Comment penser la révolution au moment où la Restauration – avec un R majuscule – triomphe sur toute la ligne ? Nous nous sommes crus, rappelle Bensaïd, « adossés à une indestructible montagne magique. Ce qui était fait ne serait plus à refaire. Quels que soient les détours et les retards du parcours, on ne reviendrait pas sur ces actes fondateurs ». Or, on a sous-estimé la puissance d’effacement et de dévastation du stalinisme. Puissance capable d’effacer non seulement Octobre mais encore l’événement Marx ?

Malgré tout, « le passement du temps n’a pas pouvoir d’abolir le pouvoir prophétique de l’événement. Rien ne peut faire que ce qui a un jour retenti soit étouffé jamais ». Bensaïd cite à ce sujet les paroles d’un éminent penseur : « Un tel phénomène dans l’histoire de l’humanité ne s’oublie plus (…) Car cet événement est trop important, trop mêlé aux intérêts de l’humanité et d’une influence trop vaste sur toutes les parties du monde pour ne pas devoir être remis en mémoire aux peuples à l’occasion de circonstances favorables et rappelé lors de la reprise de nouvelles tentatives de ce genre. » Ces lignes, écrites par Kant en 1795, à l’ombre de Thermidor, n’ont rien perdu de leur actualité deux cents ans plus tard… Ce n’est pas, pour Bensaïd, un acte de foi dans le « progrès », mais dans la remémoration et dans la révolution comme jaillissement, comme pouvoir de recommencer.

Michael Löwy
Rouge n° 1656, 19 octobre 1995


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