Cet article, cosigné avec Samy Naïr, fut publié dans le n° 45, de décembre 1968-janvier 1969, de la revue Partisans. Il a donc été rédigé au cours de l’automne 1968, dans le feu des polémiques sur l’interprétation de la grève générale et des suites à lui donner. Il constitue une sorte d’arrière-plan théorique aux vifs débats alors en cours dans la perspective du congrès de fondation de la Ligue communiste qui allait se tenir à Mannheim en avril 1969. La question du parti révolutionnaire, de sa nécessité ou pas, de son fonctionnement, de son rapport au mouvement social, était l’enjeu central de ces discussions.
Pour éclairer cet article sur Lénine, Rosa Luxemburg et la question de l’organisation, et en corriger certains excès, il faut en rappeler le contexte. La soudaineté et la spontanéité de Mai 68, contrastant fortement avec les rigidités bureaucratiques, non seulement de l’État bourgeois, mais des appareils politiques et syndicaux à gauche, nourrissaient logiquement une illusion spontanéiste, alimentée, chez les plus cultivés, de citations du jeune Trotski tirées de sa Lettre à la délégation sibérienne ou de Nos tâches politiques. D’autres se réclamaient, contre la mythologie léniniste inaugurée par Zinoviev au Ve Congrès de l’Internationale communiste, d’un luxemburgisme vulgaire et partiellement imaginaire. D’autres encore, aveuglés par le grand soleil de la Révolution culturelle chinoise, allaient jusqu’à proclamer que le vent d’Est l’emportait sur le vent d’Ouest, au point que l’idéologie dominante n’était déjà plus celle des classes dominantes, et qu’il suffirait désormais de « chasser le flic de sa tête » pour mettre fin à une servitude volontaire.
Le débat de fondation de la Ligue communiste allait, dans une large mesure, à contre-courant de ces illusions lyriques du moment, dans un contexte où le mao-spontanéisme, principalement représenté par l’éphémère Gauche prolétarienne, était dominant à l’extrême gauche. Nous prenions au sérieux notre formule de Mai 68 comme « répétition générale », une sorte de révolution de Février dont nous devions préparer sérieusement l’Octobre. Nous étions animés par la volonté de ne pas nous laisser emporter, comme tant d’autres, par le reflux temporaire de la vague sociale et de forger l’outil politique qui, à l’évidence, avait fait défaut pour espérer dénouer positivement une crise politique majeure. Sans doute cette volonté était-elle exacerbée par le sentiment d’imminence d’une révolution européenne. L’histoire « nous mordait la nuque ». Nous étions pressés. Et nous n’étions pas les seuls dans la nouvelle gauche radicale européenne. Ce sentiment d’urgence a contribué à exacerber les polémiques, à précipiter des scissions inutiles, à provoquer des faux plis sectaires. Chaque courant était soucieux de se délimiter rigoureusement pour forger la lame la mieux acérée et se montrer à la hauteur de défis décisifs très proches. Si la crise de l’humanité se réduisait, comme l’avait dit jadis Trotski, à celle de ses directions révolutionnaires, la responsabilité était écrasante. Ajoutons à cela que nous avions 22 ans, l’enthousiasme intact de la jeunesse, et que nous venions de vivre la plus massive et la plus longue grève générale de ce pays.
Quant à l’espérance d’une crise révolutionnaire européenne, si elle peut sembler fantaisiste a posteriori aux éternels encenseurs serviles du fait accompli, c’est une autre histoire. Qu’il y ait eu une montée des luttes à l’échelle européenne au début des années soixante-dix ne fait aucun doute. Le Mai français ne doit pas faire oublier les vagues de grève de l’automne chaud italien, les grèves britanniques de 1974, ou les mobilisations contre les dictatures franquiste et salazariste, jusqu’à leur chute entre 1974 et 1976. Que le coup d’arrêt de novembre 1975 à la révolution portugaise, le tournant du compromis historique en Italie, la transition monarchique pactée en Espagne, et la désunion de la gauche aux législatives de 1977 en France aient marqué un tournant, c’est un fait, pas une fatalité. Il en va de la responsabilité des gauches politiques européennes qui ont permis à la droite revancharde de reprendre l’initiative et d’amorcer sa contre-réforme libérale à partir de 1979.
En ce qui concerne plus précisément l’article de Partisans, rédigé parallèlement à de nombreuses contributions au débat préparatoire du congrès de la Ligue, il reprend, dans un registre plus théorique, des éléments du mémoire de maîtrise que je venais de soutenir sous la direction d’Henri Lefebvre sur La Notion de crise révolutionnaire chez Lénine. Le choix même d’un tel thème était clairement une critique de l’idéologie structuraliste alors tendanciellement dominante (à l’université du moins), dont la conséquence ultime pouvait être de rendre impensable l’idée même de révolution. Autrement dit, contre les structures ventriloques, tout sur le sujet ! Et le sujet, dans une logique volontariste inspirée du Lukacs d’Histoire et conscience de classe (dont une citation figure significativement en exergue), mais aussi de l’exemplarisme incarné par la figure mythique du Che (sur le plan militaire comme sur le plan économique), c’est le parti (conscience de la classe pour soi) et non la classe en soi. Cette métaphysique hégélienne de l’en-soi et du pour-soi est imputable à Lukacs, plutôt qu’à Marx lui-même (qui n’y recourt guère que dans Misère de la philosophie), ou à Lénine.
Cette substitution du parti à la classe a une implication politique que l’on peut qualifier de gauchiste. L’affrontement entre les classes fondamentales tend en effet à se réduire à un affrontement entre le Parti et l’État : « Le Parti est l’instrument par lequel la fraction consciente de la classe ouvrière accède à la lutte politique et prépare l’affrontement avec l’État bourgeois centralisé, clef de voûte de la formation sociale capitaliste ». Cette approche tendait à réduire le parti à une fonction instrumentale. D’autres passages de l’article, envisageant la politique comme un champ stratégique où les acteurs se déterminent réciproquement, auraient pu ouvrir au contraire une réflexion sur la question de l’hégémonie : « [L’organisation révolutionnaire] n’est pas une simple pièce occupant une case vide sur l’échiquier politique ; par sa seule présence elle modifie tout le rapport de force, même s’il s’agit d’un simple pion, a fortiori s’il s’agit d’un roi. » On aurait pu aussi bien écrire que la présence ou l’absence d’un parti révolutionnaire surdétermine la situation.
Teinté « d’ultrabolchevisme » juvénile, l’article de Partisans est respectueux mais souvent injuste avec Rosa Luxemburg. Il n’en reste pas moins que la conception que Lénine se fait d’un parti et de son rôle lui permet de lire instantanément la logique d’une situation et les variations des rapports de force, qu’il s’agisse des Thèses d’Avril 1917, des journées de juillet, du moment insurrectionnel. Si la conscience du péril bureaucratique est plus aiguisée chez Rosa, sa confiance dans la « saine vie organique » des masses pousse à différer la rupture nécessaire avec la majorité social-démocrate, et contribue à ce que la crise révolutionnaire allemande de novembre 1918-janvier 1919 ne dispose pas, en dépit de l’héroïsme spartakiste, d’un parti à la hauteur de la tâche.
Incontestablement gauchiste, l’article de Partisans avait cependant le mérite, probablement inconscient à l’époque, de rompre avec l’état d’esprit minoritaire et subalterne qui pousse à agir par procuration, à interpeller les grands partis sur ce qu’ils devraient faire sans oser l’entreprendre soi-même, à chuchoter à l’oreille des puissants et à conseiller les dirigeants en place, plutôt qu’à mettre ses propres idées à l’épreuve de la pratique. Nous découvrions intuitivement que les idées, si justes soient-elles, ne suffisent pas si l’on n’est pas capable de les traduire en rapports de forces. Ce fut un acquis précieux du congrès de fondation de la Ligue communiste.
Daniel Bensaïd et Samy Naïr
À propos de la question de l’organisation
Lénine et Rosa Luxemburg
« La question de l’organisation d’un parti révolutionnaire ne peut être développée qu’à partir d’une théorie de la révolution elle-même. Ce n’est que lorsque la révolution est devenue la question du jour que la question de l’organisation révolutionnaire a fait irruption avec une nécessité impérieuse dans la conscience des masses et de leurs porte-parole théoriques. »
Georg Lukacs, Histoire et conscience de classe, p. 335
Le courant antistalinien qui se développe aujourd’hui dans les nouvelles avant-gardes réhabilite Rosa Luxemburg comme théoricienne du mouvement ouvrier. La critique des bureaucraties ouvrières puise dans son œuvre références et citations.
En fait l’engouement luxemburgiste va parfois jusqu’à triturer et torturer Rosa pour y trouver une théorie de l’organisation alternative à la théorie léniniste. La communauté de préoccupations explique ce penchant : les écrits de Rosa Luxemburg sont presque tous placés sous le signe de la lutte contre la social-démocratie allemande fortement bureaucratisée ; la nécessité de comprendre aujourd’hui le phénomène des bureaucraties ouvrières, de leur assise sociale, de leur cohésion internationale conduit aux thèses luxemburgistes comme à l’interprétation la plus limpide, à la théorie libératrice de l’énergie des masses.
Pourtant on ne saurait trouver chez Rosa Luxemburg qu’un contrepoint fragmentaire à la démarche léniniste : les soubresauts affectifs et les trivialités s’y mêlent ; il en résulte une arlequinade bariolée, séduisante de fantaisie peut-être, mais qui ne saurait être prise pour une théorie de l’organisation. Dans un débat où des modes passagères nuisent parfois à la rigueur politique, il n’est pas inutile de revenir aux textes. Sans enlever à Rosa son mérite, on peut ainsi le situer à sa plus juste valeur.
I – La démarche léniniste
1. Caractériser la formation sociale
L’œuvre de Lénine présente l’avantage de décomposer dans le temps l’élaboration d’une théorie de l’organisation. Au fil des polémiques contre les populistes, les économistes, les mencheviques, les liquidateurs, émergent les principes et les fondements de sa théorie.
Comme le souligne Lukacs, la question de l’organisation devient réellement une question d’actualité lorsque la révolution elle-même est à l’ordre du jour, lorsqu’elle n’est plus un simple rêve compensateur, mais le but unifiant de toutes les luttes quotidiennes. C’est bien ainsi que le conçoit Lénine. Dans ses premiers écrits, de 1894 à 1898, il s’attache à définir la nature de la révolution qui vient : quelle est la formation sociale contre laquelle il combat ? Quel État doit être détruit ? Quelle classe doit être vaincue ?
Pour répondre à ces questions et œuvrer au déclenchement d’une crise révolutionnaire, Lénine distingue soigneusement le niveau théorique du niveau politique, il distingue la compréhension théorique de la crise révolutionnaire et sa manifestation politique. À considérer l’enchaînement des modes de production en tant que systèmes théoriquement élaborés, subsumant une variété de formations sociales concrètes, on peut concevoir entre deux modes de production une discontinuité, non une crise. Il ne peut y avoir de crise d’un modèle théorique, mais seulement d’une société politique où sont en jeu des forces réelles.
Le mode de production capitaliste, tel que Marx l’a construit et en a dégagé les lois à partir de la formation sociale anglaise du XIXe siècle, n’a pas d’existence réelle. Il constitue un objet abstrait-formel avec lequel aucune formation sociale concrète ne coïncide absolument. Poulantzas considère une formation sociale comme « le chevauchement spécifique de plusieurs modes de production purs » ; il ajoute que « la formation sociale construit elle-même une unité complexe à dominante d’un certain mode de production sur les autres qui la composent 1 ». La crise révolutionnaire qui structure l’horizon de l’organisation révolutionnaire n’est donc pas la crise d’un mode de production. La seule crise dont il peut être question est celle d’une formation sociale déterminée où les contradictions du mode de production prennent vie et s’actualisent au travers des forces sociales réelles qui y sont impliquées. Cette distinction élémentaire n’est pas sans conséquences sur le débat entre Lénine et Rosa Luxemburg.
Lénine s’est appliqué à définir avec précision la nature et la dominante de la formation sociale russe. Dès les années 1890, il se consacre à son étude précise ; il dépouille avec patience les statistiques des zemstvos. Dès ses premières œuvres, il définit ainsi le point d’amarrage dont vont dépendre par la suite toutes les variations stratégiques et tactiques, en particulier son attitude de principe sur le problème de l’organisation. Le développement du capitalisme en Russie porte témoignage de ce travail considérable dont les conclusions constituent pour l’avenir le point de repère et le fondement premier auquel Lénine se réfère à tout propos.
Dans Ce que sont les amis du peuple, écrit en 1894, avant que Le Développement du capitalisme en Russie ne soit rédigé, les conclusions sont déjà fermement acquises : « L’exploitation des travailleurs en Russie est partout capitaliste par son essence si l’on néglige les survivances en voie de disparition de l’économie basée sur le servage. » Il en tire toutes les conséquences, et en particulier qu’il est « impossible de trouver en Russie une branche quelque peu développée de l’industrie artisanale qui ne soit organisée selon le mode capitaliste2 . »
Ainsi dès les premières années de lutte, Lénine définit l’adversaire qu’il affronte. Toujours cette clarté théorique demeurera et présidera aux méthodes d’analyse et aux choix tactiques. Les révolutionnaires russes combattent le capitalisme ; leur stratégie d’alliances tient compte du développement inégal des modes économiques impliqués dans la société russe ; mais jamais ils n’oublient que la crise qu’ils préparent est celle du capitalisme. Les analyses du jeune Lénine sont encore à la source de son interprétation de la révolution russe dans La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky :
« Tout s’est passé exactement comme nous l’avions dit. Le cours de la révolution a confirmé la justesse de notre raisonnement. D’abord, avec toute la paysannerie contre la monarchie, contre les propriétaires fonciers, contre la féodalité (et la révolution reste par là bourgeoise, démocratique bourgeoise). Ensuite, avec la paysannerie pauvre, avec le semi-prolétariat, avec tous les exploités contre le capitalisme, y compris les paysans riches, les koulaks, les spéculateurs ; et la révolution devient par là socialiste. Vouloir dresser artificiellement une muraille de Chine entre l’une et l’autre, vouloir les séparer autrement que par le degré de préparation du prolétariat, c’est dénaturer monstrueusement le marxisme, l’avilir, lui substituer le libéralisme3. »
La voie suivie est donc claire. Compte tenu que l’objectif défini demeure le renversement du capitalisme, mode dominant de la formation sociale russe, les sociaux-démocrates contractent une alliance avec la paysannerie, alliance temporaire pour détruire le despotisme et liquider les séquelles de féodalisme. Les divers programmes agraires de Lénine s’efforcent de définir la base correcte de cette alliance. Mais la lutte contre le féodalisme et l’autocratie ne constitue dès lors qu’un moment non isolable de la lutte anticapitaliste qui reste l’objectif principal.
2. Définir le sujet historique
Dans Le Capital, Marx souligne que le procès de production capitaliste considéré dans sa continuité ou comme procès de reproduction, ne produit pas seulement de la marchandise, ni seulement de la plus-value, « il produit et reproduit le rapport capitaliste lui-même : d’un côté le capitaliste, de l’autre le salarié ». Le système qui se reproduit lui-même engendre ses propres crises et ses propres contradictions, suscite des points de rupture qui peuvent se manifester sous forme de crises économiques. Mais une crise économique n’est pas forcément révolutionnaire. Elle peut faire partie des mécanismes d’autorégulation du système, avoir seulement fonction « purgative ». Après la crise, les stocks épongés, les entreprises archaïques éliminées, l’économie capitaliste repart sur une base assainie. Lukacs insiste sur cet aspect de la crise : « Seule la conscience du prolétariat peut montrer comment sortir de la crise capitaliste. Tant que cette conscience n’est plus là, la crise reste permanente, revient à son point de départ, répète la situation4. »
La crise économique d’une formation sociale à dominante capitaliste a donc une fonction aperturale mais non décisive. Elle constitue le point de bascule où peut s’ébaucher un nouveau système. Mais elle participe encore de l’autorégulation du système initial. Cette crise peut tout au plus inaugurer une situation révolutionnaire ; elle ne devient elle-même révolutionnaire, c’est-à-dire dépassable dans le sens de la révolution, que par un sujet qui l’assume et prenne en charge le processus de transformation sociale. C’est encore ce qu’exprime avec limpidité Lukacs dans sa réponse à tous les fatalistes qui attendent leur salut de la dernière crise du capitalisme : « la différence qualitative entre la dernière crise du capitalisme, sa crise décisive, et ses crises antérieures, ne réside pas dans une simple métamorphose de leur extension et de leur profondeur, bref de leur quantité ou qualité. Ou plutôt, cette métamorphose se manifeste en ceci que le prolétariat cesse d’être simple objet de la crise et que se déploie ouvertement l’antagonisme inhérent à la société capitaliste5. »
La crise affecte donc une formation sociale déterminée mais elle ne devient révolutionnaire que lorsqu’un sujet œuvre à son dénouement en s’attaquant à l’État, cible stratégique, verrou par lequel sont maintenus en place des rapports de production devenus camisole de force pour les forces productives. Ayant déterminé la nature de la révolution qui vient, pour la dénouer victorieusement, Lénine s’attache à lui définir son sujet.
Sur ce point, Lénine distingue soigneusement le sujet théorique-historique de révolution (le prolétariat en tant que classe qui relève du mode de production) et son sujet politique-pratique (l’avant-garde qui relève de la formation sociale) qui représente non pas le prolétariat « en soi », dominé économiquement, politiquement et idéologiquement, mais le prolétariat « pour soi », conscient de sa propre place dans le processus de production et de ses propres intérêts de classe. C’est là l’une des idées-forces de Que Faire ? où Lénine distingue « spontanéité et spontanéité ». Il voit dans la spontanéité « l’élément embryonnaire du conscient ». Mais il affirme maladroitement des degrés de conscience. Il différencie une spontanéité brumeuse et asservie d’une spontanéité libérée et fécondée par les luttes de l’avant-garde, une expérience spontanée des masses, demeurant sur le terrain du système, d’une expérience pratique qui tire son sens de la présence d’une avant-garde. Il affirme que la conscience sociale-démocrate ne peut venir que du dehors aux ouvriers, des intellectuels révolutionnaires porteurs de la connaissance et de la compréhension globale du procès de production. Par elle-même, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience « trade-unioniste ».
Dans la crise révolutionnaire, les deux sujets sont impliqués : le sujet théorique parce qu’il est la condition de possibilité de l’ordre social à venir et le support de la stratégie révolutionnaire ; le sujet politique, le parti, parce qu’il élabore et assume la tactique de cette stratégie. Lénine s’est astreint à la double tâche de définir le sujet théorique de la révolution visée et de lui donner le sujet politique capable de s’en acquitter. Définir et présenter le prolétariat comme la classe sociale investie de la mission historique révolutionnaire, telle est la préoccupation constante de ses premiers écrits. Au moment même où il caractérise comme capitaliste la formation sociale russe, il éclaire l’autonomie en tant que classe du prolétariat, seul capable de résoudre les contradictions d’une telle société. Jamais dans les alliances ou les projets de programme il n’omet de réaffirmer le rôle indépendant du prolétariat. Dès 1894 il établit que « seuls les bourgeois peuvent oublier que, derrière les intérêts solidaires du peuple tout entier contre les institutions moyenâgeuses, féodales, il y a l’antagonisme profond et irréductible de la bourgeoisie et du prolétariat au sein de ce peuple ».
Dans le même livre, il avance comme « thèse essentielle » que la « Russie est une société bourgeoise, que sa forme politique est un état de classe et que le seul moyen de mettre un terme à l’exploitation du travailleur est la lutte de classe du prolétariat. »
Il précise encore que « la période du développement social de la Russie où le démocratisme et le socialisme forment un tout indissoluble est révolue à tout jamais6 ». Un an plus tard, dans Les tâches des sociaux-démocrates russes, il rappelle le principe selon lequel « seuls sont forts les combattants qui s’appuient sur les intérêts réels, bien compris, de classes déterminées ». Au nom de ce principe, il engage les sociaux-démocrates à se rappeler toujours que le prolétariat est une classe à part qui demain peut se trouver opposée à ses alliés d’aujourd’hui. Grâce à une définition aussi précise de la nature de la révolution à venir et de son sujet théorique, toute confusion est exclue des programmes. Dans le projet de 1899, Lénine propose « le soutien de la paysannerie… dans la mesure où cette paysannerie est capable de mener une lutte révolutionnaire contre les vestiges du servage en général et contre l’absolutisme en particulier ». Dans le même projet il insiste encore :
« Deux formes essentielles de la lutte des classes s’entrelacent aujourd’hui dans la campagne russe :
a) la lutte de la paysannerie contre les propriétaires fonciers et les vestiges du servage ;
b) la lutte du prolétariat rural naissant contre la bourgeoisie rurale. Pour les sociaux-démocrates, cette seconde lutte est bien entendu la plus importante mais ils doivent nécessairement soutenir la première pour autant que cela ne contredit pas les intérêts du développement social. »
C’est cette compréhension solidement assise, patiemment affinée, de la nature de la formation sociale russe et des classes qui y sont en jeu, qui permet à Lénine, dès les Thèses d’avril, de saisir l’enjeu réel de la crise révolutionnaire de 1917 : « Ce qu’il y a d’original dans la situation actuelle en Russie, c’est la transition de la première étape de la révolution, qui a donné le pouvoir à la bourgeoisie par suite du degré insuffisant de conscience et de compréhension du prolétariat, à sa deuxième étape qui doit donner le pouvoir au prolétariat et aux couches pauvres de la paysannerie. »
3. Construire le sujet politique
Ces rappels sur la démarche léniniste pourraient paraître superflus si cette démarche ne sous-tendait toute la théorie léniniste de l’organisation. C’est toujours en référence à ces analyses que Lénine fonde les principes d’organisation. Ils définissent ce que doit être une organisation qui lutte contre un appareil d’État bourgeois centralisé pour le détruire. Par rapport à ces principes, tout système d’organisation ne peut que constituer une dérogation. Les principes constituent la stratégie de l’organisation, dont le système n’est que l’application tactique.
C’est ce qui échappe à Rosa Luxemburg. Et par-là même elle manifeste que sa compréhension de l’organisation ne se situe pas dans le même ordre : elle est beaucoup plus triviale, parfois émotionnelle, souvent infrathéorique. La nature même des métaphores qu’elle emprunte en témoigne parfois. Elles relèvent d’un vitalisme naïf, d’un naturalisme organisationnel : « En arrêtant les pulsations d’une saine vie organique, on débilite le corps et on diminue sa résistance… Un mouvement ouvrier si plein de sève7… » Parallèlement, à la vitalité naturelle inhérente au mouvement ouvrier elle oppose la grisaille académique de ses directions : « Aucune formule rigide ne peut suffire… ; la baguette d’un maître d’école… ; l’ultra centralisme défendu par Lénine apparaît comme imprégné, non point d’un esprit positif et créateur, mais de l’esprit stérile du veilleur de nuit. Tout son souci tend à contrôler l’activité du parti, et non à le féconder ; à rétrécir le mouvement plutôt qu’à le développer ; à le juguler, non à l’unifier8. »
Dans son simplisme enthousiaste, nourri par la polémique contre la social-démocratie allemande, elle va jusqu’à dénaturer ou inverser les argumentations de Lénine. Elle lui rétorque que s’il veut éviter l’influence pernicieuse et dissolvante des intellectuels sur le parti, la formule bolchevique atteint le contraire de ce qu’elle vise : elle place à la tête du parti une « cuirasse bureaucratique » composée d’une « élite intellectuelle assoiffée de pouvoir ». En fait, ce n’est jamais en ces termes que raisonne Lénine. Il ne parle pas abstraitement de l’influence néfaste des intellectuels mais du principe organisationnel de décentralisme comme principe émoussant. Les intellectuels n’interviennent que comme agents privilégiés de cette dissolution de l’organisation impliquée par le principe de décentralisme.
Le problème est qu’en la matière Lénine et Rosa ne parlent pas le même langage, ce qui cependant n’empêche nullement celle-ci de s’exprimer sur l’organisation de type léniniste en brandissant haut la bannière pure de la « liberté », de la « démocratie » contre les positions « extrêmes » de Lénine. Nul doute en effet : l’organisation prônée par Lénine, « blanquiste », n’aura plus aucun rapport avec les masses puisque « l’ultra-centralisme » léniniste l’amènera au conservatisme, à l’inhibition. Bien plus, la centralisation accentue, selon Rosa, la « scission entre l’élan des masses et les hésitations de la social-démocratie », et donc « ce qui importe, c’est de maintenir vivante dans le parti l’appréciation politique correcte des formes de lutte correspondant à chaque circonstance, le sens de la relativité de chaque phase de la lutte et de l’inéluctabilité de l’aggravation des tensions révolutionnaires9 ». Cette critique la porte à rejeter le système d’organisation proposé par Lénine et à s’accommoder d’un accord sur le principe d’organisation. Outre le fait que la séparation établie par Rosa entre centralisme et démocratie, leur opposition mécanique, relève plus d’un hégélianisme mal digéré que de la dialectique marxiste, elle opère une confusion malheureuse en admettant le principe d’organisation sans en accepter le système. Et cela relève d’un même péché : c’est une métaphysique pavée de bonnes intentions.
La théorie léniniste de l’organisation porte justement cette caractéristique que le système proposé est nécessairement logique par rapport au principe et de ce principe découle nécessairement ce système d’organisation. Dès lors il est clair que toute critique sur le « système » porte la marque d’un désaccord sur le principe d’organisation. Désaccord qui existe entre Rosa et Lénine. C’est que Rosa, logique avec elle-même, pose le problème du parti en fonction d’une analyse propre de la société capitaliste. Pour elle, le capitalisme court inévitablement à la catastrophe. Les contradictions, s’aggravant sans cesse, au profit d’« une infime minorité de la bourgeoisie régnante10 », font que, d’une part le prolétariat est spontanément révolutionnaire, d’autre part son parti ne peut être que le « point de ralliement organisationnel »11 de toutes les couches mises en mouvement contre la bourgeoisie par cette évolution.
Dans cette problématique – classe révolutionnaire organiquement déterminée contre classe réactionnaire – le parti est le produit de la crise révolutionnaire et non un élément nécessaire comme le démontre Lénine, dans le cadre de la formation sociale capitaliste. Ainsi cette vision simplement tragique du capitalisme conduit Rosa à surestimer le mouvement des masses, à sous-estimer la nécessité et le rôle du parti dans le système capitaliste. Ce qui lui permet de bricoler un empirisme organisationnel forcené, de relativiser la question de l’organisation en circonscrivant à la Russie les thèses léninistes : « Il s’agit en Russie d’une première tentative ; il est douteux qu’un statut puisse prétendre à l’infaillibilité : il faut qu’il subisse d’abord l’épreuve du feu. » Elle ne comprend pas qu’il s’agit de tout autre chose. Ce que pourtant Lénine précise avec clarté : « La camarade Luxemburg dit que dans mon livre s’est dessinée fortement et nettement la tendance vers un centralisme ne tenant compte de rien. La camarade Luxemburg présume de cette façon que je défends un certain système d’organisation contre un certain autre. Mais la réalité est différente. Tout au long du livre, de la première à la dernière page, je défends les principes élémentaires de tout système d’organisation du Parti quel qu’il soit. Mon livre analyse la différence non entre tel ou tel système d’organisation, mais la façon dont il faut soutenir, critiquer et corriger tout système, sans contrevenir aux principes du Parti12. »
Ayant élucidé le problème de savoir quel est le sujet théorique de la révolution qui vient – non pas le « peuple » mais le prolétariat –, Lénine consacre toute son énergie militante à lui donner le sujet politique indispensable. Sans cesse il s’efforce de délimiter l’avant-garde et de la regrouper dans le parti social-démocrate.
Donner au prolétariat le rôle moteur dans la révolution, c’était lutter contre les populistes ; cela signifiait comprendre la nature de la révolution sans pour autant s’en donner les moyens. Parmi ceux qui admettent alors le rôle historique du prolétariat, tous ne comprennent pas quelle arme lui est pratiquement nécessaire pour « devenir ce qu’il est » : une classe.
Contre les économistes, Lénine démontre que, spontanément, le prolétariat ne parvient pas à s’arracher au terrain de la lutte économique. Il affirme que « la lutte des ouvriers ne devient lutte de classe que lorsque tous les représentants d’avant-garde de l’ensemble de la classe ouvrière de tout le pays ont conscience de former une seule classe ouvrière et commencent à agir non pas contre tel ou tel patron mais contre la classe des capitalistes tout entière et contre le gouvernement qui la soutient13 ». Il admet bien que les organisations sociales-démocrates locales constituent le fondement de toute l’activité du parti ; mais si elle demeure l’activité « d’artisans isolés », on ne pourra l’appeler « sociale-démocrate » car elle n’organisera ni ne dirigera la lutte de classe du prolétariat.
Contre les mencheviques dès 1903, contre la théorie de l’organisation procès dès 1905, contre les liquidateurs en 1907, ce sont toujours les mêmes principes d’organisation que défend Lénine, toujours la même idée du Parti. Il est l’instrument par lequel la fraction consciente de la classe ouvrière accède à la lutte politique et prépare l’affrontement avec l’État bourgeois centralisé, clef de voûte de la formation sociale capitaliste. L’organisation ainsi conçue comme sujet politique n’est pas une pure forme : elle est le creuset d’une volonté politique collective qui s’exprime par une théorie en perpétuel chantier et un programme de lutte. La sélection des militants et le centralisme en constituaient deux normes fondamentales. Non par goût mais par nécessité : une nécessité qu’on ne comprend qu’en confrontant l’organisation avec son objectif : la révolution.
II – L’organisation à l’épreuve de la crise révolutionnaire
1. Les tentatives de définition
À plusieurs reprises, surtout dans La Faillite de la IIe Internationale et dans La Maladie infantile du communisme, Lénine s’est efforcé de définir la notion de crise révolutionnaire. Il énumère les critères descriptifs dont l’appréciation demeure subjective ; il cerne une notion plutôt qu’il ne fonde un concept. Dans La Faillite ces critères sont une première fois énumérés ; Lénine s’attache à définir les « indices d’une situation révolutionnaire » :
a) l’impossibilité pour les classes dominantes de maintenir leur domination sous une forme inchangée ; …la base ne veut plus vivre comme avant et le sommet ne le peut plus ;
b) « aggravation plus qu’à l’ordinaire de la détresse et de la misère des classes opprimées » ;
c) « accentuation de l’activité des masses ».
Lénine apprécie ainsi « l’ensemble des changements objectifs qui constitue une situation révolutionnaire ». De l’appréciation d’une situation révolutionnaire ainsi définie, l’impressionnisme n’est pas exclu. Et ce d’autant moins que les critères énoncés ne sont pas envisageables isolément mais dans leur interdépendance ; ils se conditionnent réciproquement. Dans La Maladie infantile, Lénine insiste davantage, comme second critère, sur le ralliement au prolétariat des classes moyennes. Ce ralliement ne peut être considéré comme un phénomène en soi, mais dans sa relation aux autres phénomènes requis : le ralliement des classes intermédiaires est d’autant plus résolu que le prolétariat se montre plus déterminé dans sa lutte. La définition léniniste de la situation révolutionnaire fait donc intervenir un jeu d’éléments en interaction complexe et variable dont on ne saurait donner une analyse rigoureusement objective. La démarche de Trotski dans Histoire de la révolution russe est analogue ; il y reprend à son compte les critères léninistes en insistant explicitement sur « la réciprocité conditionnelle des prémisses ».
Si l’estimation objective d’une situation révolutionnaire paraît sujette à caution, l’intervention d’un ultime facteur, qui unifie les différents facteurs et concrétise leur interaction, en corrige les dangers. Trotski le considère comme la condition, dernière dans le dénombrement, mais non dans l’importance, de la conquête du pouvoir : « le parti révolutionnaire comme avant-garde unie et trempée de la classe ». Quant à Lénine, il fait de cette dernière condition le point de différenciation entre la situation révolutionnaire et la crise révolutionnaire, qui existe seulement dans le cas où à tous les changements objectifs énumérés vient s’ajouter un changement subjectif, à savoir : « la capacité en ce qui concerne la classe révolutionnaire de mener des actions de masse assez vigoureuses pour briser l’ancien gouvernement qui ne tombera jamais, même à l’époque des crises, si on ne le fait pas choir. »
Ainsi l’organisation révolutionnaire dépasse les tâtonnements des différents critères, elle les noue entre eux et les unifie. Point de leur intersection, elle abolit la juxtaposition. La faiblesse du sommet, le ralliement des classes moyennes, l’impatience de la base deviennent sa force. La condition de succès de la crise ne réside plus dans l’un ou l’autre des éléments objectifs, mais se situe au cœur même du sujet qui les synthétise en les intériorisant. Son nœud n’est plus dans la diversité non mesurable qui esquisse la situation révolutionnaire mais dans l’organisation qui unifie cette diversité, l’intériorise, et la dépasse.
Par elle le prolétariat n’est plus une donnée maîtrisée, aux variations prévues par le calcul bourgeois des probabilités. Il devient une volonté qui s’exprime, non plus un simple objet dans le champ social mais un sujet, une inconnue qui hypothèque à tout jamais les plans de la classe dominante. Pour jouer réellement ce rôle, l’organisation révolutionnaire ne doit pas se présenter comme une accumulation fluide d’individus mais comme un corps constitué, cohérent, ayant une densité suffisante pour rester en travers du gosier de la bourgeoisie. Elle n’est pas une simple pièce occupant une case vide sur l’échiquier politique. Par sa seule présence elle en modifie tout le rapport de forces. Même s’il s’agit d’un simple pion. À plus forte raison s’il s’agit d’un Roi.
2. La crise révolutionnaire comme épreuve de vérité
La crise révolutionnaire éclaire d’une lumière nouvelle la lutte des classes et en ramène les protagonistes à leur juste valeur. Dans l’entre-déchirure de la crise, on soupçonne l’avènement fugace de la vérité : « La guerre abat et brise certains hommes, elle en trompe et éclaire certains autres, comme le fait du reste toute crise dans la vie d’un homme ou dans l’histoire d’un peuple. » (Lénine).
a) Pour l’organisation
Lénine rappelle en toute occasion que la social-démocratie est la fusion du mouvement ouvrier et du socialisme. « Coupé de la social-démocratie, le mouvement ouvrier dégénère et s’embourgeoise véritablement. » On pourrait ajouter que coupé des luttes ouvrières, le socialisme perd pied et s’embourgeoise de même ; il s’y alimente de « l’instinct » de classe révolutionnaire. Le parti constitue un pont entre la conscience balbutiante du prolétariat et le rôle qui lui est théoriquement dévolu. Il constitue la médiation nécessaire entre le concept de classe ouvrière et sa réalisation pratique, aliénée, dans la société capitaliste. C’est pourquoi « la tâche du parti n’est pas d’imaginer de toutes pièces des moyens inédits de venir en aide aux ouvriers, mais de les aider dans les luttes qu’ils ont déjà engagées… de développer leur conscience de classe ».
La tâche du parti, c’est de tenir bien les deux pôles complémentaires entre lesquels il s’écartèle : la compréhension théorique du procès de production, du rôle du prolétariat, de la révolution d’une part, la liaison concrète avec les luttes quotidiennes des ouvriers d’autre part. C’est entre ce double appui qu’il fonde sa stratégie. En même temps que « l’incarnation visible de la conscience de classe du prolétariat », le parti est le vivant témoignage de l’écart entre le rôle théorique du prolétariat et sa conscience mystifiée par l’idéologie dominante.
Ainsi conçue, l’organisation n’est pas un pur diamant de même que la théorie n’est pas une pure science. L’organisation intériorise les contradictions du système dans lequel elle s’enracine. Le phénomène de l’opportunisme dans la IIe Internationale en porte témoignage. Sur l’analyse des bases sociales de cet opportunisme, les thèses de Lénine et de Rosa se recoupent largement. Tous deux insistent sur le légalisme parlementaire des longues périodes de paix relative : il suscite l’apparition d’une couche de représentants professionnels de la classe ouvrière, ministrables et sensibles aux flatteries de la bourgeoisie. Ce personnel politique s’appuie sur l’aristocratie ouvrière et la petite bourgeoisie intellectuelle, engraissées des miettes des pillages coloniaux.
Mais Rosa élabore un argument beaucoup plus subtil qui touche à l’existence même de l’organisation : le phénomène du conservatisme d’organisation. Lénine l’avait entrevu dans La Faillite sans le théoriser : « Les partis grands et forts ont eu peur de voir leurs organisations dissoutes, leurs caisses saisies, leurs dirigeants arrêtés. » Rosa va beaucoup plus loin pour saisir la portée du problème. Elle remonte à la situation même de l’organisation révolutionnaire dans la société capitaliste : la défense des privilèges octroyés, la contagion des mœurs parlementaires ne suffisent pas pour expliquer l’opportunisme. Rosa fait remonter les avatars de l’organisation à une contradiction fondamentale qu’elle exprime à plusieurs reprises, dans Marxisme contre dictature : « Le mouvement universel du prolétariat pour son émancipation intégrale est un processus dont la particularité réside en ce que, pour la première fois depuis que la société civilisée existe, les masses du peuple font valoir leur volonté consciemment, à l’encontre de toutes les classes gouvernantes, tandis que la réalisation de cette volonté n’est possible que par-delà les limites sociales en vigueur. Or, les masses ne peuvent acquérir et fortifier en elles cette volonté que dans la lutte avec l’ordre constitué, c’est-à-dire dans les limites de cet ordre. D’une part la masse du peuple, d’autre part un but situé au-delà de l’ordre social existant ; d’une part la lutte quotidienne et d’autre part la révolution, tels sont les termes de la contradiction. »
Dans Réforme et révolution elle rappelle les deux écueils du mouvement social-démocrate :
« …entre abandon du caractère de masse et abandon du but final, entre retombée à l’état de secte et culbute dans le mouvement réformiste bourgeois, entre anarchie et opportunisme ». Il en résulte au sein de l’organisation révolutionnaire l’existence de courants rivaux, l’un fidèle à la révolution, d’autres en proie aux tentations sectaires ou opportunistes. Ainsi l’organisation révolutionnaire n’a-t-elle pas seulement à se blinder pour l’assaut – car dans cette perspective un certain conservatisme est la condition même d’une nécessaire stabilité. Elle ne peut se constituer en corps absolument étranger au système. Elle mène toujours simultanément en son propre sein une lutte permanente contre les déviations opportunistes, « l’héritage du capitalisme ».
Dans sa lutte quotidienne même ses victoires lui sont fruits empoisonnés : chaque terrain conquis « devient en même temps un bastion contre les progrès ultérieurs de plus vaste envergure ».
En fait l’organisation n’est jamais une pure lame d’acier trempé. Elle est plutôt différentielle. Elle prend pied dans l’entre-deux qu’elle mesure : ce qui sépare la classe comme sujet théorique de sa spontanéité pratique asservie. Le principe du centralisme démocratique est le signe même de cette position contradictoire de l’organisation enracinée dans le système qu’elle doit détruire et dépasser. Le centralisme démocratique est l’expression conciliatrice et contradictoire de la mise en forme de la spontanéité révolutionnaire (des militants) dans le réseau centralisé de l’organisation. Il est ainsi évident que jamais la cohésion de l’organisation révolutionnaire n’est telle qu’elle traverse sans difficulté la crise, comme un corps homogène. La crise révolutionnaire n’affecte pas seulement le système qu’elle ébranle, mais aussi l’organisation qui s’y est constituée. Elle est pour l’organisation l’heure du grand dépouillement et des réajustements. Le parti bolchevique n’échappe pas à l’histoire ; les articles publics de Zinoviev et Kamenev contre l’insurrection amènent Lénine à demander leur exclusion à l’automne 1917 : en avril Lénine était minoritaire contre le Comité central. La crise révolutionnaire agit sur l’organisation comme un révélateur. Elle colore ses tares et délimite la fraction capable de conclure la crise par la révolution. Elle sert de patron sur lequel l’organisation provisoire se découpe et s’ajuste à la mesure de sa tâche historique. C’est pourquoi en 1905 Lénine ouvre toutes grandes les portes du parti.
b) Pour la théorie
De même que l’organisation n’est pas de pur acier, de même la théorie n’est pas une pure science. Dans la période de stagnation révolutionnaire se font jour des tendances scientistes dans le mouvement ouvrier. On se risque à considérer que la théorie dit la vérité, distinctement et hors des atteintes de l’histoire. Lénine est plus prudent qui constate après l’insurrection de 1905 : « La pratique comme toujours prend le pas sur la théorie. » Ce qui ne l’empêche pas de rappeler constamment que « la théorie de Marx est puissante parce qu’elle est vraie14 ». Entendons-nous donc « Comme toujours »… il faudrait préciser : en période de crise.
La théorie est aussi la marque d’une différence. Entre l’idéologie et une vérité hypothétique. Elle est de l’ordre de la « vérité relative » que Lénine emprunte à Engels. Dans la crise révolutionnaire la rupture entre idéologie et vérité, jusque-là inextricablement mêlées, s’accuse et la théorie passe « au critérium de la pratique ». De l’écart entre la vérité et l’idéologie, la théorie est donc une mesure possible. Mais elle n’est pas la seule à pouvoir les relier d’un enjambement. Si elle est bien un moyen de surmonter le conservatisme d’organisation, une théorie prise trop au sérieux, voulant couler à toute force l’histoire dans les moules qu’elle lui destine, n’en constitue pas moins à la limite un danger. C’est pourquoi Lénine, même s’il attaque prioritairement tout problème sous l’angle de la théorie, ne se dispense pas pour autant d’en appeler au correctif de l’imagination révolutionnaire ; il y trouve un autre pont, moins rationnel certes en son architecture, que celui que la théorie lui ménage. Néanmoins, de l’idéologie à la vérité, le chemin de la fantaisie relaie parfois celui de la théorie et révèle des raccourcis auxquels répugne un tracé rigoureux. C’est là une autre image de Lénine que celle du pédagogue austère et froid qu’aime à camper Rosa. « Il faut rêver ! »
Paradoxalement, c’est l’une des conclusions de Que Faire ? « Il faut rêver », répète Lénine, et il trace en quelques lignes le tableau burlesque des barbiches et des monocles de congrès l’agressant pour cette incongruité. Il évoque les Martynov et les Kritchevski le poursuivant de leurs foudres : « Un marxiste a-t-il le droit de rêver ? » Il leur répond par une longue citation sur la dialectique féconde du rêve et de la réalité, pour conclure : « des rêves de cette sorte, il y en a malheureusement trop peu dans notre organisation ! »
De même que la crise révolutionnaire est l’heure de vérité pour l’organisation, de même elle est l’heure de vérité pour la théorie. Reste à savoir pourquoi.
c) Pour la formation sociale
Nous avons indiqué que la crise révolutionnaire n’affecte pas le mode de production mais la formation sociale. La structure à contradictions du mode de production constitue le ressort caché de cette crise. Le deuxième critère léniniste de la situation révolutionnaire porte témoignage de ce que la crise est bien crise de la formation sociale. Par le ralliement des couches moyennes au prolétariat, la formation sociale résorbe le chevauchement de modes de production dont l’existence des couches intermédiaires est la conséquence. Dans la crise, la formation sociale tend asymptotiquement à son mode de production dominant qui constitue sa vérité cachée. Rosa Luxemburg insiste dans L’Accumulation du capital sur le fait que le développement du capitalisme entraîne la désintégration des classes et couches intermédiaires. Plus la formation sociale capitaliste élimine les vestiges de féodalisme, plus elle tend vers le mode de production capitaliste, modèle abstrait produit par Marx, plus cette désintégration prend des formes véhémentes. Des couches toujours plus grandes se détachent de l’édifice apparemment solide de la société bourgeoise, déclenchant des mouvements qui peuvent accélérer beaucoup, par la violence avec laquelle ils éclatent, l’effondrement de la bourgeoisie. La crise révolutionnaire accélère le processus, met à vif les contradictions, ne laisse face à face que le prolétariat et la bourgeoisie, le salariat et le capital, tels que Marx les a théoriquement distingués comme les deux pôles nécessaires et irréductiblement antagoniques du mode de production capitaliste.
C’est parce que, dans le déchirement de la crise, la formation sociale tend à se réduire à son mode de production dominant qu’elle est le lieu d’émergence du double pouvoir. Ayant étudié avec précision les leçons de 1905, Lénine répète sans cesse que « Les Soviets constituent un nouvel appareil d’État. » Il s’attaque violemment à Martov qui reconnaît les conseils comme organes de combat sans voir leur mission qui est de devenir appareil d’État. Dans la crise les rapports entre l’avant-garde et les Russes se modifient. Le prolétariat accède brutalement à la conscience de soi. Dans la temporalité propre de la crise, les masses apprennent plus en quelques heures qu’en vingt ans. Leur spontanéité asservie et mystifiée se mue en spontanéité révolutionnaire, fécondée par l’activité de l’avant-garde. Ce sont les soviets, « la forme la plus poussée du Front Unique Ouvrier » (Trotski), et non le parti, qui sont les organes du pouvoir de classe prolétarien. Contrairement à ce que croient les ultra-gauchistes, à la différence du parti et du syndicat, les conseils ne sont pas une organisation permanente de la classe. Leur possibilité concrète d’exister dépasse le cadre de la société bourgeoise et leur simple présence signifie déjà la lutte réelle pour le pouvoir d’État, à savoir la guerre civile.
La crise révolutionnaire constitue donc le point de rupture où le prolétariat fait réellement irruption en tant que classe dans l’histoire, où « les masses prennent en main leur propre destin » et commencent à jouer le premier rôle. C’est parce que, dans la crise révolutionnaire, la formation sociale tend à coïncider avec son mode de production dominant que l’organisation et la théorie y subissent l’épreuve de la pratique face au prolétariat qui pour la première fois s’ébranle et s’exprime en tant que classe. Faute de comprendre ce caractère spécifique de la crise révolutionnaire, la théorie de l’organisation s’égare et délire. À ce délire, Rosa n’échappe pas toujours. La crise agit comme un catalyseur, par lequel les différences s’accusent, le temps d’un accouchement. « Ce qui fait l’importance de toutes les crises, écrit Lénine, c’est qu’elles manifestent ce qui jusque-là était latent, rejetant ce qui est secondaire, superficiel, secouant la poussière de la politique, mettant à nu les ressorts véritables de la lutte des classes telle qu’elle se déroule réellement. » Seul ce double fond, révélé par la brutale irruption de processus latents, rend compte de toutes les images et métaphores marxistes faisant référence à des travaux occultes, et dont « la vieille taupe » demeure la plus célèbre.
Il s’ensuit que la perception de la société oscille entre deux portées. La première est descriptive, elle recense et enregistre les phénomènes sociaux, compare les revendications, les résultats électoraux des partis. La seconde est d’ordre stratégique ; elle ne se borne pas à aligner les classes ; elle fouille par-delà les apparences, leurs conflits profonds, décisifs. « La statistique, écrit Glucksmann, trouve sa clef dans la lutte des classes, pas l’inverse. » Pour reprendre une distinction analogue propre à Lénine, la politique relève non de l’arithmétique mais de l’algèbre, des mathématiques supérieures plutôt que des mathématiques élémentaires. Les bureaucrates s’obstinent à rabâcher que trois c’est plus que deux mais, dans leur aveuglement électoraliste, ils ne voient pas que « les formes anciennes du mouvement socialiste se sont remplies de substance nouvelle ; de ce fait un nouveau signe, le signe moins, est apparu devant les chiffres, tandis que les sages continuent à se persuader que moins trois, c’est plus que moins deux15. »
Cette algébrisation lors de la lutte des classes qui seule donne accès à la stratégie est caractéristique du champ politique. La crise révolutionnaire se distingue de la simple crise économique purgative du système en ce qu’elle est de l’ordre du politique. C’est dans cet ordre que la théorie léniniste de l’organisation permet de prendre pied.
III – L’organisation comme voie d’accès au politique
1. Les problèmes après mai
Les discussions consécutives aux événements de Mai 68 portent souvent sur le problème du parti révolutionnaire. La plupart du temps pour lancer des innovations, en proposant « un parti de type nouveau », ou plus simplement pour dénoncer l’anachronisme du Parti abandonné à la panoplie désuète du bolchevisme.
En fait, sous prétexte de nouveauté et d’actualité, c’est un vieux problème du mouvement ouvrier qui refait surface. Que disent aujourd’hui les novateurs en la matière ? L’éditorial des Temps Modernes de mai-juin 68 assigne pour seule fonction à l’appareil du parti de « coordonner les activités des animateurs locaux grâce à un réseau de communications et d’informations ; d’élaborer des perspectives générales… ». Glucksmann quant à lui décompose les diverses fonctions du parti (théorique, politique et économique). Il affirme qu’un mouvement révolutionnaire « n’a pas besoin de s’organiser en second appareil d’État, sa tâche ne consiste pas à diriger mais à coordonner… ». L’affirmation est déjà soit un truisme – le parti n’a jamais à s’ériger en appareil d’État –, soit une erreur car la classe en lutte doit viser à la constitution d’une dualité de pouvoir, à créer ses propres organes de pouvoir centralisé, son propre État. Le terme mal défini de mouvement révolutionnaire maintient l’ambiguïté. Il en découle toute une conception de l’organisation où des centres sont nécessaires, « non pour faire la révolution mais pour la coordonner », où le rôle des « états-majors » s’estompe au profit « d’équipes de travail » réunissant des spécialistes.
Certains groupes fondent cette renonciation au parti de « type léniniste » sur le fait que l’idéologie dominante à l’échelle mondiale ne serait plus celle de la bourgeoisie mais celle du prolétariat. La révolution chinoise en particulier aurait inversé le rapport de forces de telle sorte que le prolétariat encercle et assiège la bourgeoisie ; en bref, l’idéologie prolétarienne est devenue dominante, ce qui rend superflue la délimitation stricte de l’avant-garde. L’heure est à l’échange simple entre divers courants d’avant-garde partageant dès l’abord une idéologie marxiste ambiante. En fait toutes ces hypothèses renouent avec une problématique dont Rossana Rossanda, dans son article des Temps Modernes, se fait l’interprète lucide : « Le centre de gravité se déplace des forces politiques vers les forces sociales. »
L’une des systématisations les plus rigoureuses de cette problématique se trouve chez Arthur Rosenberg (Histoire du bolchevisme), pour qui la théorie du parti est fonction de l’état de développement du prolétariat. À l’époque où le prolétariat est faiblement développé, une poignée d’intellectuels fonde des organisations conspiratives restreintes, porteuses de la conscience de classe encore en sommeil du prolétariat. Ainsi en va-t-il pour Marx et Engels qui considèrent parfois que le parti se limite à leurs propres personnes physiques. Selon Rosenberg, Lénine reprend pour la Russie, où le prolétariat est encore faiblement développé, le même type de parti. Dans une étape ultérieure, le prolétariat, qui s’est développé en conséquence de l’essor de la grande industrie, s’approprie la théorie marxiste et s’en pénètre ; mais les organisations y puisent la justification de leur propre existence et des luttes revendicatives élémentaires qu’elles animent ; c’est l’époque de la IIe Internationale. Dans une troisième période enfin, le prolétariat éduqué par ses luttes devient une classe révolutionnaire ; le rôle du parti s’en trouve d’autant diminué : il n’a plus à prétendre à la direction, il se contente d’être le simple interprète des aspirations du prolétariat.
2. Les erreurs du luxemburgisme
a) Le péché d’hégélianisme
En somme, par le développement historique du prolétariat, la classe en soi deviendrait progressivement classe pour soi, le sujet théorique de la révolution tendrait à coïncider avec son sujet politique. Cette thèse repose sur la problématique hégélienne de l’en soi et du pour-soi. La lecture de Marx dont elle relève est celle que Poulantzas qualifie d’historico-génétique : masse indifférenciée à ses débuts, la classe sociale s’organiserait en classe en soi pour aboutir à la classe pour soi. Cette problématique opère un glissement par lequel la classe est conçue comme sujet pratique de l’histoire. L’autre développement historique de la conscience de classe abolit le rôle du parti. Or, souligne Poulantzas, « si la classe est bien un concept, il ne désigne pas une réalité qui puisse être située dans les structures ». Autrement dit, la politique, qui est l’ordre dont relève le parti, est irréductible au social : la classe comme concept demeure sujet théorique et non pratique de l’histoire ; la médiation du parti par lequel elle accède au politique lui demeure indispensable.
La position de Rosa Luxemburg n’est pas claire ; son vocabulaire et sa syntaxe trahissent fréquemment l’hégélianisme, comme le remarque justement Robert Paris dans sa préface à la Révolution russe. Dans l’histoire, le concept de prolétariat, d’abord aliéné, se réalise progressivement. Partant, la révolution est posée comme un sujet occulte dont les péripéties de la lutte des classes ne sont que les manifestations. Chaque défaite, chaque erreur, chaque revers sont pensés comme moments nécessaires dans le procès de réalisation du concept. Il en résulte de toute évidence un rôle particulièrement effacé pour l’organisation d’avant-garde : « Le seul sujet auquel incombe aujourd’hui le rôle du dirigeant est le moi collectif de la classe ouvrière, qui réclame résolument le droit de faire elle-même les fautes. »
b) Confusion du théorique et du politique
Cette conception crypto-hégélienne de l’histoire se manifeste par un autre biais. Rosa Luxemburg souligne dans L’Accumulation du capital, une épuration progressive de la formation sociale qui rend visible le mode de production, elle constate une polarisation croissante des classes autour de la bourgeoisie et du prolétariat. Elle déduit directement de cette évolution le développement de la conscience des classes en présence.
Elle confond ainsi le niveau théorique d’analyse et le niveau politique en déduisant le second du premier. C’est ce que Lukacs appelait la surestimation du caractère « organique » des luttes de classe. Si la formation sociale coïncide avec le mode de production, la politique se dissout dans la théorie, la tactique dans la stratégie. À l’époque de l’impérialisme, il n’y a plus de guerres de libération nationale ; à l’époque de la révolution prolétarienne il n’y a pas de concessions envers la paysannerie. En fait c’est là la dimension politique qui manque à Rosa Luxemburg. Elle croit au « renforcement croissant de la conscience de classe du prolétariat ». Il y aurait une marche évolutive de la conscience de classe au cours de laquelle l’autonomie organisationnelle du parti n’est nécessaire que comme moment (le temps que le prolétariat aperçoive son rôle historique incarné) dans le processus de désaliénation du prolétariat.
Par cette confusion des niveaux Rosa Luxemburg sous-estime les facteurs politiques et idéologiques, et leur fonction. Il ne suffit pas que les classes soient polarisées à l’extrême pour que s’expriment spontanément leurs intérêts révolutionnaires. Elles peuvent longtemps encore demeurer sous le charme de l’idéologie bourgeoise, dont la fonction est précisément de masquer les rapports de production. La crise révolutionnaire seule dissout cette idéologie et met à jour les mécanismes. Dans la crise, l’idéologie bourgeoise révèle sa nudité ; les écoles autojustificatives de la bourgeoisie, les tentatives pour hypostasier l’histoire sont en faillite. En Mai, la bourgeoisie française n’a plus comme cache-sexe que la médiocrité des fanfaronnades académiques et la prose grisâtre, bêtement réactionnaire, d’un Papillon. Mais au-delà de la crise, si elle demeure détentrice du pouvoir, la bourgeoisie se refait une façade, elle relance ses mécanismes de séduction idéologique, qui agissent comme un dissolvant de la cohésion de classe.
Ceux qui aujourd’hui font de Mai un acte de naissance (celui de la spontanéité révolutionnaire du prolétariat succédant à sa spontanéité asservie) ne font qu’extrapoler un moment politique précis : celui de la crise révolutionnaire. Ils théorisent leur propre surprise et leur propre émerveillement, d’autant plus grands qu’ils n’envisageaient pas la possibilité d’une telle crise. En cela ils quittent le terrain du politique pour entrer dans celui de la métapolitique. En cela aussi ils ne sont pas sans parenté avec Rosa Luxemburg.
c) La théorie de l’organisation-procès
Les relents d’hégélianisme, la confusion du théorique et du politique ont pour conséquence la théorie luxemburgiste de l’organisation-procès. Rosa s’obstine en toute logique à penser l’organisation comme un produit historique : « Dans le mouvement social-démocrate, l’organisation aussi […] est un produit historique de la lutte des classes dans lequel la social-démocratie introduit simplement la conscience politique. » Ailleurs elle définit la social-démocratie comme « le mouvement propre de la classe ouvrière ». Misant sur l’aggravation des contradictions du capitalisme et faisant confiance au prolétariat et à sa spontanéité révolutionnaire, elle ne pense l’organisation que comme la sanction de l’état de développement de la classe et comme le point de mire susceptible de précipiter, au sens chimique, sa condensation. La dimension organisationnelle n’a pas, dans cette perspective, de poids spécifique. Définir la social-démocratie comme le mouvement propre de la classe relève d’une conception mécaniste plus que politique. Si les bolcheviques s’en étaient tenus à une telle conception, ils auraient attendu le feu vert du congrès des soviets pour déclencher l’insurrection. Pourtant seule l’avant-garde organisée pouvait comprendre que la date de l’insurrection devait précéder le congrès, et la déclencher effectivement.
Tous les efforts de Lénine en matière d’organisation sont précisément consacrés à éviter la confusion entre le parti et la classe. Dans Que Faire ? il ressasse que le mouvement purement ouvrier est incapable d’élaborer par lui-même une idéologie indépendante, que tout rapetissement de l’idéologie socialiste implique un renforcement de l’idéologie bourgeoise, que « le développement spontané du mouvement ouvrier aboutit à le subordonner à l’idéologie bourgeoise », qu’il signifie « l’asservissement idéologique des ouvriers par la bourgeoisie ». Plus précisément, dans Un pas en avant, deux pas en arrière, toute la discussion avec Martov sur le paragraphe 1 des statuts a pour but la distinction claire et nette de la classe et du parti. La large diffusion de l’appartenance à un parti « comporte une idée désorganisatrice, la confusion de la classe et du parti ».
Plus loin Lénine reprend la formule utilisée par Martov selon laquelle « le parti est l’interprète conscient d’un processus inconscient », pour conclure : « C’est bien pourquoi on a tort de vouloir que chaque gréviste puisse s’intituler membre du parti ; car si chaque grève n’était pas la simple expression spontanée d’un puissant instinct de classe, si elle était l’expression consciente du processus menant à la révolution sociale[…] alors notre parti s’identifierait immédiatement, d’un seul coup, avec toute la classe ouvrière et par suite en finirait d’un seul coup avec toute la société bourgeoise. » C’est seulement dans la crise révolutionnaire que le parti et la classe tendent à se fondre, parce qu’alors la classe accède massivement à la lutte politique. Le parti est l’instrument par lequel la classe révolutionnaire maintient sa présence au niveau politique comme une menace permanente pour la bourgeoisie et son État. Mais la crise révolutionnaire, en ouvrant le champ politique à la classe en tant que telle, transforme qualitativement la vie politique. C’est pourquoi les organisations voient sonner la crise comme leur épreuve de vérité, c’est pourquoi aussi, dans la crise, la pratique prend le pas sur la théorie.
C’est dans ce rapport dialectique de classe et du parti que s’instaure la politique léniniste. Aucun des termes n’est réductible à l’autre. Ceux qui minimisent le rôle de l’organisation ne le conçoivent qu’en fonction de conjonctures précises ; ainsi ceux qui distinguent des normes organisationnelles différentes pour les périodes de légalité et d’illégalité. Lénine le concevait différemment, qui déterminait une invariance des principes organisationnels corrélative à la tâche du parti : la lutte pour le renversement de l’état bourgeois, point de suture de la formation sociale capitaliste. C’est aussi cette cible qui situe le parti dans l’ordre du politique ; en tant que verrou des rapports de production, l’État est l’enjeu par excellence de la lutte politique. C’est sur ce fond d’invariance que le parti dispose d’une marge d’adaptation relative à ses tâches immédiates ; mais jamais il n’est défini en fonction de ces tâches-là, toujours en fonction de sa tâche fondamentale.
Toute révision des principes léninistes d’organisation procède, par un biais ou un autre, d’un glissement hors du champ politique, alors que c’est dans ce champ seulement que s’arment et se dressent les protagonistes de la crise révolutionnaire et que loge son enjeu : l’État. Rosa Luxemburg illustre souvent sa conception de l’évolution historique du prolétariat par un cheminement de l’inconscient au conscient : « L’inconscient précède le conscient, et la logique du processus historique objectif précède la logique subjective de ses protagonistes. » En fait, par-delà le schématisme simpliste du conscient et de l’inconscient conçus comme les attributs respectifs du parti et de la classe, la problématique léniniste rejoint davantage le remaniement freudien où, à l’opposition conscient-inconscient, est substituée l’opposition « moi cohérent »-« éléments refoulés », dans laquelle l’inconscient est un attribut commun aux deux termes. Ainsi, dans la problématique léniniste de l’organisation, il n’y a pas de parcours continu de l’en-soi au pour-soi, de l’inconscient au conscient. Le parti n’est pas la classe faite armée, il reste en proie aux incertitudes, aux balbutiements théoriques et à l’inconscient. Il exprime le fait que dans une formation sociale capitaliste il ne saurait y avoir de classe « pour soi » comme réalité, mais seulement comme projet, par la médiation du parti. Lukacs le remarque vigoureusement dans sa brochure sur Lénine : « Ce serait se bercer d’illusions contraires à la vérité historique que de s’imaginer que la conscience de la classe, vraie et susceptible de conduire à la prise du pouvoir, peut naître au sein du prolétariat, sans heurts ni régression, comme si le prolétariat pouvait idéologiquement se pénétrer peu à peu de sa vocation révolutionnaire selon une ligne de classe. » C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la crise révolutionnaire, selon Rosa Luxemburg elle-même, ne survient jamais trop tôt et toujours trop tôt. Jamais trop tôt parce que les prémisses économiques, l’existence du prolétariat sont nécessairement réunis ; toujours trop tôt parce que les prémisses politiques, la pleine conscience de soi du prolétariat, ne sont jamais remplies. Il en résulte que le parti peut être armé pour jeter bas l’État bourgeois, mais il l’est toujours insuffisamment pour assumer les lendemains de la crise.
3. La spécificité du marxisme
En quoi consiste pour Lénine la lutte politique sur laquelle il insiste sans cesse ? Avant tout il s’efforce de dire ce qu’elle n’est pas : « Il est inexact de dire que la réalisation de la liberté politique est aussi nécessaire au prolétariat que l’augmentation de salaires […]. Sa nécessité est d’un autre ordre, elle n’est pas la même, elle est d’un ordre beaucoup plus complexe. » C’est ici le domaine de l’algèbre dont il était question ailleurs. Sans cesse Lénine lutte contre la réduction de l’ordre politique à l’ordre économique, contre tous les affadissements de la lutte des classes. Il corrige la Rabotchaia Mysl pour qui « le politique suit toujours l’économique » ; il fustige le Rabotchéie Dielo qui « déduit les objectifs politiques des luttes économiques ». Mais, au-delà des mises en garde, Lénine parle du politique plus qu’il ne le définit.
En fait, le terrain politique n’existe pas d’emblée ; il ne se constitue qu’avec la structuration des forces politiques elles-mêmes. C’est pourquoi « l’expression la plus vigoureuse, la plus complète, et la mieux définie de la lutte des classes politique, c’est la lutte des partis ». Par cette lutte dont l’enjeu est l’État, s’instaure la spécificité du politique qui est le lieu d’irruption de la crise révolutionnaire. Cette spécificité fait que l’on ne peut définir beaucoup plus précisément le sujet politique en rupture avec tout déterminisme rigoureux de l’économie. Lénine reste toujours attentif au rôle original que peuvent jouer certaines forces politiques, sans commune mesure parfois avec leurs assises sociales réelles. Ce rôle ne dépend pas seulement des racines sociales mais aussi de la place occupée dans la structuration spécifique du champ politique. Ainsi peut-on comprendre, en toute orthodoxie léniniste, et sans recourir aux extrapolations sociologiques, le rôle joué en mai par les étudiants. Dans un article sur les tâches de la jeunesse révolutionnaire, Lénine précisait déjà : « La division en classes est certes l’assise la plus profonde du groupement politique ; certes c’est toujours elle qui en fin de compte détermine ce groupement… Mais cette fin de compte, c’est la lutte politique seule qui l’établit. »
Il en résulte que, contrairement à tout fatalisme, l’initiative du sujet politique contribue au déclenchement d’une crise révolutionnaire, dont l’issue dépend encore en partie de lui. La leçon corrélative est que la richesse du politique brouille les cartes ; sa complexité fait que le déclenchement, le prétexte de la crise ne surviennent presque jamais où on les attendait « logiquement ». C’est pourquoi le parti seul peut rester attentif à l’ensemble de l’horizon social, « cultiver tous les terrains, même les plus anciens, les plus stériles, les plus pourris en apparence », convaincu que « si l’on bouche une issue, la contagion trouvera une autre voie, parfois la plus imprévisible ».
Ces détours, ces surgissements soudains, inattendus, qui peuvent prendre au dépourvu jusqu’à l’organisation révolutionnaire victime de ses œillères et de ses préjugés, constitue bien le propre du politique, où la crise révolutionnaire affleure où nul ne la prévoyait. Mai a illustré sa structuration spécifique, donnant de la politique une image démutilée et désaliénée, séduisante à tous ceux qui lui croyaient un visage austère. Amputée par les partis traditionnels, tronçonnée en luttes syndicales, politiques, anti-impérialistes, la politique écartelée et pillée n’était plus qu’un pantin triste. Nanterre a amorcé la recomposition du puzzle et restitué à la politique sa fonction totalisatrice par laquelle la crise peut poindre et miner l’assemblage de contradictions. Dans la politique en miettes, la crise révolutionnaire est décomposée, colmatée brèche à brèche, maîtrisée front après front.
4. Stratégie du prolétariat et de la bourgeoisie
Pour la bourgeoisie, les formes de la domination politique sont secondaires par rapport à sa domination économique. Le pouvoir politique de la bourgeoisie peut prendre la forme du fascisme, du bonapartisme ou de la démocratie parlementaire. Mais c’est au niveau de l’économique qu’elle se situe stratégiquement : « La domination économique est tout pour la bourgeoisie, tandis que la forme de domination politique est une question de dernier ordre. » Se maintenir sur le terrain de la lutte économique, c’est essayer de battre la bourgeoisie sur son terrain. C’est pourquoi Lénine va à plusieurs reprises jusqu’à dire dans Que Faire ? que « la politique trade-unioniste de la classe ouvrière est précisément la politique bourgeoise de la classe ouvrière ».
En revanche, le terrain politique est l’espace stratégique du prolétariat. Les structures politiques bourgeoises concentrent et reproduisent toutes les formes d’asservissement du prolétariat qui, comme le soulignait le Manifeste, est la première classe dans l’histoire dominée sur tous les plans (économique, idéologique et politique), alors qu’à l’époque de sa révolution politique la bourgeoisie détient déjà le pouvoir économique. En conséquence, les luttes stratégiques du prolétariat en tant que classe sont des luttes politiques. C’est ce qu’entrevoit bien Rosa Luxemburg lorsqu’elle souligne à plusieurs reprises qu’il n’y a pas de séparation artificielle entre luttes revendicatives et luttes politiques, qu’il n’y a pas de grève de masse purement économique. Elle n’en tire pas cependant toutes les conséquences ; elle reste sur ce point également en deçà de la compréhension tactique de Lénine. À propos de sa critique du remplacement de la Constituante en hiver 1917, Lukacs suggère qu’elle conçoit la révolution prolétarienne sous les formes structurelles de la révolution bourgeoise.
Conclusion
Les malentendus entre Lénine et Rosa Luxemburg ne sont pas de simples escarmouches isolées. Ils manifestent l’existence de problématiques différentes où dialectique marxiste et dialectique hégélienne s’affrontent. L’une est politique, l’autre métapolitique. Pour nous, même si Rosa contribue en plusieurs points à l’enrichissement de la théorie révolutionnaire, la problématique léniniste seule permet de poser réellement les problèmes d’organisation. Il en résulte pour l’immédiat deux points fondamentaux :
1. On ne peut dissocier l’élaboration d’une stratégie révolutionnaire de la stratégie de construction d’une organisation révolutionnaire. Elles se conditionnent réciproquement. La stratégie révolutionnaire est la condition d’efficacité de l’organisation, mais l’organisation est la condition d’existence de la stratégie. S’il est vrai que la validité d’un mot d’ordre dépend du rapport de forces qui le sous-tend, l’existence de l’organisation et son développement transforment les conditions de formulation des mots d’ordre.
2. Tout travail organisationnel doit tendre à la construction d’un parti. Cela ne signifie pas que l’existence d’un parti fignolé soit un « préalable » à la lutte révolutionnaire. Mais en vertu des principes léninistes, on doit tendre à la constitution d’un tel parti. Si on ne le prend pas comme un but extérieur à la pratique immédiate mais comme un horizon qui oriente et conditionne cette pratique, tout système organisationnel ne sera pas suspendu dans le vide, mais tendra à se conformer aux principes. De même que dans la lutte révolutionnaire, dans la construction de l’organisation le mouvement n’est pas tout ; le but que l’on s’assigne rétroagit sur le caractère et le cours du mouvement.
Décembre 1968, Partisans n° 45
www.danielbensaid.org
Documents joints
- N. Poulantzas : Pouvoir politique et classes sociales, p. II, éd. Maspéro.
- Lénine : Œuvres, tome I. p. 324 et 257, éd. de Moscou. Ces certitudes acquises servent dès lors de base à toute la stratégie politique : c’est bien contre une formation sociale à dominante capitaliste et non féodale (même si les survivances féodales restent importantes) que luttent les révolutionnaires russes. En 1894, cela n’a rien d’une évidence. Lénine tient à le souligner en posant comme premier point du projet de programme du POSDR : « La production marchande se développe de plus en plus vite en Russie et le mode de production capitaliste y acquiert une position de plus en plus dominante. » (Lénine : Œuvres, tome IV, p. 20. éd. de Moscou).
- Lénine : Œuvres, tome XXVIII, p. 310, éd. de Moscou.
- Lukacs : Histoire et conscience de classe p. 101, éd. de Minuit.
- Lukacs : ibid., p. 281.
- Lénine : Œuvres, tome I, pp. 273, 290-294. éd. de Moscou.
- Rosa Luxemburg : Marxisme contre dictature.
- Rosa Luxemburg : Ibid.
- Marxisme contre dictature.
- Ibid.
- Ibid.
- Œuvres, tome VII, p. 494, éd. de Moscou.
- Lénine : Œuvres, tome IV, p. 172, éd. de Moscou.
- Lénine : Œuvres, tome XI. p. 172, éd. de Moscou.
- Cf. la brochure de militants des CA Vincennes-Sorbonne Après mai, éd. Maspero pp. 21, 23 et 28.