Arnaud Spire : Compte tenu de l’urgence d’apporter des solutions aux problèmes contre lesquels butent l’ensemble des peuples de la planète dans leur effort de développement, certains prétendent que ceux qui se sont référés à Marx dans le passé seraient aujourd’hui plus légers sans bagages théoriques. Qu’en pensez-vous ?
Daniel Bensaïd : Je ne confonds pas le temps de l’urgence politique et celui, plus long, de la pensée efficace. Depuis 1989, d’importants bouleversements ont eu lieu dans le monde. Il m’a semblé nécessaire de refaire l’inventaire de nos bagages. Des âmes charitables nous ont d’abord proposé de les jeter pour être plus légers. Je n’ai jamais cru à ces tables rases. Pour moi, le problème est de savoir de quel Marx nous avons besoin aujourd’hui, et si la lecture que nous en faisons est légitime. Un texte fondateur comme l’œuvre de Marx se prête évidemment, dans son foisonnement, à une multiplicité d’interprétations. L’interprétation ne doit être ni fantaisiste ni arbitraire. Elle doit se confronter réellement au texte, pour en éclairer des aspects qui ont été recouverts pendant très longtemps par les influences positivistes de la IIe Internationale. Ce travail nous place dans un temps long, de redéfinition et de reconstruction. Les questions sont posées par la réalité. Qu’il s’agisse de la question nationale, de celle de la science aujourd’hui, de la métamorphose des classes. Élaborer des réponses implique que l’on refuse d’endosser les nouveaux habits idéologiques des libéraux.
Arnaud Spire : Estimez-vous que la coexistence d’une pluralité d’interprétations de Marx soit devenue l’une des conditions de la poursuite de sa pensée et de son activité militante dans le monde tel qu’il est aujourd’hui ?
Daniel Bensaïd : Qu’il faille dialoguer, cela est évident. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille accepter n’importe quoi au nom d’un pluralisme politique qui est l’une des conditions pratiques de la démocratie. On peut critiquer la démocratie telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, sous ses formes parlementaires. On peut aussi imaginer des formes plus directes, plus citoyennes. Il reste que la formulation d’un projet de société passe forcément par une mise en commun plurielle si on veut qu’il soit soutenu au niveau associatif et politique. Cela n’a rien à voir avec l’éclectisme. Selon moi, une organisation politique nécessite un accord minimal sur les grandes questions de l’époque : événements internationaux, guerres, révolutions, questions sociales. Cela ne signifie pas que l’on doive trancher de la même manière les questions théoriques.
On peut faire référence, dans un congrès, à la lutte de classes, mais on n’en fera pas voter une définition. Il existe donc un autre registre. Son rythme de développement ne relève pas des procédures de décision ordinaires. À ce niveau, il y a place pour une pluralité théorique d’un autre type. Au début de La Discordance des temps, je parle des « lectures du Capital » au pluriel. On ne peut pas relire Marx en faisant abstraction des grandes controverses qui se sont greffées sur son héritage. Nous avons un regard vers Marx qui s’est forcément enrichi au fil du siècle. J’annonce la couleur. Pour moi, c’est Antonio Gramsci et Walter Benjamin qui m’ont permis d’exhumer un Marx peut-être trop oublié par les orthodoxies. Il est à mon sens encore plus important de bien se situer dans la logique d’ensemble du Capital pour poursuivre des débats qui ont été bloqués par des lectures unilatérales. Il n’y a pas chez Marx de théorie des crises, il n’y a pas de théorie des classes. La question du travail productif reste à approfondir. C’est seulement lorsqu’on a compris la logique d’ensemble qui relie les trois livres du Capital que le problème des rapports entre la valeur et le prix ou de la détermination des classes s’éclaire tout autrement. Voilà pourquoi, selon moi, le chapitre inachevé sur les classes vient à sa place au livre III où il joue un rôle inaugural.
Arnaud Spire : Vous insistez, après Ernest Mandel, sur le rôle inédit du temps, mesure de la production et de la reproduction, et rapport social dans l’œuvre de Marx. La conception du temps inaugurée par Marx est-elle vraiment autre que celle de l’origine, du développement et de la fin, d’un avant, pendant, et après, que tout un chacun croit découvrir dans l’expérience ?
Daniel Bensaïd : Contrairement au mythe d’un Marx penseur de la fin d’une histoire universelle qui se refermerait sur elle-même, je soutiens que les textes de 1845-1846 – La Sainte Famille, L’Idéologie allemande, les Thèses sur Feuerbach – rompent explicitement et définitivement avec les philosophies spéculatives de l’histoire selon Kant ou Hegel. Mais rompre avec ces conceptions conduit à penser différemment le temps. Ce avec quoi Marx rompt, c’est avec l’idée que l’histoire serait une sorte de mouvement linéaire de l’esprit devenant conscient de lui-même dans un cadre temporel. Il n’y a donc chez lui ni le temps sacré de la religion – révélation et création – ni le temps abstrait de la physique, mais la construction d’un temps qui est d’abord et avant tout un rapport social. Pas seulement un temps, mais des temporalités articulées. Il y a un temps de la production qui est le temps de l’exploitation, il y a un temps de la circulation qui commence déjà à provoquer les arythmies et les possibilités de crises, et il y a un temps de la reproduction. On a donc une organisation du temps qui est totalement immanente au mouvement même du capital.
La valeur, c’est du temps de travail socialement nécessaire… Mais la valeur n’est pas quantifiable en elle-même. Elle est en quelque sorte rétro-déterminée par la concurrence et la formation des prix. Il y a, de surcroît, des rapports sociaux aujourd’hui qui ne peuvent pas être mesurés par le temps de travail tel que le détermine le capital. Comment quantifier le travail domestique – qui est encore aujourd’hui essentiellement féminin – et tout ce qui a rapport à l’écologie, comme le renouvellement des flux d’énergie, les dégâts sur les forêts et les eaux ? Marx avait entrevu que cette mesure de toute richesse par le temps de travail nécessaire deviendrait une mesure misérable. Je crois qu’à bien des égards on y est.
Enfin, la troisième conséquence de cette grande innovation concerne le temps de la physique, qui était le support nécessaire, de l’idée de causalité. A est la cause de B à condition que le temps qui relie ces deux phénomènes soit homogène et mesurable. Marx aurait bien voulu trouver des lois du même type que celles de la physique. Mais il s’est rendu compte que l’économie politique avait des comportements bizarres, irréguliers, aléatoires. Il parle donc de « lois tendancielles ».
Il est en fait à la recherche de formes nouvelles, élargies, de causalités. Depuis, avec la physique moderne, avec les théories du psychisme, avec les théories des systèmes et de l’information, on a été plus loin dans cette direction.
Arnaud Spire : Marx aurait donc, en quelque sorte, anticipé dans le domaine de l’histoire sur une conception du temps, un et multiple, qui semble s’étendre depuis à la nature ? Là où la physique classique nous invitait à découvrir un monde déterministe et des lois irréversibles, a-t-il vraiment envisagé un monde fait de possibles et régi par des lois tendancielles ?
Daniel Bensaïd : Il s’agit d’une causalité complexe, fléchée, différente de celle qu’implique le déterminisme classique. Certes, la transformation d’un système est déterminée par ses contradictions propres. Et tout n’est pas possible à n’importe quel moment. Mais, en revanche, le résultat de ce développement n’est pas prédictible. C’est ce que disent aujourd’hui les physiciens. On peut déterminer le souhaitable par rapport à plusieurs hypothèses et faire qu’il advienne. Déjà Gramsci, qui rejetait toute téléologie spéculative, a rendu hommage à cette forme de téléologie qu’impliquent les hérésies millénaristes et qui donne le sens de l’effort. Même si c’est dans des notes, presque en pense-bête à son propre usage, Marx a quand même élaboré quelques catégories ou notions permettant de penser l’histoire de cette façon.
Contradictoirement au déterminisme causal qu’on lui prête, il pense justement la discordance des sphères juridiques, esthétiques, économiques. Tout cela ne marche pas au même rythme. Il y a déjà là les éléments d’une idée de développement inégal, de contretemps, de non-contemporanéité. De ce point de vue, on peut dire que l’ordre marchand ne coïncide pas avec l’ordre du capital. Je sais qu’il y a là un débat. À partir du moment où le capital s’empare non pas simplement de l’échange mais directement de la production, le film n’est pas réversible, et imaginer un marché sans capital, sans concurrence, sans chômage paraît un souhait purement imaginaire.
Du point de vue de la rationalité économique, et dans le cadre d’une transition socialiste, il serait par exemple absurde de socialiser le petit commerce, et même de petites entreprises. En revanche, face au scandale de la privatisation de l’eau, par exemple, il y a besoin d’une régulation dans laquelle l’instance politique joue pleinement son rôle. L’histoire n’est heureusement pas avare en inventions. Le débat, lui, est malheureusement hypothéqué par des clichés qui tirent leur force de ce qu’on a eu sous les yeux. On ne peut, pourtant, renoncer à la question de la propriété où se prennent les décisions. On parle aujourd’hui d’« entreprise citoyenne ». Or, de mon point de vue, l’essence de l’entreprise capitaliste, c’est le despotisme. Aussi bien dans l’organisation du temps de la production et de la division du travail que dans les formes disciplinaires. À l’opposé, tout ce qui relève du service public pose la question d’une propriété sociale et non pas généralisée, susceptible d’orienter politiquement l’économie. Il y a bien sûr aussi la fiscalité ou la façon de poser la question du logement et des banlieues en relation avec la propriété foncière, mais il y a surtout la nécessaire socialisation – même si cela n’est pas suffisant – de certains moyens de production et de communication. Tout cela m’amène à dire que, même si le capitalisme ne se porte pas si bien, il continue d’être l’ordre réellement existant et qu’on est encore loin de savoir comment son dépassement pourrait bien entraîner son abolition. Dans la situation actuelle, tout ce qui limite l’exploitation et définit l’emploi comme un droit inaliénable pousse dans ce sens.
Arnaud Spire : N’est-ce pas cette réflexion sur le temps et le capital qui vous conduit à approfondir l’articulation de la lutte de classe avec les autres modes de conflictualité sociale ?
Daniel Bensaïd : L’idée que la lutte est constitutive des classes n’est pas nouvelle. On la trouve déjà chez Althusser. Les classes sociales n’existent que dans leurs rapports de conflits. À cet égard, l’innovation apportée par Marx est souvent mal comprise. La tradition universitaire française de la sociologie, d’Auguste Comte à Émile Durkheim, fait écran. La pensée, dans ce domaine, est volontiers classificatoire. On range les catégories sociales les unes par rapport aux autres. Je n’ai pas de mépris pour cette sociologie empirique. Elle est utile. Mais la démarche de Marx n’est pas d’abord sociologique. Elle consiste à saisir dans son mouvement un rapport antagonique entre capital et travail, dans la production, puis dans la circulation, entre achat et vente de la force de travail, puis dans la reproduction. La façon dont se défont les conditions générales de reproduction de cette force de travail donne à l’ensemble les formes d’un conflit. Aujourd’hui, nous sommes tenus de penser la pluralité des conflits sans pour autant nous laisser aller à une dispersion de cette conflictualité. Il y a des conflits d’État et de nations, il y a les rapports conflictuels entre sexes, entre communautés ou religions. Tout cela, à mon avis, trouve son intelligibilité dans le support de classe. Je crois que si l’on sépare les questions nationales du rapport de classe, elles deviennent très vite régressives, surtout si elles ne s’accompagnent pas de formes d’associations, de volonté de rester en dialogue ou en rapport avec l’autre. À cet égard, la nation a eu une fonction de dépassement des particularismes. Elle a été un pas en avant vers l’ouverture et l’universalité. Il en reste indéniablement quelque chose. Mais cela ne doit pas conduire à exagérer le discours républicain. Ce dernier ne suffit pas en lui-même à élaborer une construction européenne qui prenne la relève après la faillite de l’accord de Maastricht. Je suis persuadé depuis longtemps qu’une Europe construite par le biais d’un corset monétaire dans un contexte de récession ne pourrait aboutir qu’à un éclatement.
Arnaud Spire : Les mentalités sont généralement plus conservatrices que la réalité sur laquelle elles pèsent. On peut, bien sûr, estimer que la transformation de la société les fera évoluer. Mais en attendant, ne constituent-elles pas un obstacle décisif à cette transformation ?
Daniel Bensaïd : Certains ont présenté les événements de Mai 68 comme un monôme ou comme une révolution culturelle. J’ai tendance à penser que le résultat le plus évident de ces événements a été de faire éclater le cercle vicieux dans lequel les révolutionnaires avaient jusqu’alors tendance à enfermer la lutte contre les mentalités rétrogrades. Marx a mis l’accent sur l’ambivalence du progrès : progrès d’un côté, régression de l’autre. C’était vrai sur la question de l’opposition à la hiérarchie, de la salarisation des femmes, de la pensée écologique conséquente. Lorsque la structure légale syndicale a trouvé son assise dans l’entreprise, les questions de société sont tombées un peu en dehors du champ de ses préoccupations. Il y a là un espace social à reconquérir. Je me méfie des grandes utopies autoritaires sur la cité heureuse. Marx a combattu l’utopie chimérique dans ses textes de jeunesse. Il les a opposées à ce que d’aucuns nomment l’utopie stratégique, comme pensée vers l’avant, pensée exploratoire, élan vers les possibles. De ce point de vue, il y a à mon sens une dimension imaginaire dans toute attitude subversive. Je pense ici au messianisme laïc de Walter Benjamin. J’ai aussi en tête l’utopie remaniée du principe « Espérance » d’Ernst Bloch, qui était devenu une ligne de résistance à l’ordre bureaucratique stalinien et une riposte à la sous-alimentation de l’imagination socialiste.
Arnaud Spire : Dans un prologue à Marx l’intempestif, joliment titré « Un tonnerre inaudible », après avoir dit ce que la théorie de Marx n’est pas, vous le qualifiez d’« audacieux passeur du possible ». Que voulez-vous dire par là ?
Daniel Bensaïd : Je crois que le moment est venu de réveiller de façon non arbitraire des éléments laissés en chantier, inexplorés par Marx, souvent refoulés par la constitution des marxismes institués ou des orthodoxies constituées.
La situation me semble complètement propice pour faire renaître des questions qui se trouvent chez Marx, alors que l’actualité du capital n’a jamais été aussi forte, mondiale et planétaire. Je propose une lecture hétérodoxe qui essaie de projeter la pensée de Marx sur les questions présentes que posent l’histoire et le temps, la conflictualité ou la science.
Je ne prétends pas reconstruire une doctrine – Marx a suffisamment pourfendu les pensées doctrinaires. Je crois qu’il est temps de dégager les éléments et les matériaux pour une reconstruction critique. Cela nécessite une nouvelle écoute du temps. C’est sans doute le point qui a été le plus sous-estimé chez Marx. Sa pensée de l’histoire amène non seulement une écoute du temps comme battement, rythme, vibration, d’un rapport social, mais, de surcroît, une pensée de l’articulation de temporalités qui ne sont pas homogènes. Il n’y a pas que celle de la théorie et de l’urgence politique. Il y a aussi celle de la pensée et de la découverte scientifique. Plus généralement, celle du processus et de l’événement. Écoutons ces temps qui s’articulent et qui grincent. Notre époque – comme l’a écrit Derrida citant Shakespeare – est vraiment « hors de ses gonds ».
L’Humanité du 16 janvier 1996