Daniel Bensaïd est philosophe, membre de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), et auteur du Lionel, qu’as-tu fait de notre victoire, qui sort aujourd’hui aux éditions Albin Michel.
Libération : Que pensez-vous des propos de Jean-Pierre Chevènement accusant, notamment des « trotskistes anglais » de manipuler les sans-papiers ?
Daniel Bensaïd : C’est un symptôme inquiétant de la part d’un ministre de l’Intérieur. Quand on n’arrive plus à rendre compte des contradictions et des malaises de la société, l’explication la plus courte est toujours celle du complot de l’étranger. Je note également l’ironie de l’idée que Chevènement, grand pourfendeur de Maastricht, veut se servir des accords de Schengen pour punir les passagers des avions qui seraient solidaires des expulsés. Le gouvernement s’est mis dans une impasse et Chevènement, dans son for intérieur, doit le savoir. Toutes les associations avaient prévenu que la procédure de régularisation laisserait plusieurs dizaines de milliers de personnes non régularisées. En théorie expulsables et, pratiquement, très difficiles à expulser. Des charters sont toujours imaginables, mais il en faudrait au moins un ou deux par jour. Et ce serait très difficile à assumer pour un gouvernement de gauche.
Libération : Plus généralement, comment analysez-vous la loi Chevènement sur l’immigration ?
Daniel Bensaïd : Il y a, dans ce gouvernement, un dédoublement de langage et de personnalité permanent. Sur l’Europe sur la privatisation de France Télécom… Sur l’immigration, c’est encore plus flagrant et plus grave car on assiste à une dérobade par rapport à la pression de la droite. Cela s’est illustré de manière navrante à l’automne, lors de la première discussion de la loi Chevènement. Le gouvernement a mis en avant le thème du consensus républicain, comme s’il pouvait y avoir une union sacrée sur le sujet au Parlement. Mais la droite n’a fait aucun cadeau. Le gouvernement a donc déçu son électorat de gauche, celui du mouvement pétitionnaire, et il n’a pas rempli son rôle, qui est d’apprendre à regarder en face l’immigration comme une donnée structurelle.
Libération : Qu’auriez-vous à dire au gouvernement ?
Daniel Bensaïd : On ne peut, d’un côté, tenir un discours d’ouverture au nom de la mondialisation, et refuser la circulation des personnes et le brassage des populations. Il faudrait réviser radicalement la notion de citoyenneté et les rapports entre citoyen et nationalité, ce qui n’a pas été fait dans les lois Guigou et Chevènement. Ensuite, si on ne veut pas aller vers une société policière avec des garde frontières et des miradors tous les dix mètres, les principales mesures de contrôle doivent porter sur le respect du droit du travail, pour éviter que les négriers en tout genre bénéficient du trafic inhérent aux situations de clandestinité. Par ailleurs, il ne faut pas oublier le nombre scandaleux des visas accordés aux Algériens, qui est tombé à 40 000. C’est une hypocrisie quand on entend les discours de compassion sur les malheurs de l’Algérie.
Libération, 8 avril 1998