Avec son double bureaucratique, le capitalisme a perdu son meilleur alibi. C’est donc au moment où sa contrefaçon stalinienne disparaît dans la débâcle, où s’achève sa confiscation bureaucratique, que le spectre du communisme peut à nouveau revenir hanter le monde. Le Livre noir du communisme1 prétend conjurer cette revenance en proclamant une stricte identité entre communisme et stalinisme, entre Lénine et Staline, entre le rayonnement de l’initial révolutionnaire et le crépuscule glacé du goulag : « Stalinien et communiste, c’est la même chose », résume Stéphane Courtois, auteur de la préface, dans le Journal du dimanche. Combien d’anciens staliniens zélés, faute d’avoir su distinguer stalinisme et communisme, ont-ils cessé d’être communistes en cessant d’être staliniens, pour rallier la cause libérale ? Le stalinisme n’est pas un simple faux nez du communisme, mais le nom propre d’une contre-révolution bureaucratique. Entre les deux, la rupture est historiquement attestée, non par une déviation conceptuelle, mais par les déportations massives et les procès. Au cours des années trente, la bureaucratie devient une force sociale et l’État dévore ce qui restait de l’élan révolutionnaire initial, pendant que s’emplissent les camps du goulag.
Pour diluer la rupture entre révolution et contre-révolution, escamoter le sens des affrontements des années vingt et dérouler le récit linéaire des crimes, les auteurs du Livre noir revendiquent la curieuse méthode consistant à « mettre au second plan l’histoire politique » (Nicolas Werth) : voici du moins un crime avoué… contre l’Histoire, réduite à l’illustration du discours idéologique.
Gêné de rejoindre sur ce thème une formule chère à M. Le Pen, Stéphane Courtois se défend de proclamer un « Nuremberg du communisme ». De la philosophe Hannah Arendt aux historiens Moshe Lewin et Jan Kershaw, la comparaison entre nazisme et stalinisme n’est pas nouvelle – Trotski ne parlait-il pas d’Hitler et de Staline comme d’« étoiles jumelles » ? Cependant, le régime nazi a rempli son programme et tenu ses sinistres promesses. Tandis que le régime stalinien s’est édifié à l’encontre du projet d’émancipation du communisme.
Le Livre noir tend non seulement à effacer les différences entre nazisme et communisme, mais à les banaliser en constatant « objectivement » que la comparaison strictement comptable tourne à l’avantage du premier : 25 millions de morts contre 100 millions, douze ans (1933-1945) de terreur contre soixante. Cette comptabilité macabre de grossiste, mêlant les pays, les époques et les camps, aboutit à un total de 20 millions de victimes en Russie. Elle doit pour cela ajouter aux purges et au goulag les morts des deux grandes famines (5 millions en 1921-1922 et 6 millions en 1932-1933) et ceux de la guerre civile. Selon de tels amalgames, il serait facile d’écrire un Livre rouge des crimes du capital, additionnant les victimes des populicides coloniaux, des guerres mondiales, du martyrologue du travail, des épidémies, des famines : soit, pour le seul XXe siècle, plusieurs centaines de millions de victimes. En Russie même, le capitalisme a fait en deux guerres mondiales plus de victimes que le stalinisme. Les crimes du stalinisme sont assez épouvantables, assez massifs pour ne pas en rajouter.
À diluer l’histoire concrète dans le temps et dans l’espace, à la dépolitiser délibérément, elle se transforme en théâtre d’ombres. Il ne s’agit plus alors que d’instruire le procès d’une idée : l’idée qui tue. Dans le genre, certains journalistes s’en sont donnés à cœur joie. Jacques Amalric enregistre avec satisfaction « la réalité engendrée par une utopie mortifère » (Libération). Philippe Cusin invente une hérédité conceptuelle : « C’est inscrit dans les gènes du communisme : il est naturel de tuer » (Le Figaro). À quand l’euthanasie conceptuelle contre le gène du crime ? Ainsi, le tribunal de l’Histoire selon Courtois devient dangereusement inquisitorial, jusqu’à s’indigner que « des groupes ouvertement révolutionnaires soient actifs et s’expriment en toute légalité » !
Que MM. Furet ou Le Roy Ladurie, Mme Kriegel ou M. Courtois lui-même ne soient jamais venus à bout de leur travail de deuil, que l’expiation de leur stalinisme ou de leur maoïsme passé cuise dans le ressentiment, c’est leur affaire. Nous qui sommes restés communistes sans avoir célébré le Petit Père des peuples ni psalmodié le Petit Livre rouge du Grand Timonier, de quoi voulez-vous donc, M. Courtois, que nous nous repentions ? Nous nous sommes sans doute parfois trompés. Mais, à voir le monde tel qu’il va, nous ne nous sommes certainement pas trompés de cause ni d’adversaire.
Lui-même victime de la répression bureaucratique, le grand historien soviétique Mikhaïl Guefter demandait à la fin de sa vie : « Tel est le problème à démêler : cette marche des événements est-elle effectivement continue ou bien s’agit-il de deux séries d’événements intrinsèquement liés, mais renvoyant malgré tout à des vies différentes, à deux mondes politiques et moraux distincts ? » A cette question cruciale pour l’intelligibilité du siècle qui s’achève, nous répondons catégoriquement : de « deux mondes », non seulement distincts, mais irréconciliables.
Marianne, 8 au 14 décembre 1997