Alain Brossat : Nous vivons dans une phase de rejet de l’utopie. Bien plus, tout se passe comme si nous étions entrés dans la phase de la pensée « anti ». On ne se définit plus tant, dans de larges couches intellectuelles, par ce dont on est partisan, que par ce contre quoi l’on est. Le thème de l’antitotalitarisme autour duquel se réalise chez nous un aussi large consensus en est l’exemple le plus notoire.
Ce qui est frappant aussi, c’est que ces attitudes « anti » sont amplement déterminées par le lieu d’où parlent les intellectuels : si l’antitotalitarisme peut, ici, tenir de vision du monde à certains d’entre eux, l’anti-reaganisme peut permettre à d’autres, dans d’autres parties du monde, d’éviter de se poser quelques questions délicates. La pensée « anti » est une pensée régionale. Elle débouche souvent sur de formidables malentendus : de respectables gourous libéraux de chez nous peuvent parfaitement servir d’inspirateurs à des radicaux de l’opposition hongroise.
En quoi ce climat intellectuel réagit-il sur la pratique révolutionnaire ?
Daniel Bensaïd : Dans cette réaction que tu dis « anti », il y a plusieurs éléments. D’abord, il faut revenir à l’Histoire, à cette grande fracture que constitue le stalinisme et après laquelle on ne peut plus penser comme avant. Après le stalinisme, on ne peut plus placer dans le vocabulaire les thèmes qu’aborde le marxisme, la même charge d’utopie, au sens positif du terme, que l’on pouvait trouver dans le socialisme du XIXe et du début du XXe siècles. Au fil du temps, la déception a fait son œuvre, elle s’est creusée, a rebondi, essentiellement parmi les intellectuels. Si bien que se trouve remise en cause cette sorte d’alliage qui existait entre le « socialisme scientifique », entre guillemets, et l’héritage utopique, utopiste, que Marx et Engels y avaient à juste titre incorporé, comme cela apparaît clairement à la lecture, au moins de leurs textes de jeunesse – à commencer par Le Manifeste communiste ou le discours d’Eberfeld de Engels.