Un monde à changer

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La tenue du IIe forum social européen à Saint-Denis et Paris, du 13 au 16 novembre, s’inscrit dans la dynamique internationale des résistances à la mondialisation marchande : des manifestations de Seattle, en 1999, à celles de Cancun, en septembre dernier, en passant par les forums mondiaux et continentaux, de Porto Alegre à Florence, par les mobilisations contre le sommet du G8 à Évian ou le rassemblement monstre sur le Larzac. Ces mobilisations soulignent la faillite des recettes néolibérales et le discrédit croissant de ses promoteurs. Les grandes institutions internationales sont en crise. L’Onu a étalé son impuissance face à la croisade américaine en Irak. L’Organisation mondiale du commerce est paralysée par la contestation sociale et par la fronde des grands pays du Sud. Les États-Unis refusent de ratifier les accords de Kyoto ou de se soumettre aux nouvelles juridictions internationales. Au niveau européen, les incertitudes qui planent sur le sort du projet de traité constitutionnel, cristallisent cette crise de perspective.

Pendant ce marasme politique et social, la guerre continue. La fuite en avant du nouveau militarisme impérial s’accélère. Alors que Georges Bush senior annonçait, il y a douze ans, un monde prospère et pacifié, Georges Bush junior décrétait dès le 20 septembre 2001 la planète en état d’exception et de guerre illimitée. La course aux armements est relancée. Le droit international, suspendu. Dans une tribune publiée par Le Monde du 9 avril, l’ancien directeur de la CIA, James Woolsey, pouvait en toute tranquillité annoncer l’entrée dans la quatrième guerre mondiale : « J’espère que sa durée n’atteindra pas les quarante et plus de la Troisième, mais il faut probablement envisager plusieurs décennies. »

Une guerre peut en cacher une autre : derrière la guerre impériale pour la recolonisation du monde, la guerre sociale ! Les reculs infligés pendant les sinistres années quatre-vingt aux droits sociaux du monde du travail ont permis au capital de rétablir les plus-values boursières. Ils n’ont pas débouché pour autant sur une relance durable de la croissance. D’où la nouvelle vague en cours de dérégulation, d’attaques contre les retraites, la protection sociale, l’emploi. Cette offensive de liquidation des compromis sociaux de l’après-guerre se déploie de l’Allemagne au Brésil, de la France à l’Australie en passant par le Canada.

Les manifestants de Porto Alegre, de Gênes, de Florence, du Larzac clament qu’un autre monde est possible. Il est en tout cas nécessaire. À nous de le rendre possible par nos luttes. Car il faut prendre la mesure des défis lancés au siècle qui commence et des menaces qui pèsent sur l’avenir du genre humain. Disons, pour aller droit au cœur du malaise qui mine la civilisation, que la mesure de toute chose et de tout rapport par le temps de travail abstrait, autrement dit la vieille loi capitaliste de la valeur, devient un facteur croissant de crise, tant sociale qu’écologique. Confier aux lois aveugles et impitoyables du marché le soin de décider des investissements, de répartir les richesses, de gérer la productivité du travail, de piloter l’emploi, et confier à ses critères de profitabilité immédiate les relations de la société à ses conditions naturelles de reproduction, génère toujours plus d’exclusions, d’irrationalité et de violence. La question est désormais posée de façon éclatante de savoir dans quel monde nous voulons vivre et, à l’heure de la révolution génétique, quelle humanité nous entendons devenir.

Pour les millions de manifestants altermondialistes, ce diagnostic ne fait plus guère de doute. En revanche, après les défaites infligées depuis les années quatre-vingt au mouvement ouvrier, aux syndicats, à la gauche authentique, par la contre-offensive libérale, le doute s’est installé quant à l’existence des forces de changement et à leurs capacités stratégiques. L’écart demeure béant entre le renouveau des luttes sociales et le paysage dévasté de la représentation politique. La fracture est loin d’être comblée entre la gauche sociale et la gauche politique. La multiplication de mouvements sociaux spécifiques (syndicaux, féministes, écologistes, homosexuels, culturels) pose la question de leur convergence et de leur rassemblement autour d’un projet de société. Le grand unificateur de cette féconde diversité, c’est le capital lui-même, dont le knout pousse ces mouvements à un même combat, illustré par les forums sociaux. Contre les tentations de dévier le fil à plomb de la lutte des classes, au profit de conflits fratricides (tribaux, ethniques, religieux), il importe donc de réaffirmer que la ligne de front oppose sous des formes multiples les opprimés aux oppresseurs, les exploités aux exploiteurs, les possédés aux possédants.

Aux interrogations sur les acteurs du changement, s’ajoutent celles sur les stratégies à mettre en œuvre et sur l’actualité de l’idée même de révolution. Personne n’avait prévu, en 1848, la Commune de Paris ou l’insurrection d’Octobre. Bien malin qui prétendrait prévoir la forme des révolutions du XXIe siècle, à l’heure d’Internet, des biotechnologies, du déclin des États-nations, de l’émergence de nouveaux espaces publics. Il est clair, en revanche, que la révolution est d’abord affaire de contenu : un affrontement entre la logique de l’intérêt et du profit privé, du calcul égoïste, de la guerre de tous contre tous, et celle du bien commun, du service public, de l’appropriation sociale. Entre l’esprit de Davos et celui de Porto Alegre, il n’y a guère de « troisième voie » possible.

Si un autre monde est possible, une autre gauche doit être a fortiori possible. Non pas une gauche light, comme le sucre sans saccharose ou la bière sans alcool, mais une gauche aussi fidèle à ses principes et aux intérêts des opprimé(e) s et des exploité(e) s que Raffarin est fidèle aux intérêts du baron Seillière et Georges Bush aux intérêts de Microsoft. Une gauche, 100 % à gauche, résolue non pas à gérer loyalement le portefeuille des possédants mais à défendre la cause des possédés, non à prendre aux pauvres pour donner aux riches (en supprimant les charges sociales d’une main pour alléger les impôts des nantis), mais à prendre aux riches pour donner aux pauvres.

Ce sont deux logiques sociales qui s’affrontent, deux projets de société, deux visions de l’avenir. Laquelle l’emportera ? Cela dépend de chacun et de chacune, de nos capacités à opposer ensemble une logique du bien commun et de la solidarité à la concurrence et à la guerre de tous contre tous.

Novembre 2003
www.danielbensaid.org

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