« La quantité d’illusions était énorme sans doute – mais s’il n’y avait rien eu, mais s’il n’y avait pas eu ce mouvement, ce sursaut, la convergence active de tous ces refus, ne serions-nous pas, alors, couverts de honte, et tout autrement que pour les bévues que, dans le feu de l’action, nous avons pu commettre. »
Jean-Christophe Bailly.
II y a trente ans, dans la ferveur de l’événement encore tiède, j’ai écrit avec Henri Weber un (mauvais) livre sur mai 1968. Notre organisation avait été interdite et nous avions trouvé refuge pour quelques semaines estivales dans l’appartement de Marguerite Duras, rue Saint-Benoît. Question discrétion et clandestinité, ce n’était pas fameux ; du genre Max et les ferrailleurs à Saint-Germain des Prés. Ce fut du moins l’occasion de croiser Robert Antelme, Dionys Mascolo, Maurice Blanchot, dont nous ignorions alors presque tout. Et nous y avons pondu notre copie avec une belle insouciance.
Il y a dix ans, j’ai écrit avec Alain Krivine un nouveau livre sur le sujet, un livre plus distancié, non de mémoire mais de résistance militante, au milieu des années désolées du mitterrandisme triomphant.
Autant dire que je suis saturé de ces ressassements soixante-huitards, de cette glu générationnelle, de ces souvenirs de chambrée transfigurés en plus bel âge de la vie. On en a trop dit. Et trop fait. Une montagne de ce qui fut sans doute un relief, un pli, une bosse sur fond de morne plaine, mais point une cime historique à l’assaut du ciel.
Si ce n’était vraiment qu’un début, c’est la suite qui est intéressante.
Et la fin, bien sûr, qui ne vient pas.
Inutile de parodier Notre jeunesse.
J’avais donc résolu de ne plus me retourner sur ce passé. Rien à déclarer aux journalistes japonais, coréens, brésiliens, mexicains, étasuniens alléchés par l’improbable cérémonie du trentenaire (bien que leur curiosité, somme toute, ait quelque chose d’intrigant). Et puis, il y a cette invitation amicale de Lignes, difficile à récuser. Et puis, il y a aussi l’excès de dénigrement et d’autodérision, qui est une exagération inversée.
Avec le poids des ans, des compromissions et des renégations, les acteurs recyclés dans le rosé bonbon social-démocrate, ou reconvertis dans la pitrerie médiatique, ont désormais plutôt tendance à considérer leurs émois de jeunesse avec la tendre commisération d’adultes enfin mûris, adultement vieillis et mûrement rancis.
Version Cohn-Bendit : Nous l’avons tant aimée…
Version Ettore Scola : Nous nous sommes tant aimés…
L’événement réduit à une grosse blessure narcissique.
Et voici la grève générale ramenée à la dimension d’un joyeux monôme étudiant, diluée dans les nappes lourdes de la modernisation inéluctable. On ne veut plus voir dans mai 1968 que les signes précurseurs d’un nouvel individualisme hédoniste. On ne veut en retenir que les effets culturels et moraux.
Ces commémorations amnésiques ont en commun de dépolitiser l’événement. Devant ces effacements et ces refoulements, il n’est peut-être pas tout à fait inutile de répéter ce qui devrait aller de soi.
S’il ne s’était agi que d’une révolte étudiante et d’un aggiornamento culturel, mai 1968 aurait pu s’inscrire modestement au chapitre des révoltes des campus, avec celles de Kent, de Berkeley, de Mexico, et quelques autres. Rien n’aurait justifié son rayonnement international durable, sa portée symbolique universelle.
Si l’événement dépasse infiniment la conscience tardive de la majorité de ses acteurs, la raison est forcément ailleurs. Et elle est probablement double. Elle tient d’abord à la grève générale : sous les pavés, non pas la plage, mais la grève. On a parlé d’une grève dix fois millionnaire. Dix millions, c’est un chiffre rond. Les enquêtes statistiques a posteriori oscillent entre 6 et 9 millions, soit le double ou le triple de juin 1936. La question n’est pas purement quantitative. La France de 1936 est encore une société fortement rurale. Celle de 1968 est à large majorité urbaine et le salariat y représente déjà 70 % au moins de la population active.
Mai 1968, c’est la première grève générale de la société salariale qui se propage, au-delà des centres traditionnels de production industrielle, aux services, à la communication, à la culture, à toute la sphère de la reproduction sociale. D’où son retentissement. On a voulu voir dans sa symbolique barricadière et ses oriflammes écarlates le signe de la dernière grève du XIXe siècle et l’épilogue de la grande légende prolétarienne. En partie, sans doute, pour moitié peut-être. Mais pour l’autre part et l’autre moitié, c’était aussi l’avant-première grève du XXIe siècle, un soulèvement social généralisé. Les grandes manifestations populaires des 13, 24, 28, 29, 30 mai annoncent à leur manière les immenses cortèges de décembre 1995 jusque dans les sous-préfectures.
L’autre raison, c’est que le Mai parisien semble conjuguer, sur le théâtre même de la Commune, les dynamiques possiblement convergentes de la révolution à l’échelle planétaire. Dès le 22 mars, le mouvement étudiant nanterrois se voulait anti-impérialiste (en solidarité avec les peuples d’Indochine), anti-bureaucratique (en solidarité notamment avec les étudiants polonais), et anticapitaliste bien sûr (en solidarité déjà avec les grévistes de Besançon, Redon, Caen). 1968 est en effet une année élue où semblent pouvoir se rejoindre et se combiner les différentes facettes de la lutte universelle contre toutes les oppressions : le 31 janvier, le FLN vietnamien lance l’offensive du Têt et bouscule le corps expéditionnaire américain ; à Prague commence le printemps du « socialisme à visage humain » ; les étudiants s’insurgent à Mexico.
Tout alors paraît possible.
Toutes les libérations semblent marcher du même pas, dans la même direction. La politique, l’histoire, la morale semblent à l’unisson. On n’a plus peur de rien. Les vieux comptes vont se régler. Certains réclament tout, tout de suite.
Dans le rétroviseur, les étapes du désenchantement, de la désillusion, qui sont celles aussi de la lucidité et de la persévérance chèrement apprises, deviennent claires.
Dès le lendemain de l’événement, comme toujours, le mythe a bondi sur les épaules de l’histoire et le délire interprétatif s’en est donné à cœur joie. Il y eut la « révolution introuvable », exercice d’exorcisme à chaud par Raymond Aron. Il y eut le Mai assagi des prolétaires version Georges Séguy, pour éteindre toutes les ardeurs lyriques. Il y eut les rodomontades martiales de Geismar-July : Vers la guerre civile. Il y eut aussi Glucksmann psalmodiant le petit livre rouge et célébrant « le vent d’Est » qui l’emportait sur le vent d’Ouest… Prudemment retiré de la scène pour une patiente cure d’amaigrissement idéologique, Mitterrand se contentait quant à lui de mitonner « sa part de vérité ».
Plus sobrement, nous parlions de « répétition générale ».
Si nous participions de l’euphorie ambiante, du moins gardions-nous le sens de la durée. Nous n’étions pas nés de Mai. Nous venions de plus loin. Et je n’ai jamais eu la moindre envie de mettre les pieds à l’Odéon.
En 1978, la voiture-balai de l’union et de la désunion de la Gauche était passée par là. L’échec électoral des législatives, après la poussée prometteuse de 1976 et 1977, venait de fermer un cycle.
« Une seule solution le programme commun », avaient-ils répété.
Ergo : Plus de programme commun, plus de solution.
Pas exactement. Le Parti socialiste, relooké à Épinay, offrait aux frustrés de 68 l’ascenseur rosé de la promotion sociale et médiatique. Au moment où il semblait échouer aux portes du pouvoir, il allait au contraire profiter de l’élan brisé. Mitterrand pourrait accéder en 1981 à la tête de l’État par la grande porte présidentielle, débarrassé d’un mouvement social divisé et désorienté. Après le premier choc de la crise économique et le coup d’arrêt de novembre 1975 à la révolution portugaise, le tournant fut général en Europe : compromis historique en Italie, transition monarchique pactée en Espagne, division et défaite de la gauche en France, et bientôt avènement de Thatcher en Angleterre. L’année 1979 fut morose, grise, comme désespérément pluvieuse. Le reflux emportait ceux que le flux avait portés. Le renoncement et l’ambition leur venaient avec l’âge de raison.
Dans ce morne désamour, le soulèvement sandiniste victorieux parut porteur d’un sursis : l’espérance retraversait l’Atlantique. La révolution d’Amérique centrale pourrait – qui sait ? – donner un nouveau souffle à la révolution cubaine ? Et puis, au Brésil, le Parti des travailleurs sort de terre comme un champignon. Les dictatures tremblent en Argentine, en Uruguay, au Chili même… En Pologne, commencent les craquements d’où va surgir Solidarnosc. Les luttes anti-impérialistes et antibureaucratiques semblent de nouveau au rendez-vous. Certes, le mouvement social des métropoles capitalistes manque à l’appel, mais ce n’est que partie remise…
Le dixième anniversaire fut donc celui d’un Mai qui se survit. Mais le cœur n’y était plus. En pleine idylle mitterrandienne, Régis Debray était bien dans l’air du temps, lorsqu’il prophétisait sur le ton du grognard revenu de presque tout : « La République bourgeoise avait fêté dans la prise de la Bastille sa naissance, elle fêtera un jour sa renaissance dans la prise de parole de 1968. » Ainsi, au-delà des apparences, il se serait simplement agi « d’un ménage de printemps », consistant à « donner des mœurs à l’industrialisation ». Le mouvement n’aurait réussi qu’à bousculer les deux valeurs collectives, les « deux religions solidaires », la nation et le prolétariat, qui faisaient obstacle à la nouvelle expansion du capital.
Rien de nouveau dans ce constat. Le capital à toujours tiré de nouvelles forces des luttes défaites ou trahies. Les réformes sont la menue monnaie des révolutions manquées. Et la modernisation policée des mœurs, l’écume des grandes espérances.
En 1988, changement de décor. 68 a vingt ans. Le soixante-huitard, la quarantaine grisonnante, et volontiers bourgeoisante. Le mitterrandisme triomphant a déblayé les voies de la promotion sociale que le gaullisme avait obstruées. Riches et enfin célèbres !
Le Génération de Rotman et Hamon donne le ton à l’autocélébration satisfaite dans le style « amour, gloire et beauté ». Leur Mai revisité vire à la conspiration des ego, bien dans le ton des années Tapie-Pelat-Dumas. Le bleu de chauffe est passé de mode. L’histoire sociale aussi. Plus d’acteurs anonymes, de sorties d’usine (François Bon fait pourtant de la résistance), de femme qui crie de rage contre la reprise à Wonder. Au seuil du second septennat, c’est l’heure des princesses et des princes charmants de la mitterrandie, des connivences, des complicités et des promiscuités. Nous l’avons tant aimée… : adieu aux amours et aux armes.
Et si nous l’aimions encore.
Autrement sans doute, mais encore ?
Difficile pourtant, en ces années de cendre et de franc fort, de ne pas se rendre. On y croise des « ex » arrivés (mais dans quel état), pleins de commisération sournoise ironique : « Alors, camarade, toujours militant ? Remarque, il en faut… Bon courage… ». Rien à répondre. Si ce n’est par un impératif militant catégorique : continuer, « continuer alors même qu’on a perdu la trace, qu’on ne se sent plus traversé par le processus, que l’événement lui-même est obscurci, que son nom est égaré, ou qu’on se demande s’il ne nommait pas une erreur, voire un simulacre » (Alain Badiou, L’Éthique).
On ne se téléphone pas. On ne se fait plus de bouffe.
Salut donc. Et à la revoyure.
Ce vingtième anniversaire, c’est carrément le fond du trou. Le vent d’Ouest du libéralisme l’emporte désormais sur le vent d’Est. Le grand soleil rouge s’est éclipsé. Le fond de l’air a viré anthracite. Et il y a belle lurette que Glucksmann souffle dans le sens du vent, avec BHL dans le rôle de l’angelot humanitaire gardien.
Au Nicaragua, les sandinistes sont étranglés. Au Guatemala, l’occasion est passée. Au Salvador, la révolution marque le pas. L’année suivante s’annonce sombre. Elle le sera. Non du fait de la chute du mur de Berlin, qui scelle le sort d’une dictature bureaucratique, mais du fait plus global des nouveaux rapports de forces planétaires : l’unification impériale allemande est en marche ; au Brésil, le Parti des travailleurs échoue d’un cheveu aux présidentielles ; à Managua, les sandinistes perdent les élections ; à La Havane, un procès de Moscou anachronique confirme la sénescence bureaucratique du régime ; fin de partie au Salvador ; en Pologne, « usines à vendre » remplace le « rendez-nous nos usines » du premier Solidarnosc… L’élan est à nouveau brisé. La triple alliance anti-impérialiste, anti-bureaucratique, anticapitaliste rêvée naguère disloquée. L’espérance en miettes.
1998 ? Trente ans déjà… Coucou, et cetera… ?
N’exagérons rien. Ce sera long, prophétisait Jérémie. Sans être vraiment écarlate, le fond de l’air reprend des couleurs.
En France, bien sûr, avec le soulèvement antilibéral de l’hiver 95, avec les sans-papiers, avec les chômeurs, contre Juppé contre Le Pen-Mégret, contre Debré-Pasqua. Reste à savoir si ce renouveau social sera englouti dans le grand trou rosé d’un social-blairisme à la française, bordé d’un liseré pluriel vert pâle et rouge fané. Ou s’il parviendra à ouvrir un espace politique de radicalité à la mesure de ses besoins et de ses attentes.
Encore hésitant et fragile, ce frémissement n’est pas hexagonal. Après l’euro-jargon des marchés, des monnaies, des devises, voici enfin venu le temps des eurogrèves, des euromarches, des eurocolères et des eurorévoltes. La fracture sociale et la fracture écologique cumulent leurs effets planétaires. Ceux et celles qui auront vingt ans en l’an 2000 avaient dix ans lors de la désintégration de l’URSS. Ils n’auront guère connu que le libéralisme à visage inhumain. Le monde d’aujourd’hui n’est pas moins injuste, violent, inacceptable que celui d’hier ou d’avant-hier. Il est encore plus urgent de le changer.
Ce n’était donc vraiment qu’un début. Les manifestants du 13 mai 1968 ne croyaient pas si bien dire.
Plus long était le chemin qu’ils ne l’imaginaient, et plus incertaine sa destination. Ce n’est pas une raison pour rester sur le talus.
Les yeux dans le vague et le cœur serré.
Le 17 mars 1998
Post-pensum (1)
Avant-hier, j’ai terminé mon papier pour Lignes. Pas très fier de m’être si fidèlement conformé au rôle rabat-joie du militant appliqué et persévérant – mais on ne se refait pas. Hier, je suis tombé dans un kiosque de gare sur un magazine Technikart (dont j’ignorais l’existence bien qu’il en soit à son vingtième numéro). Une sorte de rival jaloux des Inrockuptibles semble-t-il, avec une couverture racoleuse : « mai 1968 était-il bidon, enquête sur un mythe français », sur fond du fameux CRS matraqueur stylisé par l’atelier des Beaux-Arts.
À cette lecture, l’exercice laborieux de remémoration critique m’apparaît moins inutile. Technikart, c’est, sans fioritures ni détours, la révision libéralo-libertaire de l’événement, l’expression la plus plate de sa dépolitisation : « Car mai 1968 n’était pas politique mais culturel. Il n’était pas révolutionnaire mais contestataire, pas utopiste, mais hédoniste. Mai 1968 n’était pas les années soixante-dix, il était les années quatre-vingt-dix. Mai 1968 ne s’est même pas passé au mois de mai. Mais en mars [à Nanterre]. » « La rédaction » s’y est mise collectivement, anonymement, au grand complet, pour signer ce chef-d’œuvre de crétinisme éditorial dans l’air du temps !
Mai 1968, donc, contre mars 1968, la contre-révolution prolétarienne contre la révolution étudiante. Heureusement, Serge July est revenu de ses émois juvéniles et sur son « obsession du lien avec la classe ouvrière » : « Bien vu Juju », approuvent les techni-encartés. Le problème n’était pourtant pas dans la recherche d’un lien entre le mouvement étudiant et le mouvement social (plus que jamais actuel, au demeurant), mais dans la mystique prolétarienne de July lui-même, ébloui par « le grand soleil rouge » de Pékin. Cette même mystique qui l’animait encore trois ans plus tard, lorsqu’il s’érigeait en procureur de la justice populaire à Bruay-en-Artois, décrétant un notaire forcément coupable de crime, puisque bourgeois…
Effacée, donc, la grève : trop lourde, trop peuple, pas assez ludique. De 68, il ne resterait que le
22 mars, Nanterre, et Cohn-Bendit. C’est peu. C’est juste assez pour retourner le mythe comme une veste : « Et comme l’histoire qui s’écrit est celle des vainqueurs, le 22 mars est passé aux oubliettes. Ils essaient de nous faire avaler un 68 politique qui nous ennuie. Le nôtre est social, culturel, c’est celui du 22 mars. »
À force de s’ennuyer en politique, on la laisse à Maigret.
Comme si l’histoire qui s’écrit aujourd’hui n’était pas celle de Raymond Aron, d’Hamon-Rotman, du sénateur Weber, de Serge July, de Lionel Jospin, de Laurent Fabius…
Celle des vainqueurs (provisoires), précisément. « Être un traître heureux ou un pauvre type sans le sou, voilà l’alternative excitante que nous a léguée la génération de 68 », se lamentent les nouveaux vieux de Technikart. Et de se faire, en guise de consolation, les chantres de ces grisantes années quatre-vingt-dix : « Les années quatre-vingt-dix ont mis en œuvre un programme révolutionnaire : se réapproprier sa propre vie. Une insurrection souterraine et silencieuse qui – au désespoir des vieilles ganaches et des romantiques faisandés – n’a pas eu recours à de quelconques barricades. À la logique de rupture, de la table rase, sur laquelle se sont tant excités les révolutionnaires léninistes de mai 1968, succède un imaginaire d’alliance. Ne plus remplacer un monde (et ses califes) par un autre, mais au contraire accepter celui qui nous est légué en héritage et l’habiter au mieux. » Après la génération Mitterrand, la génération Furet ?
Après la renégation, la résignation ?
Triste époque.
Post-pensum (2)
Le spectre de mai 1968 hante son trentenaire.
Hier, 20 mars, on élisait les présidents de régions après les élections du 15 mars. Morne journée. Les uns après les autres, les barons de la droite se vendent à bail au Front national. La presse vertueuse et la gauche respecteuse crient au scandale, à la tricherie, à la trahison. Comme si Mitterrand en personne n’avait pas couvé Le Pen, comme si le chômage et les affaires, sous la droite comme sous la gauche gouvernementale, ne l’avaient fait prospérer !
Et ça continue. Jospin désavoue Lionel sur le traité d’Amsterdam, sur la privatisation de France-Télécom, sur l’abrogation du plan Juppé, sur l’annulation des lois Pasqua. Le chômage ne recule pas. Le pointillé des renoncements trace la voie d’une nouvelle débâcle.
Chroniques d’un désastre annoncé.
Calvaire d’une gauche aux genoux meurtris.
Par contraste, mai 1968 apparaît comme l’envers de ce désenchantement. Le spectre de son printemps revient hanter le présent endeuillé : « Que nous est-il arrivé ? Oui, qu’arrive-t-il à la France, trente ans après mai 1968 ? », éditorialise « pour Le Monde » Alexandre Adler (Le Monde daté du 21 mars 1998).
Après une aussi vertigineuse question, on attend la réponse, l’analyse, l’explication, les raisons sociales et les déraisons économiques, les causes nationales et les causes internationales. Comment d’abord la gauche politique a, dès juin 1968, freiné et brisé l’élan social – le ton était donné. Comment la plus grande grève générale que le pays ait connue s’est soldée par les maigres accords de Grenelle. Comment on est passé des cortèges interminables – « Dix ans, ça suffit ! » – à l’élection d’une chambre gaulliste introuvable. Comment l’Union de la gauche fut l’effet différé et dévoyé de 68. Comment la modernisation giscardienne put se présenter comme l’acquis tempéré d’une irruption refroidie. Comment dix ans de mitterrandages et de mitterranderies ont désorienté et démoralisé la gauche, engendré Tapie et Le Pen. Comment la contre-réforme libérale et le culte du franc fort ont lacéré la société. Comment l’Europe monétaire et antisociale a nourri les replis xénophobes et les appartenances identitaires. Comment l’exclusion a alimenté les frustrations et les ressentiments. Comment les petites concessions quotidiennes ont fait les grandes capitulations dominicales… Rien de tel chez Adler.
« Les difficultés de 68 à faire souche », « les racines lointaines » de nos misères présentes, tiendraient à « la défaite du gaullisme », au « divorce générationnel des hommes de la Résistance d’avec ceux de 68 » : face au mythe libéral d’un 68 hédoniste, individualiste, démocrate et libéral, l’anti-mythe gaullien d’une Résistance une et indivisible.
À explication courte, réponse simple.
Le remède est conforme au diagnostic : « En excluant sans esprit de recul les têtes faibles qui basculent vers le Front national, la droite républicaine a aujourd’hui le maximum de coups à prendre. Si elle montre le stoïcisme suffisant pour passer ce mauvais cap, elle renouera alors avec l’intransigeance morale du général de Gaulle, et par là même avec une génération soixante-huitarde largement revenue de son anti-gaullisme. »
Retour à de Gaulle + repentance soixante-huitarde, voilà la solution.
Le salut par l’Union sacrée républicaine ?
Pasqua-Seguin-Hue-Chevènement remontant les Champs Élysées bras dessus bras dessous avec les fantômes de Malraux et de Debré père ? La revanche du club Marc-Bloch contre la société Saint-Simon ? Si tel est le dernier rempart contre le Front national, il a encore de beaux jours devant lui. « Encore un peu de courage démocratique et le véritable esprit de 1968 aura raison des vanités de 1998 », conclut Adler énigmatiquement. Esprit es-tu là ?
Si esprit il y a, il rôde dans les manifestations de l’hiver 95, dans les luttes de soutien aux sans-papiers, dans le mouvement des chômeurs. Et dans le pôle de radicalité sociale et politique qui mûrit en dehors de la gauche plurielle et gouvernementale. Il hante son lieu de naissance et d’élection : la rue. Si la meilleure preuve de l’actualité de Marx, c’est le capital lui-même, si la preuve suffisante de la lutte des classes, c’est le baron Seillières en personne, l’actualité de 68 n’est pas dans l’opposition de caste mais dans l’opposition de classe au Front national. Front contre front, et coup pour coup.
21 mars 1998
Lignes, n° 34, éditions Hazan, mai 1998