Énigme et mélancolie du pari révolutionnaire

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Par Michael Löwy

Si je propose aujourd’hui, en 2024, ce texte pour le Site Daniel Bensaïd, c’est parce que je pense que le livre dont je parle ici, paru il y a un quart de siècle, n’a pas pris une ride. Tous les livres de Daniel, à partir de 1989, sont notables, mais celui-ci est mon préféré, je pense qu’il est porté par un souffle politique, éthique (malgré sa méfiance envers la « morale ») et humain extraordinaire. Il m’apparaît plus actuel que jamais, parce que nous vivons des temps « mélancoliques », où le fascisme lève à nouveau la tête, les guerres brutales se multiplient et les internationalistes se trouvent sur la défensive. Mais son appel irréductible à la résistance et au pari révolutionnaire peut toujours nous servir de boussole pour trouver le chemin.

Chaque nouveau livre de Daniel Bensaïd, depuis quelques années, est une contribution à un vaste travail de reconstruction de la culture révolutionnaire et de la réflexion marxiste, qui nous sort des sentiers battus et nous apporte un formidable souffle d’air frais.

Son dernier travail est tout d’abord un cri de protestation contre l’air du temps, contre le morne désenchantement qui voit les nouveaux fétiches profanes, monétaires et marchands, remplacer les vieilles idoles sacrées.

La multiplicité des références de l’ouvrage déroute dans un premier moment : Marx, Lénine et Trotski, mais aussi Blanqui, Péguy, Hannah Arendt, Walter Benjamin, sans oublier Pascal, Chateaubriand, Kant, Nietzsche et une foule d’auteurs mineurs. Malgré cette diversité apparemment éclectique, le discours est d’une belle cohérence.

Je suis loin de partager tous les partis pris de l’auteur. Par exemple, son admiration pour la justice des Jacobins ; ou pour le léninisme d’avant 1905 (Que Faire ?), fondé sur l’idée, bien discutable, que le socialisme est « introduit du dehors » dans la classe ouvrière ; ou encore pour « l’anti-moralisme » de Trotski dans Leur morale et la nôtre, qui rejette comme « timide pseudonyme philosophique de Dieu » toute morale « située au-dessus des classes » ! Je pourrais multiplier les exemples. Mais comment ne pas reconnaître la force et l’intelligence de l’ensemble ?

La première partie du livre est un diagnostic lucide du « désajustement du monde » qui résulte de la globalisation capitaliste. Il constate tout d’abord, dans une perspective écologique, la discordance explosive entre le temps marchand et le temps biologique. La régulation marchande est à courte vue. Sa logique déprécie le futur et ignore les effets d’irréversibilité propres à la biosphère. Elle présuppose une nature exploitable et corvéable à merci. Comme l’écrivait ce grand précurseur du libéralisme contemporain qui s’appelle Jean Baptiste Say, « les richesses naturelles sont inépuisables car sans cela nous ne les obtiendrons pas gratuitement ». Alors que les rythmes naturels s’harmonisent sur des siècles ou des millénaires, la raison économique capitaliste cherche des gains rapides et des profits immédiats.

La biosphère, souligne Daniel Bensaïd, en s’appuyant sur les travaux de René Passet, possède sa propre rationalité immanente, irréductible à la raison mécanique du marché. Les valeurs écologiques ne sont pas convertibles en valeurs marchandes, et réciproquement. Comme l’illustre la controverse sur les écotaxes, les effets et les coûts écologiques ne sont pas, si ce n’est très approximativement, traduisibles dans la langue misérable de la mesure marchande.

La globalisation est aussi traversée d’une autre contradiction, non moins dangereuse : la rationalité formelle de la mondialisation capitaliste favorise partout l’irrationalité des paniques identitaires, l’universalité abstraite du cosmopolitisme marchand déchaîne les particularismes et durcit les nationalismes. Dans cet univers régi par la loi du profit, soumis à la tyrannie sans visage du capital, les murs ne sont pas abolis, ils se déplacent : ainsi l’Europe de Schengen, ceinturée de miradors.

L’internationalisme de classe reste la meilleure réponse face aux nationalismes tribaux et aux impérialismes. Il est l’héritier de l’universalité de la raison proclamée par la philosophie des Lumières et de la conception révolutionnaire de la citoyenneté – ouverte aux étrangers – de la constitution républicaine du 24 juin 1793, adoptée par une Convention ou siégeaient – mais pas pour longtemps ! – Anarcharsis Cloots et Thomas Paine. Enfin, la solidarité avec l’« autre » s’appuie sur une vieille tradition qui remonte à l’Ancien Testament : vous n’opprimerez pas l’étranger parce que vous avez été étrangers – et sans-papiers – en pays d’Égypte…

Nous retrouvons la référence vétero-testamentaire dans la dernière partie, « La révolution en ses labyrinthes », sans doute la plus novatrice et la plus « inspirée » de l’ouvrage. Le prophète biblique, comme l’avait déjà suggéré Max Weber dans son travail sur le judaïsme antique, ne procède pas à des rites magiques, mais invite à agir. Contrairement à l’attentisme apocalyptique et aux oracles d’un destin inexorable, la prophétie est une anticipation conditionnelle, qui cherche à conjurer le pire, à tenir ouvert le faisceau des possibles.

À l’origine de la prophétie, dans l’exil babylonien, se trouve une exigence éthique qui se forge dans la résistance à toute raison d’État. Cette haute exigence traverse les siècles : Bernard Lazare, le dreyfusard socialiste libertaire était, selon Péguy, un exemple de prophète moderne, animé par une « force d’amertume et de désillusion », un souffle d’indomptable résistance à l’autorité.

Ceux qui ont résisté aux pouvoirs et aux fatalités, tous ces « princes du possible » qui sont prophètes, hérétiques, dissidents et autres insoumis, se sont sans doute souvent trompés. Ils n’ont pas moins tracé une piste, à peine lisible, et sauvé le passé opprimé du grossier pillage des vainqueurs.

Selon Daniel Bensaïd, il y a de la prophétie dans toute grande aventure humaine, amoureuse, esthétique ou révolutionnaire. La prophétie révolutionnaire n’est pas une prévision, mais un projet, sans aucune assurance de victoire. La révolution, non comme modèle préfabriqué, mais comme hypothèse stratégique, reste l’horizon éthique sans lequel la volonté renonce, l’esprit de résistance capitule, la fidélité défaille, la tradition (des opprimés) s’oublie. Sans la conviction que le cercle vicieux du fétichisme et la ronde infernale de la marchandise peuvent être brisés, la fin se perd dans les moyens, le but dans le mouvement, les principes dans la tactique.

L’idée de révolution s’oppose à l’enchaînement mécanique d’une temporalité implacable. Réfractaire au déroulement causal des faits ordinaires, elle est interruption. Moment magique, la révolution renvoie à l’énigme de l’émancipation, en rupture avec le temps linéaire du progrès, cette idéologie de caisse d’épargne si violemment dénoncée par Péguy, où chaque minute, chaque heure qui passe, est censée apporter leur petite part d’accroissement et de perfectionnement.

Le temps et l’espace de la stratégie révolutionnaire se distinguent radicalement de ceux de la physique newtoniennne, « absolus, vrais, mathématiques ». Il s’agit d’un temps hétérogène, kairotique – c’est-à-dire, scandé de moments propices et d’opportunités à saisir. Mais devant un carrefour de possibles, l’ultime décision comporte une part irréductible de pari.

Il s’ensuit que l’engagement politique révolutionnaire n’est pas fondé sur une quelconque « certitude scientifique » progressiste, mais sur un pari raisonné sur l’avenir. Daniel Bensaïd s’inspire ici des remarquables travaux – trop oubliés aujourd’hui – de Lucien Goldmann sur Pascal : le pari est une espérance que l’on ne peut démontrer mais sur laquelle il faut engager son existence tout entière. Le pari est inéluctable, dans un sens ou dans l’autre : comme l’écrivait Pascal, il faut parier, nous sommes embarqués. Dans la religion du dieu caché (Pascal) comme dans la politique révolutionnaire (Marx), l’obligation du pari définit la condition tragique de l’homme moderne.

Pourquoi ce pari est-il donc mélancolique ? L’argument de Daniel Bensaïd est d’une impressionnante lucidité : les révolutionnaires, écrit-il – Blanqui, Péguy, Benjamin, Trotski ou Guevara –, ont la conscience aiguë du péril, le sentiment de la récurrence du désastre. Leur mélancolie est celle de la défaite, une défaite « combien de fois recommencée » (Péguy). Walter Benjamin rendait hommage, dans une lettre de jeunesse, à la grandeur de la « fantastique mélancolie maîtrisée » de Péguy. Cette mélancolie révolutionnaire de l’inaccessible, sans résignation ni renoncement, se distingue radicalement, selon Daniel Bensaïd, du chagrin impuissant de l’inéluctable et des complaintes postmodernes en manque de finalité, avec leur esthétisation d’un monde désenchanté.

Rien n’est plus étranger au révolutionnaire mélancolique que la foi paralysante en un progrès nécessaire, en un avenir garanti. Pessimiste, il ne refuse pas moins de capituler, de plier devant l’échec. Son utopie est celle du principe de résistance à la catastrophe probable.

Grâce à cette dernière partie, le livre de Daniel Bensaïd devient beaucoup plus qu’un commentaire intelligent de l’actualité ou un diagnostic critique de la crise : avec son pari mélancolique il nous apporte un regard nouveau sur l’espérance, un regard qui nous aide à rétablir la circulation entre la mémoire du passé et l’ouverture du futur. Sans optimisme béat, sans illusion sur les « lendemains qui chantent », sans aucune confiance dans les « lois de l’histoire », il n’affirme pas moins la nécessité, l’urgence, l’actualité du pari révolutionnaire.

Michael Löwy


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