La preuve par la bourgeoisie

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Les métamorphoses du travail et de sa division s’ajoutant aux défaites politiques et sociales face à la contre-réforme libérale, il est devenu courant, même à gauche, de mettre en doute l’existence du prolétariat. L’étude en cours du dernier recensement de l’Insee, confirmant que la catégorie « employés » dépasse désormais numériquement celle de la catégorie « ouvriers », ne manquera pas d’être interprétée comme une confirmation de ce diagnostic. Une telle conclusion, assise sur une sociologie statistique de classement, est aux antipodes de ce que nous pourrions appeler « la critique de la sociologie positive » chez Marx. Les classes n’y sont pas des catégories de rangement bien ordonné, mais des groupes sociaux inscrits dans le rapport conflictuel de la lutte de classe, lui-même enraciné dans le rapport d’exploitation (qui n’est pas exclusivement économique). C’est en tout cas l’acception retenue, de Geoffrey de Sainte-Croix à la contribution de Suzanne de Brunhof dans le présent volume.

S’il est de bon ton de s’interroger sur la survie du prolétariat (terme sans doute plus approprié, malgré son apparente désuétude, que celui de classe ouvrière trop identifié – en France surtout, où l’ouvriérisme a fait des ravages – à une époque, à une image, et à un groupe sociologique restrictif), il est plus difficile de mettre en doute l’existence d’une bourgeoisie qui se porte plutôt bien. En dépit des incertitudes conceptuelles soulignées par Wagner et Zalio, de la différenciation et de la complexité croissantes des classes en lutte, du poids des déterminations internationales évoquées par Claude Serfati, cette persistance d’une bourgeoisie bourgeoisante est largement vérifiée par la concentration du patrimoine, de la propriété, du pouvoir de décision qui leur est associé, comme par les effets idéologiques et les fantasmagories quotidiennes résultant de sa domination. Il ne serait pas difficile de démontrer qu’à un certain niveau, la forme salaire (pour ne pas parler des stocks options) n’est qu’une forme déguisée d’accumulation de capital, qui ne tardera d’ailleurs pas à fonctionner comme tel par le biais d’actions et de placements boursiers. Autrement dit, la preuve irréfutable de la lutte des classes et de ses protagonistes, ce sont le baron Seillières et Denis Kessler, Tchuruk et Messier. On pourrait même les considérer comme la représentation idéal-typique du capitalisme à l’âge de l’impérialisme tardif.

Certaines contributions, s’inspirant de la sociologie de Pierre Bourdieu, soulignent la multiplicité des formes de capitaux et de capitalisation. Il y a certes des outils utiles pour penser les pratiques sociales, les mobilisations et les alliances. L’essentiel serait pourtant de déterminer comment cette diversité s’articule au procès d’accumulation du capital dont la logique impersonnelle domine l’ensemble des rapports sociaux. Peut-être serait-il alors fécond de distinguer un noyau dur de la bourgeoisie, enraciné au cœur du rapport d’exploitation, de la nébuleuse qui, tel l’anneau de Saturne, gravite autour. Interviennent alors les comportements, les pratiques discursives et cognitives, constitutives de la formation des classes.

Aussi serait-il intéressant de soumettre la « formation de la bourgeoisie » à un traitement dialectique analogue à celui pratiqué par E.P. Thompson dans son livre de référence sur la classe ouvrière anglaise. Paradoxalement, on peut trouver certaines contributions à une telle approche dans une sociologie réactionnaire des classes bourgeoises, comme chez Beau de Loménie. Comme toute autre classe, la bourgeoisie ne se réduit pas en effet à un rapport social dénudé, au noyau dur du « patronat » (catégorie sociologique restrictive elle aussi, symétrique à celle de la classe ouvrière dans la sociologie stalinienne) elle se subordonne une périphérie en fonction de sa force d’attraction sociale (promotion et cooptation), idéologique (champ médiatique et intellectuels bourgeois organiques). Un phénomène particulièrement intéressant par ses effets spécifiques dans le champ politique est celui du procès d’intégration organique à l’œuvre à travers les privatisations entre les élites de la gestion privée et les anciennes élites de la haute administration d’État. La composition de certains cercles et clubs, comme le Cercle de l’industrie en France, en fournirait maints exemples. Il va de soi que cette tendance n’est pas sans rapport avec la conversion de larges secteurs de la social-démocratie à la troisième voie blairiste.

Au fil des contributions, nous rencontrons à plusieurs reprises la distinction entre capitalisme et bourgeoisie. Elle peut être utile dans la mesure où – s’élevant au-dessus de l’abstraction du rapport immédiat de production (livre I du Capital), du rapport de circulation (livre II), et du rapport de reproduction d’ensemble (livre III, où Marx aborde seulement de manière systématique la question des classes dans son fameux chapitre inachevé) – elle permet de prendre en compte les déterminations des classes par l’État et ses appareils idéologiques (voir Bourdieu) et le marché mondial (voir Serfati), autrement dit les dimensions laissées en suspens par Marx dans la longue marche vers le concret.

Cette distinction ne saurait cependant aller jusqu’à imaginer une bourgeoisie (et un marché) sans capital. Le film de l’accumulation ne saurait être rembobiné à rebours. Si une certaine historiographie, anglo-saxonne notamment, s’interroge sur la dynamique des révolutions bourgeoises et son autonomie relative par rapport à l’avènement du capitalisme, leur imbrication est devenue organique. Les rapports de classe sont donc nécessairement des rapports conflictuels, des rapports de lutte, relevant d’une sociologie (si tant est que le terme convienne) historique et dynamique, et certainement pas d’une sociologie positiviste.

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