Avril 2024.
La Cordillère des Andes, l’étendue des cimes, l’éclat du blanc qui éblouit, je débarque à Santiago. Comme d’habitude, dans mon équipage, quelques livres de Daniel Bensaïd. Depuis notre rencontre, à mon arrivée en exil en France, il m’accompagne.
En 2014, dans le film « On est vivants », je raconte notre amitié et déploie sa pensée dans les luttes de l’aujourd’hui. Dans ce temps si sombre où avancent à visage découvert les forces de destruction de la vie, massacre à Gaza, montée du fascisme, il nous manque atrocement.
Alors je reprends ce dialogue à travers ses écrits, et je trouve toujours des pistes. Une boussole… Entre l’antan et le maintenant, lors de ce séjour au Chili, il sera là.
Le 5 octobre 2024, 50 ans seront passés depuis la mort au combat de Miguel Enriquez, chef de la résistance et du MIR. J’aime dire les mots de Daniel « résister, c’est résister à l’irrésistible », en évoquant ce combat pour la vie contre la machine de mort de la dictature.
Je ne sais plus si Daniel l’a écrit ou pas, mais sa posture militante, sa manière d’être et de penser, me semblent proches de ce constat qui m’habite : les héros ne servent pas. Je veux dire les héros vidés de corps, de rire, de sens de l’humour, de doutes, de questions… Et surtout pas non plus le culte de la mort et du sacrifice, ce dont nous avons beaucoup parlé à l’époque extraordinaire de la solidarité internationale avec les luttes des peuples d’Amérique Latine.
Je chemine dans ce pays, le Chili, où la bataille de la mémoire des vaincus est urgente, mais quel récit, quelles pensées, quelle praxis politique mettre en circulation ?
Malgré l’espoir porté par la révolte historique de 2019, qui a rassemblé des millions de manifestants dans tout le pays et qui laissait entrevoir la possibilité d’une alternative à un système brutal, le néolibéralisme continue à broyer la population, et les forces fascistes menacent de revenir au pouvoir.
Depuis la fin de la formidable expérience de l’Unité Populaire, de la mort de Miguel et de mon exil forcé, je vis dans un monde chaotique où le va et vient entre l’enthousiasme et la mélancolie est devenu une manière d’être. Je vogue entre l’espérance et la désillusion, je suis sûre qu’on peut gagner, puis je me persuade qu’ils sont les plus forts.
Dans ce désordre, Daniel Bensaïd fut longtemps pour moi une vigie, par ses paroles lorsqu’on se rencontrait, ou par les mots de ses livres lorsque je n’osais pas le déranger. Il n’opposait pas de certitudes à mes doutes, mais juste une volonté de ne jamais se résigner. Avec légèreté, il pointait un sentier à ouvrir, avec un sourire ironique, une petite chose à faire, au cas où ça marche… C’est cela, la politique, disait-il, une impérieuse obligation de s’engager, de parier sans aucune certitude de réussite.
Ma première dette envers lui, c’est celle-là. Moi qui avais appris à ne lutter qu’avec des certitudes, à ne comprendre le monde qu’en victoires ou en défaites, il m’avait opposé une autre vision du combat, une autre temporalité, une autre perception de l’avenir.
Notre siècle obscur s’achève dans la débâcle des espérances en un monde meilleur, transparent et pacifié, qu’il avait suscitées. Il laisse dans son sillage un amoncellement de désastres et de ruines. Nous y avons laissé pas mal d’illusions et de certitudes. Changer le monde apparaît comme un but non moins urgent et nécessaire, mais autrement difficile que ne l’avaient imaginé les pionniers du socialisme. Nous qui étions pressés, nous avons dû nous plier, contre le temps qui toujours presse, à la rude école de la patience et apprendre la lenteur de l’impatience.
Grâce à lui, j’ai accepté l’existence d’un engagement persévérant, qui n’exigeait pas un retour sur chaque action, mais qui ne se résignait pas pour autant et permettait de garder intacte l’indignation.
Au Chili, les raisons de s’indigner et de s’insurger s’égrènent en une longue liste, de l’éducation à la santé, des transports aux conditions du travail, des retraites misérables aux coûts de l’alimentation, la terre, la mer, l’eau, l’énergie aux mains des groupes privés, les inégalités partout, les médias aux mains du pouvoir économique… Une société cruelle, une des plus inégales de la planète.
La violence sociale n’est pas fondamentalement différente de celle qui s’exerce dans tous les pays gouvernés par une économie à la recherche assidue de bénéfices, mais au Chili, elle en est un laboratoire volontaire, terrain d’expérimentation des « Chicago Boys » de l’économiste ultralibéral Milton Friedman après le coup d’Etat du dictateur Pinochet, qui a démantelé le service public et privatisé de manière massive toute l’économie.
Economique ou morale, policière ou militaire, la violence traverse toute société conflictuelle : elle y circule, tantôt diffuse, tantôt condensée.
La violence visible ou physique n’est qu’une part restreinte de multiples violences sociales banalisées. De sorte que, « si l’on veut faire diminuer véritablement la violence la plus visible, crimes, vols, viols, voire attentats, il faut travailler à réduire globalement la violence qui reste invisible, celle qui s’exerce au jour le jour, pêle-mêle, dans les familles, les ateliers, les usines, les commissariats, les prisons, ou même les hôpitaux ou les écoles, et qui est le produit de la violence interne des structures économiques et sociales et des mécanismes impitoyables qui contribuent à les reproduire ». A commencer par « la violence inerte », dévastatrice, de la souffrance au travail, des harcèlements, brimades, licenciements, du chômage, de la précarité et de la pauvreté.
En ce mois d’avril 2024, je reviens à Santiago. Avec les collectifs divers, toutes générations mêlées, nous tentons de réfléchir et d’organiser des actions pour honorer la mémoire de Miguel Enriquez. Je voudrais faire vivre l’histoire de Miguel et des camarades assassinés, l’histoire de nos luttes. Je chemine depuis longtemps en compagnie de mes morts, cela n’a rien de morbide ni de nostalgique. Grâce à eux, je ne perds pas le fil, je conserve les repères.
En 2004, des milliers de jeunes, venus des poblaciones, remplissaient le stade Victor Jara pour l’hommage à Miguel. Qui nous accompagnera cette fois-là ? Les divisions, les désillusions, les résignations ont-elles dévoré les militants, défait les engagements ?
La perte des illusions optimistes peut conduire à deux types de conclusions pernicieuses. Celle, d’une part, d’un nihilisme morbide, où tout se vaut et s’équivaut dans un monde insensé de bruit et de fureur. Celle, d’autre part, d’un moralisme atemporel, réhabilitant le mythe d’un « éternel humain » : à jamais prisonnier de sa condition ontologique, l’espèce serait définitivement incapable de progrès culturel et moral. Il n’y a pourtant nulle fatalité. La crise de l’idée de progrès est moins la crise de l’idée même que celle de ses porteurs officiels, à bout de souffle historique dans un système social de plus en plus contradictoire et irrationnel.
La rhétorique de la résignation dira que le monde, bien sûr, est consternant, mais qu’on n’y peut rien changer, puisque l’inégalité est naturelle et le marché éternel. Le raffinement cynique admettra qu’il faudrait sans doute changer ce monde misérable, mais il ajoutera que l’humanité ne mérite pas que l’on s’y évertue.
À l’heure où l’Argentine a élu un dictateur, où Trump menace de revenir au pouvoir aux USA, où un peuple entier se fait massacrer en Palestine, où la volonté guerrière russe sévit en Ukraine, où Cuba n’arrive pas à convaincre d’une alternative crédible au capitalisme, les grandes espérances ont du plomb dans l’aile et les questions deviennent oppressantes.
Dans les moments de lassitude et d’abattement, on arrive à se demander si le combat en vaut encore la peine. On se console parfois en se disant avec Rosa Luxemburg que « la révolution est la seule forme de guerre dans laquelle la victoire finale doit être préparée par une série de défaites ». A franchement parler, on ne dédaignerait pas, de temps en temps, quelques victoires…
En Amérique Latine, dont Daniel s’est toujours senti proche, les victoires n’ont pas été flagrantes, que ce soit dans les années 70 avec les guérillas comme celle de l’ERP en Argentine ou dans les années 80 avec la lutte armée du MIR chilien contre la dictature. De très nombreux militants sont morts dans ces actions.
Aujourd’hui, sans victoires d’envergure historique, sans visibilité médiatique, silencés, ce sont souvent des anonymes qui incarnent la résistance à l’air du temps capitaliste : les luttes des Indiens Mapuche pour le respect de leur terre, les mouvements féministes, les collectifs de lutte pour un logement digne, les collectifs écologiques, les associations de lutte pour le respect des droits de l’homme et contre les violences policières…
Intempestives par nature, les révolutions ne se plient pas aux schémas hors du temps. Leur événement échappe à l’ordonnancement arbitraire des grands récits de l’Histoire universelle. Elles surgissent à ras du sol, dans les misères du présent. La société nouvelle ne naîtra pas d’un miracle, dans l’embrasement soudain d’un grand soir rouge, sans ces résistances sans cesse recommencées et sans ces conquêtes toujours remises en question. La lutte, l’expérience accumulée, la confiance acquise comptent autant que le résultat brut.
Plus que jamais, notre engagement est un pari logique sur l’incertain. Un pari ordinaire, chaque jour recommencé. Celui que font, en toute simplicité, des milliers de militants syndicalistes, associatifs, politiques, de par le monde. Par loyauté envers eux, quand on est embarqué, c’est pour longtemps. On n’a pas le droit de jeter l’éponge, de se rendre, à la moindre lassitude, au moindre accident de parcours, à la moindre, et pas même à la pire déception.
Les mots de Daniel sont mes compagnons dans ce voyage particulier, ils me donnent le souffle nécessaire, le courage d’affronter une fois de plus l’amnésie à l’œuvre dans le pays.
Le 5 octobre 2024, qui se souviendra de nos luttes pour la défense des opprimés, qui les tissera aux siennes ? Qui reprendra le cours de notre histoire, avec nous tant que nous serons là, et qui plus loin protègera l’étincelle pour conserver la flamme ?
S’il faut accepter l’incertain comme partie intégrante de l’engagement et de nos vies, alors, pour le moment, il me faut juste rêver que le peuple n’est pas vaincu, ni au Chili, ni en Amérique latine, ni dans le monde. Daniel écrivait : « Le dernier mot n’est jamais dit, c’est nous qui faisons l’histoire. »