Au moment où le livre de François Furet1, Le Passé d’une illusion, essai sur l’idée communiste au XXe siècle, reparaît en poche, le livre de Denis Berger et Henri Maler, constitue, bien plus qu’un pamphlet de circonstance, un minutieux démontage de la boîte à malices avec laquelle Furet exerce de manière fort curieuse son « métier d’historien ».
Où la politique se mord la queue
Comme l’indique clairement le sous-titre de Furet, il s’agit bien de l’histoire d’une idée, non pour en comprendre les racines et les métamorphoses réelles, mais pour en suivre une sorte d’autodéveloppement imaginaire, suivant le postulat selon lequel le communisme historique se confondrait simplement avec son idée originelle (ou avec celle que Furet s’en fait). Aussi implacable que l’antique destin, l’idée communiste produit alors ses effets, indépendamment des oppositions et des luttes dans lesquelles s’affrontent, non plus des ombres (l’idée communiste/la démocratie libérale), mais des forces sociales contraires, dans toute l’épaisseur de leurs intérêts et de leur imaginaire. L’énoncé d’un problème – l’efficace historique de l’idée communiste – sert ici à en masquer un autre : « comment contourner l’explication par le capitalisme, les contradictions de la société bourgeoise, la division de la société en classes, les mystifications de la démocratie libérale ? » (p. 126)
Dans cette généalogie de l’idée selon saint François, le mouvement social est relégué à un rôle de comparse. L’existence effective, les souffrances et les espérances de millions d’êtres, disparaissent derrière la passion du pouvoir. La lutte des classes s’efface derrière la haine, « beaucoup plus essentielle », insiste Furet, du bourgeois pour lui-même ! L’avant-scène est alors réservée à une bataille d’abstractions : « faute d’avoir compris le communisme dans sa dimension proprement sociale, Furet multiplie des critiques, qui, aussi pertinentes soient-elles en de nombreuses occasions, passent à côté du problème essentiel » (p. 24) Cette mise hors jeu du conflit social laisse libre cours à un exercice d’analogies formelles, sans contenu, et à une argumentation tautologique par laquelle le « totalitarisme » du pouvoir s’explique circulairement par… le totalitarisme de l’idée. D’une critique – discutable si l’on songe à des chefs-d’œuvre comme le Dix-huit Brumaire ou les écrits sur l’Espagne – reprochant à Marx de réduire l’histoire à l’économique ou au social, on passe par simple inversion à une explication de l’histoire, y compris de l’histoire sociale, par la politique : « puisque le politique ne s’explique pas par le social, le politique devient un principe d’explication autonome » (p. 160).
Où la politique devient soluble dans l’idée
Ayant choisi pour fil d’Ariane la fatalité de la passion révolutionnaire, Furet ne retient que les continuités pour mieux oublier les fractures, les déchirures, les discontinuités. Du point de vue de la suite dans l’idée, révolution et contre-révolution, loin de se contredire, de se contrarier, de se combattre, ne doivent faire qu’une, d’un seul bloc et d’une seule coulée. De Lénine à Staline, d’un régime (autoritaire) d’exception et de guerre civile à un régime totalitaire de terreur institutionnalisée, il n’y aurait qu’extension et prolongement. Or, cette « unité de la révolution russe est un mythe rétrospectif » (p. 97) au mépris d’une périodisation scandée de procès, de purges, de déportations, de famines, de millions de morts qui marquent un renversement et un retournement, une infidélité et une trahison de l’événement originel nommé Octobre. Débarrassée des discontinuités sociales, la continuité alléguée de l’idée efface toutes les différences stratégiques autour desquelles se sont pourtant jouées les grandes bifurcations du siècle : à propos de l’édification socialiste en URSS, de la révolution allemande, de la révolution chinoise, de la montée du nazisme, de la guerre civile espagnole !
Furet prétend débarrasser une fois pour toutes l’histoire de ce corset déterministe : « L’intelligence de notre époque n’est possible que si nous nous libérons de l’illusion de la nécessité : le siècle n’est explicable, dans la mesure où il l’est, que si on lui rend son caractère imprévisible, nié par les premiers responsables de ses tragédies. » Entre la nécessité et la contingence, il mise tout sur la seconde, au point d’évacuer – apparemment – la première : dans les grandes figures du siècle, fascisme et communisme, « rien n’a été nécessaire ». Pure contingence donc ? Qui permettrait, ce n’est pas son moindre intérêt, d’effacer l’horizon révolutionnaire. Marx et les libéraux français auraient eu en commun le péché mignon de « penser le concept de révolution à l’intérieur de l’idée déterministe » d’une nécessité historique enchaînant inéluctablement causes et effets ; d’où, chez Marx, un concept ambigu de révolution qui « tantôt implique, tantôt exclut celui de la nécessité historique ». Hermétique à toute raison dialectique, Furet ne semble connaître que les antinomies formelles où le nécessaire et le contingent s’excluent mutuellement sans jamais pouvoir se conjuguer. Comme si la pensée logique et celle de l’histoire n’étaient pas pleines de ces « nécessités inclinantes », de ces prédictions conditionnelles, de ces lois tendancielles, où le hasard et la nécessité s’enlacent dans le possible.
Berger et Maler reconnaissent clairement l’équivoque attachée à la notion de nécessité historique du communisme, qui peut se comprendre en effet comme « la nécessité de sa possibilité ou la nécessité de son avènement » (p. 19). Mais Furet quant à lui, ne veut connaître que la nécessité absolue ou la nécessité mécanique, à laquelle il oppose la pure indétermination de ce qui advient. Dès lors, « le siècle n’est explicable que si on lui rend son caractère imprévisible ». Au premier abord, Furet semble bien le lui rendre, mais au premier abord seulement puisque le déterminisme chassé par la porte de l’histoire revient par la fenêtre de l’idée : tout est accidentel, mais tout cependant était déjà inscrit dans le gène du concept. Le déterminisme se rebiffe et la nécessité logique s’avère ainsi bien plus implacable que la nécessité historique reprochée à Marx.
Où l’événement se perd dans l’accident
De la réhabilitation – légitime – de la contingence événementielle on en vient donc, par dissolution pure et simple des grandes causalités sociales, à une broderie d’accidents arbitraires sur un fond idéologiquement homogène. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que Furet soit encombré par le fait, largement vérifiable, que les critiques les plus précoces et les plus profondes du totalitarisme bureaucratiques aient été formulées, par Rosa Luxemburg, par Trotski, par Souvarine, par Korsch, par Gramsci, par Istrati, par Mariatégui, par Naville, par Benjamin, au nom d’une autre idée du communisme. On se contentera de l’affirmation péremptoire selon laquelle, Furet dixit sur le ton catégorique du juge dernier, « Trotski ne fut jamais en reste d’une erreur ». Comme le disent fort justement Berger et Maler, sa démonstration est « entièrement dédiée à l’impossibilité d’être communiste sans être stalinien ». Ce qui répète simplement, à front renversé, la maxime par laquelle les staliniens ont toujours affirmé leur propre légitimité !
« L’essentiel, écrivent Berger et Maler, est bien de laisser croire qu’il n’existe qu’une seule illusion communiste qui ne change pas de nature en parcourant l’histoire, mais se borne à changer de forme en fonction des circonstances » (p. 20). L’illusion doit être une et unique, afin que la mystification libérale n’apparaisse pas comme une illusion jumelle. En effet, soulignent Berger et Maler, il manque au livre de Furet une bonne moitié : le passé de l’illusion libérale sans laquelle les illusions sur le communisme soviétique deviennent incompréhensibles. Pour Furet, « le monde libéral et celui du démocrate sont philosophiquement identiques », de sorte que la démocratie est libérale ou n’est pas. CQFD. Il faut pourtant bien reconnaître parmi les « ironies tragiques du siècle » que « les crises du capitalisme et de la démocratie parlementaire ont commencé par légitimer le stalinisme avant que l’effondrement de ce dernier ne vienne légitimer le capitalisme et la démocratie parlementaire » (p. 195).
Chez Furet, la désillusion du communisme tourne au deuil de tout projet d’émancipation. Elle constitue ainsi, par défaut, une apologie morose d’un libéralisme imaginaire, et une réconciliation résignée au libéralisme réellement existant : « Furet décrit, mais à son insu, des libéralismes imaginaires, démocratiques par essence, capitalistes par nécessité, liberticides par accident » (p. 37). Comme si « les crises du capitalisme et de la démocratie parlementaire » n’avaient pas « commencé par légitimer le stalinisme, avant que l’effondrement du stalinisme ne vienne légitimer le capitalisme et la démocratie parlementaire » (p. 195).
Où l’histoire sombre dans la légende du siècle
Consacré à « la sagesse » historienne, le dernier chapitre (IV) de Berger et Maler, pose à l’historien Furet une question de méthode fondamentale : « L’interprétation du passé est toujours plus ou moins solidaire d’une anticipation de l’avenir : c’est le passé compris qui vient éclairer l’avenir escompté, et l’avenir espéré qui conditionne le savoir du passé. Toute lecture interprétative de l’histoire est solidaire d’une lecture stratégique. » (p. 155). Or, sous prétexte de s’en tenir à l’inventaire classique « des idées, des volontés et des circonstances », Furet se livre, du point de vue toujours provisoire des vainqueurs, à une apologétique des jeux « déjà faits », autrement dit du fait accompli. D’où cette irrépressible tentation de la « fin de l’histoire », en vertu de laquelle nous serions « condamnés à vivre dans le monde où nous vivons ». L’historien devient alors un simple « notaire du fait accompli » (p. 189), pourvu d’une lucidité rétrospective, maître d’une « histoire sans risques et sans restes », dont les coups de dés s’organisent en destin par la magie du rétroviseur.
Il n’y a plus, en histoire d’autre histoire possible, de possibilités réelles mais contrariées. « Stratège des batailles dont il connaît l’issue », l’historien selon Furet substitue la chronologie à la stratégie, « l’ordre des événements » à « l’incertitude de leur agencement ». Les hommes sont ainsi conviés à entrer dans l’histoire en abandonnant toute espérance sur le seuil : « À ce point convergent le rêve, la sagesse et le désespoir de l’historien. Son rêve : immobiliser l’histoire. Sa sagesse : s’immobiliser au milieu de l’histoire ou en fin de partie. Son désespoir : savoir que l’histoire se moque de son rêve et de sa sagesse. Car telle est la malédiction de l’historien : l’histoire ne s’arrête pas au jugement que l’on porte sur elle » (p. 192).
Pas de Jugement dernier donc, pas d’ultime distribution des prix de sagesse et de vertu, n’en déplaise à saint François. Érigeant l’historien en juge et lui attribuant le dernier mot, il tombe dans le péché d’orgueil de la corporation : s’installer dans la position de l’omnivoyance divine. Ainsi pour lui, l’effondrement du stalinisme vaut « testament du léninisme » : « Lénine ne laissera pas d’héritage. » Qui sait ? Qui est le juge ? Et que vaut le verdict dans ce genre de procès historique perpétuellement en appel ? Il fut un temps de Restauration où les noms de Robespierre, de Saint-Just, de Babeuf étaient devenus imprononçables, un temps à Berlin où il n’était plus permis d’invoquer la mémoire de Rosa Luxemburg et de Liebknecht… La mémoire aussi est un champ de bataille. Et, dans une histoire ouverte, le sort du passé dépend encore du présent et de l’avenir.
Au terme de la lecture guidée à laquelle nous convient Denis Berger et Henri Maler, il ne reste pas grand-chose de l’imposante construction de Furet, de sa thèse comme de sa méthode, si ce n’est précisément « une certaine idée du communisme », la sienne et seulement la sienne. Chemin faisant, ils nous ont en revanche ouvert un programme de recherche historique autrement fécond, sur la démocratie en révolution, sur la logique de la violence et de la terreur, sur les formes politiques du possible révolutionnaire.
1996