Chili, le passé c’est le présent

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1. Le PC chilien se propose « d’unir toutes les forces démocratiques contre le fascisme ». Il affirme : « La barrière essentielle n’est pas celle qui séparait le gouvernement de l’opposition avant le coup d’État, mais celle qui sépare les fascistes et les putschistes de ceux qui subissent les conséquences de leur politique réactionnaire…

Cette unité inclut le travail par exemple avec de larges milieux démocrates-chrétiens qui se sont prononcés contre le coup d’État, avec des milieux indépendants qui ont constaté avec horreur ce qu’est le fascisme. De telles forces doivent être considérées sur un pied d’égalité. »

La démocratie chrétienne, sa direction, a mis la main à la préparation du putsch. Et que sont ces « milieux indépendants » ? Indépendants de qui ? De la junte ? de la bourgeoisie ?

Le prolétariat doit-il faire le dos rond et venir comme un chat câlin se frotter aux jambes de ses maîtres bourgeois ! La bourgeoisie chilienne a donné aux mobilisations ouvrières sa réponse de classe : le putsch. Elle a jeté le masque et instauré sa dictature ouverte. Que des bourgeois horrifiés rallient le camp du prolétariat, fort bien. Mais ce n’est pas une raison pour les considérer « sur un pied d’égalité », c’est-à-dire leur garantir qu’ils resteront des bourgeois dans un système qui restera capitaliste, bien que débarrassé de cette verrue dictatoriale, simple avatar de l’histoire.

Le putsch a montré qu’il n’y a aucune voie médiane entre la dictature de la bourgeoisie et celle du prolétariat. Cacher ce choix, en estomper les contours, c’est ranimer les illusions criminelles, revenir dans l’ornière sanglante du réformisme.

Il faut parler clair : la voie du prolétariat chilien c’est celle de la révolution socialiste, sous sa direction ; des secteurs de la bourgeoisie peuvent rallier ce combat, mais sous cette direction, sans concession ni compromis à leur égard. Toute marche arrière, toute alliance démocratique qui mettrait les intérêts de la classe ouvrière à la remorque d’une bourgeoisie démocratique réduite à la plus simple expression, serait une trahison supplémentaire envers les travailleurs victimes de la dictature, envers ceux qui sont tombés les armes à la main devant leurs usines, ou qui ont été assassinés dans l’ombre des caves et rejetés à l’aube dans le rio Mapuche.

D’autant que la situation économique de la junte reste précaire. Que le régime n’est encore ni stabilisé, ni consolidé.

« En finir avec l’état de guerre interne »

2. Logique avec ses propositions d’ouverture, le PC chilien fait tout pour arrondir les angles. « Quand nous disons : à bas la dictature ! nous exprimons un sentiment juste et correct comme mot d’ordre de propagande, mais évidemment impropre comme mot d’ordre d’action immédiate… Si nous disons : en finir avec l’état de guerre interne ! Nous lançons par contre un mot d’ordre capable de donner lieu à des actions qui rassemblent effectivement la majorité ».

À bas la dictature ! Guerre de classe à la dictature ! n’est pas « un sentiment ». Mais un objectif de lutte, un but, une cible précise. Alors qu’« en finir avec la guerre interne » est un mot d’ordre flou, qui ne précise pas à quelles conditions, ni à quel prix. Qui vise à rassurer « les milieux indépendants » et les secteurs démocratiques de la bourgeoisie. C’est un appel à la trêve. À quoi auraient alors servi les sacrifices du prolétariat chilien. À quoi serviraient les leçons des trois ans écoulés ? Peut-on attendre une trêve de la part d’une bourgeoisie et d’une armée qui, aidées de l’impérialisme, ont minutieusement préparé leur coup, qui n’ont pas craint, pour conserver leur pouvoir et leurs privilèges, d’affronter l’opinion internationale et de choquer par leurs « excès » dans la répression jusqu’à leurs propres compères internationaux ?

« Éviter des schémas… »

3. Toute cette orientation est cohérente. « Il faut éviter d’imposer dès maintenant au mouvement populaire des schémas sur la forme que prendra la phase suivante de la lutte… Les voies démocratiques bouchées, la guerre civile n’est pas en tout cas le seul chemin qui s’offre au peuple. Une grève générale politique, soutenue par l’immense majorité du pays peut lier les mains de ceux qui viendraient déchaîner la violence révolutionnaire ».

Trop, c’est trop ! Quel bilan public tire le PC chilien des « schémas » qu’il a imposés à la phase antérieure de la lutte ? Le schéma de la « voie non armée » ! Si les voies démocratiques sont bouchées, et si le PC chilien le reconnaît, il refuse encore de regarder la révolution en face. Il cherche à biaiser. La guerre civile ne serait pas « le seul chemin ». La grève générale en serait un autre, capable de lier les mains de la réaction.

Si la mobilisation pacifique des travailleurs n’a pas lié les mains des putschistes au moment où le gouvernement de l’Unité populaire était censé contrôler les leviers de la police, de l’économie, de l’administration, comment le pourrait-elle aujourd’hui que la junte dispose ouvertement de tout l’arsenal répressif ? Et combien dérisoire ce faux-fuyant aujourd’hui, venant de gens qui, alors que les avions bombardaient la Moneda, n’ont lancé aucun appel à la grève générale, n’ont pas appelé les travailleurs à s’armer, mais seulement à rester dans leurs usines ! Peut-on leur faire encore confiance ? Il faut pousser l’aveuglement jusqu’au crime pour affirmer aujourd’hui encore : « mais les traditions démocratiques de l’armée brisées par le coup d’État ne sont pas mortes » !

Le PC chilien voudrait restaurer les illusions qu’il a servies, les siennes propres, effacer l’histoire, repartir à zéro. C’est une fuite devant ses responsabilités, une lâcheté politique lamentable, triste à pleurer. On n’efface pas ces choses-là, et on ose en tirer les leçons. Ou on se tait.

« Le gauchisme responsable »

4. L’aveuglement devient ignominie. Il faut dénoncer les empêcheurs de tourner en rond, les ennemis des voies pacifiques, démocratiques, de la grande alliance.

« Dans le passé, le gauchisme et la provocation ont considérablement aidé les ennemis du peuple… Le mouvement populaire doit écarter les conceptions petites bourgeoises des stimulants externes dont les masses auraient besoin pour se mettre en mouvement… Il y a des camarades dans la gauche qui affirment l’inévitabilité de la guerre civile pour arriver à la restauration démocratique et révolutionnaire… »

Une fois encore les réformistes s’absolvent eux-mêmes, le gauchisme est responsable Comme en Grèce ? Comme en Indonésie ? Comme au Brésil ? Comme en Uruguay ?

Le gauchisme : bouc émissaire des capitulations, des trahisons, des innombrables responsabilités réformistes.

Le PC chilien pousse le vieil argument jusqu’à l’impudeur, au moment où le camarade Bautista Van Schouwen et d’autres sont en train de payer sous la torture le fait d’être restés d’authentiques révolutionnaires.

Il y a deux façons, contradictoires, de tirer les leçons du Chili. Il y a deux façons, contradictoires de regarder l’avenir. La façon choisie par le PC chilien prouve que même vaincus, même emprisonnés et déportés, même dans la tombe, ces réformistes la trahiraient encore.

Rouge, 11 janvier 1974
www.danielbensaid.org

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