Au moment où le Brésil commence à ressentir directement les effets de la crise internationale, la campagne en vue des élections de 1982 annoncées par la dictature va s’ouvrir. Au seuil de cette année décisive, le Parti des travailleurs (PT) va subir une double épreuve. Jusqu’à présent, il est né et s’est construit à partir de l’essor des luttes ouvrières de 1978-1979. Il a profité de cet élan initial pour consolider sa propre existence et mener avec succès une campagne d’affiliation, qui lui a permis de franchir les premiers obstacles juridiques à l’enregistrement électoral.
Mais, pour continuer à aller de l’avant, le PT ne pourra désormais se contenter d’exploiter l’idée populaire d’un « parti sans patrons », d’un parti des travailleurs indépendant de la bourgeoisie1. Il devra affronter et résoudre deux questions cruciales de l’activité quotidienne : la question syndicale et celle de la tactique électorale. Ce sera là son véritable baptême du feu.
Premiers indices de la crise
En 1980, l’inflation a dépassé les 110 %. Elle pourrait augmenter encore en 1981. D’après une récente étude officielle du DIEESE2, le salaire minimum devrait être aujourd’hui de 21 000 cruzeiros… pour respecter la loi et les indices établis en 1938 ! Or, il est de 5 000 cruzeiros à peine, soit quatre fois moins. La misère, la faim et la délinquance sont partout.
Il est difficile, dans un pays tel que le Brésil, de définir et de chiffrer le nombre de chômeurs. Une chose est certaine : pour 24,5 millions d’adultes jouissant d’un emploi fixe, il faut en compter plus de 21 millions sans emploi fixe, soit 21 millions de chômeurs, de saisonniers, de travailleurs intermittents, la plupart sans aucune protection sociale.
Pour absorber un accroissement annuel de 2,8 % de la main-d’œuvre (qui correspond au développement démographique et à l’exode rural), il faudrait un taux de croissance annuel égal ou supérieur à 7 %. Or, il est probable que la croissance pour 1981 ne dépassera guère les 4 %. En 1980 déjà, avec une croissance industrielle de 6 %, les entreprises de moins de 200 salariés (et elles sont légion) ont procédé à une réduction de 2,9 % de leur personnel et à une réduction de 10,5 % des heures travaillées. Avec les réductions de salaire correspondantes, bien évidemment.
La situation de l’industrie automobile, l’un des moteurs de l’expansion brésilienne, illustre ces perspectives inquiétantes. Le 6 janvier dernier, Volkswagen a annoncé 2 000 licenciements, et quelques jours plus tard, 1 000 licenciements supplémentaires. Le ministre du Travail, Murilio Macedo, a même révélé que l’entreprise avait encore prévu 2 000 nouveaux licenciements, mais avait consenti – à sa demande – à un sursis. C’est le premier licenciement massif à Volkswagen en 27 ans de présence au Brésil.
Il a eu un terrible impact dans la banlieue industrielle de Sao Paulo connue sous le nom d’ABC : chaque emploi dans les usines automobiles engendre en effet cinq emplois dans les secteurs associés et la sous-traitance, sans parler des effets sur le commerce et les services. Mais les ventes ont connu en 1980 la plus forte baisse jamais enregistrée : – 7,4 %. La baisse du pouvoir d’achat et les récentes mesures déflationnistes du gouvernement (qui touchent les fonctionnaires) laissent prévoir pour 1981 une nouvelle chute des ventes d’environ 10 % pour l’ensemble du secteur automobile. Or, les multinationales installées au Brésil (Volkswagen, Ford, General Motors, Fiat) écoulent leur production à plus de 90 % sur le marché intérieur.
L’inquiétude grandit, y compris dans les milieux patronaux. Arrivé en sauveur et « faiseur de miracles » à la tête de l’économie, le ministre Delfim Neto a vu sa popularité s’effondrer dans les derniers mois. Près de la moitié des patrons interrogés lors d’un sondage jugent son bilan très mauvais. Dans un autre sondage sur les présidentielles de 1985, il n’arrive qu’au dixième rang des candidats possibles, loin derrière « Lula », le président du Parti des travailleurs (PT).
Face à cette crise, les conditions de la riposte des travailleurs sont très difficiles. En l’absence de structures intersyndicales à l’échelle régionale et nationale, les inégalités sociales, historiques, et la diversité des expériences vont peser de tout leur poids.
Déjà, par rapport aux grandes explosions semi-spontanées de 1978 et 1979, qui exprimaient, autour de revendications salariales, les forces accumulées dans les secteurs de pointe pendant les années d’expansion, l’année 1980 a vu le mouvement gréviste marquer le pas.
En 1979, les grèves avaient touché environ 3 millions de travailleurs, soit 10 % des travailleurs du pays. C’est une proportion d’autant plus forte qu’elle était concentrée dans certaines catégories professionnelles et dans les quatre États du Sud-Est : Sao Paulo, Rio de Janeiro, Minas Gerais et Rio Grande do Sul. En effet, 25 % des grévistes de l’industrie étaient des métallurgistes. La moitié des grèves avaient lieu dans la métallurgie, puis venaient la construction (17 %), l’industrie alimentaire (9 %) et la chimie (8 %).
En ce qui concerne la répartition par région, l’État de Sao Paulo représentait à lui seul 40 % des grèves et des grévistes, celui de Rio de Janeiro 16 % des grèves et 26 % des grévistes, le Minas Gerais 15 % des grèves et le Rio Grande do Sul 7 % des grèves. Soit plus de 80 % des grèves et des grévistes pour les quatre États.
En 1980, en revanche, le mouvement gréviste a reculé numériquement. La grande grève de 41 jours des métallurgistes de l’ABC, en avril et mai, a marqué un point culminant de la mobilisation dans le secteur industriel. Elle a apporté une démonstration de force et une précieuse expérience d’organisation. Mais elle a échoué devant l’intransigeance du patronat et du gouvernement.
Sur l’ensemble de l’année, donc, cet échec a pesé lourd. Il explique en partie le tassement des luttes. Cependant, le mouvement social a progressé, notamment en milieu rural, comme l’a montré en septembre 1980 la grève des 250 000 coupeurs de cannes du Pernambouc, mais aussi la progression rapide du PT à la campagne.
Cette année, les regards sont tournés une fois encore vers l’ABC et ses 140 000 métallos. Depuis un an, la direction syndicale élue est suspendue. Pourtant, à l’approche des négociations salariales annuelles prévues pour avril, le patronat a fait savoir au gouvernement qu’il serait impossible de discuter avec les interventores nommés par le ministère du Travail, qui ne jouissent d’aucune représentativité auprès des travailleurs. Le pouvoir a donc proposé la formation d’un « conseil de négociation » composé de travailleurs élus dans les entreprises. Le Conseil est majoritairement constitué de travailleurs combatifs et collabore étroitement avec la direction du syndicat cassée l’an passé. Pendant toute l’année, le fonds de grève n’a cessé de fonctionner, de recueillir les aides, de prendre des contacts avec les syndicats européens. Tout le monde s’accorde à reconnaître que la combativité est très élevée. Et le premier tract distribué par les responsables syndicaux pour la campagne salariale annonce la couleur : « Notre catégorie a semé beaucoup, arrosant avec de la sueur, du sang et des larmes. L’année de la récolte est venue. »
Aussitôt, la fourmilière de l’ABC s’est remise à gronder. La mobilisation se prépare autour d’une plate-forme radicale : 15 % d’augmentation des salaires réels, les 40 heures, la reconnaissance de délégués syndicaux dans l’entreprise, un réajustement trimestriel des salaires, le blocage des loyers, la définition d’un salaire minimum à l’échelle nationale.
Mais cette fois, les travailleurs – outre la fermeté patronale et la législation de la dictature – auront à affronter des difficultés supplémentaires. Les menaces sur l’emploi sont de plus en plus présentes. Après les licenciements de la Volkswagen (la « Volks »), des projets de licenciement seraient envisagés à la Ford et à la Scania (Saab). Enfin, la direction de la lutte de l’an passé s’est divisée sur le bilan, certains responsables liés au Parti communiste et au MR-83 reprochant à « Lula » son manque de flexibilité dans les négociations.
Contre-offensive du régime : dialogue au sommet, répression des courants combatifs
C’est dans ce contexte que le régime tente d’organiser une contre-offensive visant à étouffer le syndicalisme « classiste » et combatif, et à marginaliser le PT à l’occasion de la campagne électorale. Pour cela, il avance simultanément l’offre de dialogue à l’opposition « responsable » et le maintien d’une répression brutale contre les secteurs qualifiés de « radicaux ».
Ainsi, l’élection du président de l’Assemblée, le 27 février dernier, a donné lieu à un véritable chantage à la « fermeture ». Le candidat du pouvoir, Marchezan, était en effet menacé par un candidat dissident de son propre parti (le PDS), soutenu par l’ensemble de l’opposition. Il y a même eu des rumeurs de coup d’État, pour le cas où Marchezan serait battu. Finalement, Marchezan l’a emporté avec une marge confortable de 37 voix, grâce au ralliement – dans le secret du vote – de députés de l’opposition (du PDT et du PMDB)4. Le même scénario s’est reproduit pour l’élection à la présidence de l’Assemblée de l’État de Sao Paulo. Le chantage a donc payé.
Aussitôt après la victoire de Marchezan, le gouvernement a voulu remercier l’opposition, en lui offrant le dialogue et en particulier la rediscussion de la loi sur les étrangers adoptée l’an passé. Le président du principal parti d’opposition, le PMDB, a immédiatement accepté la discussion directe avec le gouvernement, cautionnant ainsi la tentative de neutraliser l’Assemblée par des accords préalables au sommet.
Parallèlement, le noyau dur de la dictature a manifesté à plusieurs reprises sa volonté d’écraser toute velléité de transgresser les règles du jeu. Sa conception de l’ouverture ne va pas au-delà d’un État très fort et musclé et d’une libéralisation étroitement contrôlée.
En février, une ancienne prisonnière politique, Inès Étienne Romeu, a dénoncé nominalement vingt de ses anciens tortionnaires. Loin de nier, les plus hauts responsables militaires ont cette fois couvert avec arrogance l’utilité de ces pratiques. Quelques jours plus tard – sans se préoccuper de l’opinion internationale –, ils ont fait arrêter le Prix Nobel de la paix argentin, Perez Esquivel, en pleine conférence de presse. Le 22 mars, un reportage du Jornal do Brasil révélait que la police politique, le SNI5, continue à tenir à jour un fichier de 250 000 opposants. Enfin, c’est encore le projet de ce secteur dur qui a prévalu dans la réorganisation des chaînes de télévision, assurant un contrôle plus étroit sur l’information.
Cette politique est résumée dans le jugement prononcé contre « Lula » et les onze syndicalistes de l’ABC le 23 février. La condamnation de « Lula » à trois ans et demi de prison, même si l’application et la peine sont suspendues par un appel, est significative.
D’une part, elle constitue une épée de Damoclès sur la tête des responsables syndicaux les plus populaires, au moment même où s’ouvre la nouvelle campagne salariale de l’ABC. Un rôle actif de leur part dans cette bataille équivaudrait à une récidive, et, en tout cas, renforcerait la possibilité de voir la peine confirmée en appel.
D’autre part, la condamnation tend à décapiter le PT à l’entrée de la campagne électorale pour 1982. Selon le système électoral qui sera retenu, la présence de « locomotives » très populaires à la tête des listes pourrait, en cas d’élections proportionnelles par régions, assurer un succès important de la liste. Or, il existe une loi de 1970 qui frappe d’inéligibilité quiconque a été poursuivi (sans nécessairement avoir été condamné) au nom de la loi de sécurité nationale (LSN). Elle sanctionne également quiconque a été destitué de responsabilités administratives ou syndicales. Il y a bien eu, en août 1979, la loi d’amnistie. Mais elle ne couvre bien évidemment pas les poursuites postérieures à sa promulgation, comme celles qui frappent « Lula » et ses coaccusés.
Cet aspect juridique du problème est important, mais il s’inscrit dans une campagne d’opinion plus vaste, orchestrée par le pouvoir et les médias, qui vise à faire apparaître « Lula » comme un syndicaliste turbulent mais respectable, et comme un mauvais politique, naïf et irresponsable, otage au sein du PT des secteurs radicaux ou gauchistes.
C’est à la fois sur le terrain syndical et électoral que cette offensive doit être battue en brèche.
Le piège électoral
Le premier problème est donc celui des élections prévues pour 1982, élections de l’Assemblée et élections des gouverneurs au suffrage universel.
Le Parti des Travailleurs peut aborder cette échéance dans de bonnes conditions. Il a réussi à former des directoires électoraux ou des commissions municipales provisoires dans 625 municipalités sur les 3 959 reconnues comme unités électorales du pays. Il est présent dans 13 États sur 23, ce qui n’est pas négligeable dans un pays où – en dehors de l’armée et de l’Église – il n’y a guère de tradition d’organisation politique nationale. Certes, le PT est surtout présent dans les États industriels du Sud, avec 199 commissions au Minas Gerais, 130 dans l’État de Sao Paulo, 45 au Rio Grande do Sul. Mais il a aussi réussi une percée au Nordeste, où il compte plus de 115 commissions (dans les États de Pernambouc, Ceara, Maranhao, etc.). Pour avoir un point de comparaison, il faut savoir que le parti au pouvoir (PDS) compte 3 066 commissions municipales. Le parti d’opposition traditionnel (PMDB) en compte 2 127. Le Parti populaire, parti de la banque issu du PDS, en compte 869. Mais le PDT de Brizola, héritier du populisme historique n’en compte que 558, et le PTB d’Ivete Vargas et de l’ancien président Janio Quadros 334. Autrement dit, le PT apparaît déjà comme la quatrième, si ce n’est la troisième formation politique du pays.
Pourtant, la campagne électorale s’annonce difficile. D’une part, elle fera jouer à plein les vieilles traditions et les vieux réflexes populistes et clientélaires, libérant toutes les tentations de coalitions et combinaisons qui reviendraient – en noyant le PT dans l’opposition – à brader l’indépendance de classe qu’il prétend à juste titre incarner.
Déjà, en mars dernier, la direction nationale du PT a enregistré la défection d’un de ses membres, Vanderli Farias, qui est retourné au PMDB avec une soixantaine d’autres militants de l’État de Paraiba. « Lula » a commenté la chose en disant que ce n’était pas la première fois – ni hélas la dernière – qu’un tel phénomène se produirait.
Pour justifier sa désertion, Vanderli Farias a reproché au PT de ne pas contribuer suffisamment à l’unité des oppositions et de ne pas avoir repris à son compte le mot d’ordre d’Assemblée constituante. Le premier argument est en lui-même significatif du type de pressions qui vont s’exercer, même s’il semble que les transfuges aient eu des mobiles moins idéologiques et plus terre à terre, à savoir la promesse de positions confortables sur les listes du PMDB.
D’autre part, ces pressions, nourries par la vieille tradition populiste et la force du sentiment unitaire face à un appareil dictatorial qui reste en place, risquent d’être renforcées par la législation électorale que le Parlement s’apprête à adopter. Pour l’heure, les rumeurs qui ont filtré des projets gouvernementaux permettent de percevoir clairement le dispositif imaginé par le pouvoir :
– Il s’agirait tout d’abord d’opposer à la proportionnelle par États la mise en place, soit de circonscriptions avec un scrutin majoritaire, soit de districts limités avec une proportionnelle en leur sein portant sur quelques sièges. Il s’agirait donc, dans un cas comme dans l’autre, de laminer les formations minoritaires et de pousser à une bipolarisation de la vie politique entre le parti au pouvoir et l’opposition.
– Il serait ensuite envisagé un système dit de « vote lié », qui n’autoriserait que des votes homogènes, c’est-à-dire pour le même parti ou la même liste, par exemple pour les fonctions de gouverneur, député, maire. Comme, là encore, l’élection à la charge de gouverneur favorise la bipolarisation entre les grandes formations, la loi électorale viserait à laminer les partis qui – sans avoir de locomotive charismatique à l’échelle d’un État – ont une implantation locale suffisante pour pouvoir espérer gagner des élections législatives ou municipales.
– Pour faire bonne mesure, il s’agirait enfin d’interdire les listes de coalition, ce qui permettrait soit d’exploiter au mieux la division des oppositions, soit de les pousser à un regroupement sous la houlette d’une fraction de la bourgeoisie, au sein d’un parti bourgeois fourre-tout du type du PMDB.
Il faut ajouter qu’une loi sur l’utilisation des médias déterminerait l’accès à la radio et à la télévision en fonction de la représentation parlementaire actuelle des partis politiques.
On peut s’attendre, dans ces conditions, à ce que s’exprime – au sein même du PT – la volonté de conclure les pactes les plus douteux pour tenter d’échapper à cette mécanique conçue en partie pour le marginaliser.
Dans le combat pour un véritable Parti des travailleurs, pour un parti de masse capable d’exprimer pour la première fois l’indépendance de la classe ouvrière brésilienne sur le terrain politique, il n’y a pourtant pas de raccourci possible. La construction du PT passe par la représentation du maximum de candidats sous son propre drapeau, même si cela doit encore coûter la désertion de quelques carriéristes ici ou là. Le PT y gagnera en échange une confiance accrue auprès de milliers de travailleurs, convaincus d’avoir enfin trouvé un parti différent des autres, un parti qui ne marchande pas leur confiance contre des compromis véreux.
Une ferme défense de l’indépendance de classe, jusque sur le terrain électoral, n’exclut évidemment pas des alliances ponctuelles entre les partis d’opposition, sur des objectifs ou sur des campagnes précis, par exemple pour l’Assemblée constituante ou contre la Loi de sécurité nationale (LSN).
La bureaucratie syndicale résiste et s’organise
L’autre grande question immédiate qui se pose au PT est celle de la bataille syndicale. Depuis les grandes luttes de 1979, le problème qui est posé pour des dizaines de milliers de travailleurs conscients est celui de construire une intersyndicale, ou une CGT, ou une centrale unique des travailleurs (CUT).
La législation syndicale brésilienne, inspirée du code du travail de Mussolini, interdit en effet les regroupements intersyndicaux à l’échelle locale ou nationale. Elle ne reconnaît que des syndicats verticaux de catégorie, directement subordonnés au ministère du Travail. Si l’affiliation au syndicat est volontaire, le prélèvement de l’impôt syndical est automatique sur le salaire de tous les travailleurs. Il alimente ainsi des caisses allouées par le ministère aux directions syndicales en exercice. Le syndicat n’ayant pas de statut légal dans l’entreprise, mais seulement une présence territoriale extérieure à l’entreprise, il joue principalement le rôle d’une assistance sociale et médicale, par laquelle il contribue à l’encadrement des travailleurs.
Même sans prétendre à des mesures aussi radicales que l’abolition de l’impôt syndical, qui poserait de fait la question de l’indépendance des syndicats par rapport à l’État, la simple formation de coordinations intersyndicales déborde donc le cadre de la loi.
On peut dire, en simplifiant la situation, que deux grands courants se disputent aujourd’hui la direction du mouvement ouvrier.
Il y a d’un côté un courant combatif et classiste, dont « Lula » est à la fois le porte-parole et le symbole. Ce courant demeure toutefois hétérogène. Il englobe aussi bien d’anciens militants de l’opposition syndicale – y compris d’origine chrétienne – que d’anciens responsables syndicaux, dits « authentiques », qui se sont eux-mêmes radicalisés au feu des luttes des toutes dernières années. Il y a parfois, entre ces militants, de vieilles rancœurs. Et il arrive même que des travailleurs, qui sont tous membres du PT, n’arrivent pas à se mettre d’accord pour présenter une liste en commun aux élections syndicales. C’est ce qui s’est produit notamment lors des élections nationales au syndicat étudiant, où les forces pro-PT se sont dispersées en trois listes qui, unies, auraient obtenu la majorité…
Il y a de l’autre côté un courant que l’on pourrait qualifier de « pélégo-réformiste », constitué par une alliance entre une fraction particulièrement corrompue de la bureaucratie qui tente de se donner une image « moderne » ou « rénovée » et la bureaucratie encore naine du PC et du MR-8. Ce courant va au-devant des désirs gouvernementaux et patronaux en tentant de montrer qu’un syndicalisme responsable obtient plus, dans une situation économique difficile, par la négociation raisonnable que par des grèves « jusqu’au-boutistes » comme celle de l’ABC en 1980. Obtenir plus, pour les travailleurs de la multitude des petites et moyennes entreprises métallurgiques du Grand Sao Paolo, ce n’est souvent pas grand-chose : un vêtement de travail, un quart d’heure de pose supplémentaire, une infirmerie… Mais, pour une masse de travailleurs sans défense et surexploités, cela apparaît déjà mieux que rien.
Bien évidemment, gouvernement et patronat encouragent à leur manière ce syndicalisme « responsable » pour favoriser l’émergence d’un interlocuteur compréhensif dans la classe ouvrière. En même temps, certaines multinationales envisagent de créer des structures de concertation dans l’entreprise pour éviter à l’avenir les grandes explosions et les assemblées de dizaines de milliers de travailleurs lors des négociations salariales de branches.
Cette contre-offensive sur le terrain syndical complète la contre-offensive électorale. Elle vise aussi, mais indirectement cette fois, à marginaliser le PT en laminant la base électorale sur laquelle il repose originellement. En effet, si le PT n’est pas à proprement parler un parti ouvrier basé sur les syndicats (au sens où les syndicats ne sont pas organiquement en tant que tels à l’initiative du PT), il est un parti lancé par des cadres syndicaux et sur l’élan de la radicalisation qui s’est produite en 1978 et 1979. Il représente, pour nombre de militants syndicaux, la riposte quasiment instinctive à la loi dictatoriale, qui permet au ministère du Travail de suspendre les directions syndicales élues et de les priver ainsi de leur instrument le plus élémentaire.
Pour le PT, la force du courant classiste dans les syndicats reste donc une source de vie irremplaçable. C’est en quoi la question syndicale est pour lui décisive.
Au début de son existence, les dirigeants du PT se sont retranchés derrière une conception erronée de la division entre l’économique et le politique, le politique et le syndical, pour défendre que le PT ne devait pas – en tant que tel – avancer de propositions plus précises pour le mouvement syndical que le mot d’ordre général de Centrale unique des travailleurs (CUT). Mais, à la réunion de la direction du PT de décembre 1980, « Lula » lui-même constatait avec bon sens que les patrons ont une politique syndicale, que le gouvernement a une politique syndicale, que la bureaucratie des pelegos et les réformistes ont une ligne syndicale. Le PT doit donc avoir sa proposition syndicale. Le minimum serait que tous les courants qui se retrouvent ensemble dans le PT et autour du projet de construction du PT se retrouvent aussi ensemble pour proposer une liste classiste unique aux élections syndicales. C’est là pour le PT une question de vie ou de mort.
En effet, passés les premiers moments d’euphorie, au fur et à mesure que la crise fait sentir son poids, au fur et à mesure que l’on s’éloigne du bastion exemplaire de l’ABC vers des secteurs plus atomisés et arriérés, au fur et à mesure que prend forme la contre-offensive « pélégo-réformiste », les difficultés apparaissent dans toute leur ampleur.
Au début de 1980, on a encore vu des listes classistes l’emporter et arracher le syndicat des mains de la bureaucratie dans un nombre significatif d’élections. Mais, au second semestre, ce mouvement de récupération, après l’échec de la grève de l’ABC, s’est ralenti. Les listes d’opposition ont perdu de peu, mais perdu tout de même, des batailles de portée nationale : les élections syndicales de la métallurgie d’Osasco (6 213 voix contre 4 662) et celles de la métallurgie de Rio de Janeiro. La bureaucratie l’a également emporté à Fortaleza, Curitiba, Piracicaba, Sao Leopoldo (près de Porto Alegre dans le Sud).
La seule exception récente réellement significative est celle de la métallurgie de Betim, dans la banlieue de Belo-Horizonte, où se trouve notamment la Fiat. Là, le syndicat était sous intervention du ministère depuis onze mois, et la direction sortante – suspendue – ne pouvait se présenter. En outre, les directions des entreprises ont multiplié les subterfuges pour empêcher les travailleurs d’aller voter. Sur 18 000 travailleurs concernés, 2 400 seulement avaient le droit de vote, dont la moitié à la Fiat qui connaît un régime interne quasi-militaire. Finalement, l’opposition classiste l’a tout de même emporté avec 65 % des voix.
La prochaine échéance importante est celle des élections au syndicat métallurgique de Sao Paulo-ville. Elles concernent 13 000 entreprises et 400 000 travailleurs, dont 70 000 sont syndiqués. Le syndicat est depuis des années la place forte de Joaquim, qui est la figure de proue et le symbole du « pélégisme rénové » (sans renoncer pour autant aux méthodes du gangstérisme). Pour domestiquer la classe ouvrière, cet appareil disposait en 1978 d’un budget de 122 millions de cruzeiros (dont 50 % voués à l’assistance médicale et sociale), de 480 fonctionnaires syndicaux, de 68 médecins et de 32 avocats. Joaquim et ses sbires ont commencé leur carrière syndicale avec le coup d’État de 1964. Ils ont alors été nommés interventores dans les syndicats pour « en finir avec les grèves et le communisme ». Ils trouveront cette fois face à eux une liste d’opposition conduite par Waldemar Rossi, l’ouvrier métallurgiste qui a lu devant le pape, dans le stade de Sao Paulo, une lettre-réquisitoire des ouvriers brésiliens contre la dictature.
Il n’est certes pas envisageable de battre Joaquim, cette fois encore, mais le résultat de l’opposition sera un indice de l’évolution des rapports de forces.
Préparation du congrès de la classe travailleuse
Au-delà de cette empoignade immédiate, l’enjeu de la bataille engagée est décisif pour l’avenir du mouvement syndical au Brésil, et pour le PT lui-même.
Or, après leur voyage en Europe en février 1981, plusieurs dirigeants du PT, dont « Lula » et le sociologue Weffort, ont fait des déclarations d’une inquiétante confusion.
Le PT a fort justement adopté la perspective d’une Centrale unique des travailleurs (CUT), indépendante de l’appareil d’État. Pour y parvenir, le chemin est sinueux et les médiations multiples : rencontres régionales ou nationales intersyndicales, regroupements d’opposition et récupération des structures syndicales officielles. Un saut qualitatif dans la conquête de l’indépendance syndicale supposera un changement brutal du rapport des forces politique entre les classes.
Devant la difficulté de la tâche et le piétinement du courant classiste révélé lors des récentes élections syndicales, « Lula » et Weffort ont tous deux vanté les mérites du pluralisme syndical européen comme favorisant une saine émulation. Les militants européens savent pourtant bien que la division syndicale favorise davantage les manœuvres bureaucratiques de collaboration de classe, et la zizanie parmi les travailleurs eux-mêmes, qu’une fraternelle rivalité dans l’action.
Weffort insiste sur le fait que l’objectif de l’heure, c’est l’indépendance syndicale. II faut, selon lui, commencer par abolir l’impôt syndical : « Alors seulement les travailleurs pourront choisir librement la forme selon laquelle ils souhaitent s’organiser. Si ce sera sous une forme pluraliste ou dans des syndicats uniques, seule la lutte des travailleurs pourra y répondre. Privilégier aujourd’hui la polémique entre pluralisme et unité syndicale, c’est alimenter un faux débat. »
Malheureusement, le débat n’est pas si faux que cela. L’expérience récente du Portugal est là pour démontrer que le problème ne peut pas être posé sous une forme étapiste : d’abord l’indépendance, ensuite on verra bien ce qu’il en est de l’unité… Au Portugal, le PCP a défendu et fait adopter par le Parlement, en janvier 1975, une loi d’unicité syndicale, alors que le PS dénonçait au nom du « pluralisme » cette loi « totalitaire ».
Tous deux avaient tort et chacun œuvrait à sa façon à la division des rangs ouvriers. Le PC voulait faire officialiser par un État bourgeois son monopole sur le mouvement syndical. Au nom de la démocratie, le PS répliquait en constituant sa propre centrale syndicale et en organisant la division du mouvement syndical.
En fait, il n’est pas permis de confondre l’unicité imposée par un appareil d’État, qu’il soit bourgeois comme au Brésil ou bureaucratique comme en Pologne, et l’unité pour laquelle nous luttons sans cesse avec acharnement. Une Centrale unique, qui renforce l’ensemble des travailleurs face au patronat et au gouvernement, n’est viable que si elle repose sur la plus large démocratie, permettant à tous les courants de s’exprimer, de défendre leurs propositions et de prendre leurs responsabilités.
Il se peut que les déclarations de « Lula » et Weffort soient le résultat d’une mauvaise information sur le mouvement syndical européen. Elles n’en sont pas moins dangereuses d’un double point de vue : d’une part, parce qu’elles désarment les travailleurs face à des projets socio-démocrates ou d’origine chrétienne, qui ne manqueront pas de défenseurs et de soutiens internationaux pour organiser la division syndicale, comme ce fut le cas en Europe à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, et plus récemment au Portugal et dans l’État espagnol à la fin des dictatures ; d’autre part, parce que tourner le dos à la bataille pour l’unité syndicale laisserait les mains libres au courant « pélégo-réformiste » et renforcerait sa légitimité.
Il existe bien deux courants fondamentaux. Rien ne dit que la bataille pour l’indépendance et l’unité syndicale – indissociables – sera gagnée et sous quelle forme. Il est nécessaire pour le courant classiste de s’homogénéiser, de s’organiser, de se renforcer. Il peut pour cela trouver les formes appropriées, rencontres nationales de militants, coordinations de structures, etc. Il doit trouver dans le PT un point d’appui et un fil à plomb : le PT n’est pas un parti basé sur les structures syndicales, mais il peut être un formidable levier pour l’essor du courant classiste dans les syndicats. Ce courant peut prendre la forme d’un embryon de tendance, mais il doit affirmer sa volonté d’unité et sa vocation majoritaire. Déserter le combat pour l’unité serait aujourd’hui le plus formidable cadeau que l’on puisse imaginer pour la bureaucratie.
Heureusement, les déclarations de « Lula » ou de Weffort n’ont guère eu, pour l’instant, de conséquences pratiques. Au contraire. Le 21 mars s’est tenue, au siège du syndicat de la chimie de Sao Paolo, une réunion de 191 syndicats. Il s’agissait de la plus importante réunion intersyndicale depuis le coup d’État de 1964. Elle a finalement décidé de convoquer pour août 1981 le Congrès national de la classe travailleuse (Conclat) qui devrait constituer un pas en avant dans la constitution d’une structure intersyndicale nationale échappant de fait à la loi syndicale en vigueur.
La réunion du 21 mars et l’initiative du Conclat représentent de fait un front qui va de Joaquim à « Lula », et rassemble deux propositions : celle du courant « Unité syndicale » et celle de l’Entoes. L’« Unité syndicale » est un regroupement intersyndical formé à l’initiative du courant « pélégo-réformiste », mais auquel participent des structures syndicales à directions classistes. L’Entoes est une initiative de rencontres nationales et régionales « d’oppositions et structures » syndicales, qui a réuni avec un succès inégal le courant classiste.
La préparation du Conclat a été confiée à une commission de 29 syndicalistes (dont Joaquim et « Lula »), à l’issue d’une assemblée houleuse. Malgré les provocations ouvertes du courant bureaucratique et des militants du MR-8, malgré surtout les modalités antidémocratiques de désignation de la commission, « Lula » a refusé de se retirer de cet organisme et de prendre ainsi l’initiative de la rupture.
Mais la capacité des militants du PT à développer des propositions concrètes et à agir de façon un tant soit peu homogène sera déterminante pour qu’il sorte quelque chose de positif de ce Conclat, et qu’il ne devienne pas un simple faire-valoir aux mains de la bureaucratie.
Le Conclat aura lieu en août 1981. Les congrès régionaux du PT auront lieu en juillet et le congrès national désignant les candidats pour les élections de 1982 aura également lieu en août. Ces échéances sont décisives tant pour le PT que pour les militants marxistes révolutionnaires au Brésil.
13 avril 1981
Un Conclat contre la dictature des patrons
Depuis 1978, le syndicalisme brésilien a vécu trois années importantes. À partir de ces premières expériences de la classe ouvrière, commence à se dessiner le cadre politique qui va dominer la vie syndicale brésilienne pour plusieurs années. D’un côté, se développe un courant syndical classiste, qui est le fruit d’un effort anonyme de milliers de travailleurs. De l’autre, prend forme un courant constitué par des pelegos notoires qui ont revêtu des habits neufs à la mode des temps nouveaux, et par des staliniens de tous poils, qui confirment leur tradition d’alliance avec les pires traîtres de la classe ouvrière.
Le premier de ces courants est né des batailles contre la bourgeoisie. Le second s’est formé à l’ombre des défaites de la classe ouvrière, soutenu par la crainte du « pélégisme » de se voir éliminé du panorama syndical.
Mettant à profit une conjoncture défavorable pour la classe ouvrière, où la menace du chômage se combine à la frustration face aux maigres résultats des dernières luttes, ce courant – la prétendue « Unité syndicale » – s’est développé et prend aujourd’hui la tête de la préparation du Conclat.
La trajectoire de cette coalition est symptomatique. Lorsque les « authentiques » émergeaient comme la principale force politique dans le mouvement syndical, le Conclat fut sans cesse ajourné.
Maintenant, malgré le relatif reflux du mouvement de masse, en raison des diverses défaites des oppositions syndicales, en raison des effets de l’intervention dans l’ABC, le Conclat reçoit une impulsion inaccoutumée.
II est inutile de préciser que les buts de l’« Unité syndicale » sont de se constituer en interlocuteur syndical prêt à coopérer avec le gouvernement, de réduire l’espace syndical du PT, et de passer au mouvement ouvrier brésilien une camisole bureaucratique. En plus de cela, se révèle une stratégie chaque jour plus limpide : la tentative d’isoler « Lula » des autres syndicalistes combatifs et de provoquer, si possible, jusqu’à la division du mouvement syndical.
Le plus lamentable dans tout cela, pourtant, c’est le fait que le Parti des travailleurs (PT) n’a pratiquement pas agi, en tant que parti, pour avoir une intervention offensive dans la réunion du 21 mars. Le PT n’a même pas réussi à mobiliser toutes ses forces et à les discipliner autour d’une politique commune.
Mais il est encore temps. Il reste quatre mois d’ici le mois d’août. Il est urgent que les militants du PT s’unifient et agissent pour que le Conclat ouvre ses portes aux travailleurs : pour briser le carcan bureaucratique du « pélégisme » ; pour que le Conclat assume une position de lutte sans trêve contre l’État bourgeois ; pour que son résultat constitue un progrès qualitatif dans le sens de l’indépendance politique de la classe ouvrière ; pour le combat contre la dictature et l’exploitation.
Nous savons tous que les staliniens sont des collectionneurs de défaites. Ils désarment la classe ouvrière en vue des affrontements décisifs contre la bourgeoisie.
Le PT a le devoir de démontrer à quoi il sert, et de contribuer à la construction de l’unité des travailleurs dans la lutte contre les patrons, fondée sur leur indépendance politique et la démocratie à la base.
Inprecor n° 100 du 27 avril 1981
Documents joints
- Inprecor a publié ces derniers mois : Daniel Jebrac, « Les portes étroites de la « libéralisation » et la construction du Parti des travailleurs (PT) », n° 91, du 15 décembre 1980 ; A. Jos, « Brésil : l’heure des huissiers », n° 94-95, spécial économique, du 16 février 1981 ; « Liberté pour « Lula » et les syndicalistes brésiliens ! », n° 97, du 16 mars 1980 ; et un entretien avec Luis Inacio da Silva, « Lula », « Mon procès a démasqué le processus d’ouverture… », n° 99, du 13 avril 1981.
- DIESSE : Institut de statistiques syndicales lié à un syndicat officiel.
- Movimento Revolucionário 8 de Outubro (Mouvement Révolutionnaire du 8 octobre), en référence à Che Guevara décédé le 8 octobre 1967.
- PDS : Partido Democrático Social (Parti démocratique social) ; PDT: Partido Democrático Trabalhista (Parti démocratique travailliste) ; PMDB: Partido do Movimento Democrático Brasileiro (Parti du mouvement démocratique brésilien).
- SNI : Service national d’information (police politique).