« Un voile révisionniste jeté sur le Kosovo » : en gras sur six colonnes, l’accusation lancée dans Le Monde du 3 mai par Alain Brossat, Mohamedin Kullashi et Jean-Yves Potel, est lourde d’évocations et d’insinuation. Rejetant toute discussion, elle disqualifie et stigmatise l’interlocuteur d’un mot à clouer le bec1 : la guerre a eu lieu, le débat n’aura pas lieu.
Les avocats de la « guerre éthique » ont hâte de se muer en procureurs et de juger plutôt que de comprendre, Au tribunal de la bonne conscience occidentale, sont cités pêle-mêle à comparaître pour « révisionnisme » : Élizabeth Lévy, Régis Debray, Noam Chomsky, Le Monde diplomatique, « archéotrotskistes » et « néostaliniens », « idéologues de toute provenance », et quelques ratons laveurs non identifiés. C’est plus qu’il n’en faut pour tourner la tête aux intellectuels domestiques de l’Otan, dont le bombardement conceptuel est tout aussi approximatif que celui de leurs maîtres artilleurs.
« Révisionnisme » ? Le verdict est sans appel. C’est une excommunication sans débat, une mise en quarantaine, et même une condamnation sans jugement. Alain Brossat, dont il fallut défendre l’intégrité contre des amalgames grossiers, devrait être plus prudent dans le maniement des mots qui tuent. Lisant « révisionniste », le lecteur moyen (moyen seulement ?), entend « négationniste », et l’article accusateur ne prend aucune précaution contre cette confusion. À moins de classer les affaires historiques par l’adoption d’une histoire officielle, il n’est pas de travail historique possible sans réexamen, réinterprétation, et remise en jeu permanente. En histoire, on risque toujours d’être le révisionniste de quelqu’un. Furet est-il révisionniste sur la Révolution française et Courtois sur la Révolution russe ? Dans la fameuse querelle des historiens allemands, il n’est pas question de censurer le droit de M. Nolte à revenir sur l’histoire du nazisme, mais bien de réfuter sa révision particulière et de la combattre politiquement, sans artifices judiciaires. Ce qui suppose des arguments et non des interdits.
« Révisionnisme » (le terme est utilisé six fois – plus le titre – dans l’article) n’est pas un argument. C’est un marquage infamant. Pourtant, ni Élisabeth Lévy, ni Le Monde diplomatique, ni « l’archéotrotskiste » que je suis, ne nient les crimes perpétrés contre les Albanais du Kosovo. Ce qui jette le doute sur l’information factuelle, ce sont les chiffres réellement fantastiques avancés par nombre de médias pendant les bombardements : 500 000 Kosovars « manquants », 100 000 à 500 000 personnes « tuées » (« au conditionnel »), des « centaines de milliers de massacrés », 100 000 disparus, un « génocide »… Ce fut dit et écrit. Les chiffres vraisemblables donnés aujourd’hui par l’OSCE et le TPI (2 108 corps exhumés et 4 266 victimes recensées sur la foi des déclarations des familles ; un total vraisemblable de 6 000 à 11 000 au terme des investigations encore inachevées) en sont bien loin. Qu’y a-t-il donc de choquant à le faire remarquer ? Les questions d’échelle et de proportion sont-elles sans importance ? D’un point de vue théologique, c’est toute l’humanité qui est suppliciée en chaque victime. Mais du point de vue historique et politique, il importe encore de distinguer entre les Solovki de 1921 et le goulag de 1937, entre le Kosovo de 1999 et l’Indonésie de 1965 ou le Rwanda.
Cette macabre comptabilité a quelque chose d’indécent Elle ne change rien au fait que les faits établis sont, du point de vue de la jurisprudence internationale, suffisants pour inculper Milosevic et ses complices de crime de guerre et de crime contre l’humanité. Mais qui a péché par les chiffres doit être puni par les chiffres, sous peine de banaliser une « information » en gros, une information de grossistes.
Par excès de zèle, les intellectuels domestiques de l’Otan se surpassent au contraire dans l’incohérence et la mauvaise foi. Quand on leur demande de discuter politique, contexte international, antécédents historiques, ils répondent par l’irréfutable « objectivité » de la chose vue : « Des faits, rien que des faits… ! Des chiffres, rien que des chiffres… De la souffrance et des victimes sans phrases… ! » Quand on discute précisément des faits, ils hurlent, comme le font Brossat et ses coauteurs, au « brouillage », à la « déréalisation » du crime, au « reconditionnement des opinions ». Ils s’indignent que l’on veuille « faire passer les journalistes sous les fourches caudines que Seignobos imposait à l’histoire savante ». Ils dénoncent la « fausse objectivité », et condamnent soudain avec le plus parfait mépris « le chantage à la preuve formelle et le pédantisme de l’exactitude » (sic) ! De quelle histoire, de quelle philosophie, de quelle justice – et de quel journalisme – seront donc capables ceux qui s’assoient avec tant de désinvolture sur l’exactitude et la recherche de la preuve !
Inquiétante dégradation des conditions élémentaires d’une véritable discussion ! Double bind parfait : discutez politique, on vous répond faits ; discutez faits, on vous répond morale, en dégainant le gros mot à imposer silence : « Un révisionnisme prend corps », « une rhétorique du révisionnisme », « un révisionnisme relève la tête », « un révisionnisme sournois » qui plus est. Ce procédé d’intimidation est devenu systématique. « L’allégation révisionniste selon laquelle on nous a menti n’est pas prouvée », écrivait Michael Ignatieff (Le Monde, 16 décembre 1999), inversant allègrement la charge de la preuve : il faudrait désormais prouver que les morts introuvables n’ont pas existé ! Et l’éditorialiste du Monde s’adonnait de même à la méthode Coué en affirmant simplement que le rapport de l’OSCE « ne justifie en rien une réécriture révisionniste des événements » (11 janvier 2000).
« Révisionnistes » ? Un mot qui fait tilt, un nouveau jingle, un virus lexical qui détruit les codes de la controverse argumentée ?
« Révisionnistes » ! La messe de la bonne conscience est dite.
Circulez, il n’y a plus rien à voir ni à (re)dire. Au-delà de la querelle sur les faits et les chiffres, il en va pourtant de la compréhension d’une situation et d’un événement Dans un test bien connu, l’observateur peut reconnaître dans un dessin naïf, selon l’orientation de la feuille, aussi bien un canard qu’un lapin. Canard ou lapin, quelle est la vérité de la figure ? Question de point de vue indécidable ? Démonstration relativiste ? Du point de vue de la totalité, la figure est canard et lapin ! C’est sa vérité. Le traitement médiatique de la guerre des Balkans a beaucoup montré le canard pour mieux cacher le lapin.
Ce n’est pas une demi-vérité, mais une falsification. Certains diraient de la propagande. Ce qui frappe dans l’article postmoderne de Brossat-Potel-Kullashi, c’est sa dépolitisation méthodique : une scénographie du Bien et du Mal, qui interdit toute pensée critique et exclut par principe toute contradiction. La guerre est une injonction binaire à choisir son camp : logique du tiers exclu. Il est pourtant rare qu’une guerre se réduise à deux camps et un front. Dans cette guerre, plusieurs guerres étaient imbriquées, des intérêts croisés, et des fronts mêlés : une guerre de libération des Kosovars, une guerre de nationalités, une guerre impériale de l’Otan, des éléments de guerre civile. Un an après, il apparaît plus que jamais qu’il était possible à la fois de soutenir l’opposition à Milosevic et les jeunes déserteurs serbes, de défendre le droit des Kosovars agressés à l’autodéfense armée et à l’autodétermination, sans adhérer pour autant aux bombardements de l’Otan, sans emboîter le pas au « faux pas dans une bonne direction », dont parla Pierre Hassner. Après tout, la lutte implacable contre Hitler n’obligeait en rien à considérer les bombardements de Dresde comme la seule ou la meilleure façon d’en finir avec le nazisme.
Du point de vue des « buts de guerre » déclarés, quel résultat ? S’agissait-il vraiment de « protéger les populations du Kosovo » ? S’il y eut bien 1 400 000 déplacés et réfugiés, entre 5 000 et 11 000 tués, ce fut pour la plupart après le début de l’intervention. Le chapitre V du rapport de l’OSCE le reconnaît formellement : « Les tueries sommaires et arbitraires devinrent un phénomène général dans tout le Kosovo avec le début de la campagne aérienne de l’Otan dans la nuit du 24 au 25 mars. » Quand on présente le retour des réfugiés comme le résultat positif de l’intervention, on oublie de rappeler que l’exode fut consécutif aux bombardements et que le retrait des observateurs de l’OSCE la veille de l’intervention a créé sciemment les conditions d’un huis clos pour un massacre. On a ensuite prêché la guerre sainte « totale » (Brzezinski dans Le Monde du 17 avril 1999), jusqu’au renversement de Milosevic. Il est toujours là. Certains oppositionnels de longue date au régime estiment même que les bombardements ont fait reculer de cinq ans leur travail (ils ont dû expliquer à contre-courant que leur opposition à Milosevic n’en faisait pas pour autant des « collabos » de l’Otan), et que l’escalade militaire les a « cloués au mur de la nation » alors qu’ils s’efforçaient de rester « yougoslaves » dans un pays pluriethnique. Réduits à un statut de protectorat durable, les Kosovars n’ont toujours pas droit à l’autodétermination et la partition ethnique s’installe dans les faits.
Bien sûr, tout n’est pas noir ou blanc : ils y ont gagné un soulagement et une sécurité. Le temps faisant son œuvre, les contradictions continueront à travailler la société et à miner le régime serbe.
Mais pour quelle issue ? Tout laisse craindre que les accords de Kumanovo comportent autant de bombes à mèches lentes que ceux de Dayton, dont on découvrit après coup qu’ils couvaient la crise du Kosovo.
Enfin, on a présenté l’opération Force alliée comme une grande première de la « guerre éthique » ou « de la souveraineté éthique ». Plus rien ne serait désormais comme avant ! Depuis, Pinochet a été aimablement reconduit dans ses foyers. L’Occident a rallongé les crédits de M. Poutine pour sa guerre en Tchétchénie, sans qu’on entende les intelligences serviles de l’Otan (même poids, même mesure) réclamer le bombardement de Moscou.
Pour Jiri Dienstbier, rapporteur spécial de l’Onu sur les droits de l’homme, « les bombardements ont provoqué beaucoup de nouvelles souffrances, sans atteindre le seul objectif qui aurait pu les légitimer : assurer les conditions pour le développement d’une coexistence démocratique des divers groupes ethniques au Kosovo » (Le Monde, 26 janvier 2000).
« Révisionniste », lui aussi ? Alors, j’en suis !
De tout cela, les procureurs en révisionnisme ont choisi de ne pas parler. On savait que la guerre est une machine redoutable à simplifier. Et à abêtir. Mais à ce point ! « Philosophie de pandore », disent-ils ? En effet : lorsque la police des mots et la censure moralisante remplacent la pensée, il y a du pandore dans l’air.
Date non retrouvée, 1999-2000
Documents joints
- Nous avons deux versions de ce texte, dont nous ne savons pas s’il est le fruit de plusieurs contributeurs dont Daniel Bensaïd. De même, pour les références quant à la publication.