Cher Gérard,
Comme promis, ces quelques notes au fil du clavier1.
P. 19. La question de la violence occupe à plusieurs reprises une place importante dans ton texte. Je suis pleinement d’accord avec la formule sur la répugnance qu’on peut théoriquement partager « à condition de lui opposer une alternative pratique ». Je ne mettrais toutefois pas dans le même sac la RAF (une tragédie allemande comme on dit), et les Brigades italiennes qui me semblent très vite porter la marque d’aigrissement d’un mouvement en involution. La sécession du SO [service d’ordre] de Lotta Continua a commencé par une agression musclée contre une manifestation féministe.
J’étais à leur dernier congrès avant l’ouverture de la crise et j’ai écrit à l’époque un long compte rendu où la question du rapport stratégique à la violence est abordé assez longuement (je peux te le retrouver si cela t’intéresse) [cf. sur ce site : « Italie. Les avatars d’un certain réalisme. Le congrès de Lotta Continua », mars 1975]. Plus généralement, je crois qu’il y a une transformation du rapport à la violence (quand ? pourquoi ? l’effet déchirure indochinoise ?) qui perd son innocence guévariste et devient lourdement problématique. Il me semble que la seule manière de traiter la question de manière non fétichiste consiste à ne jamais la dissocier d’un projet stratégique (l’alternative pratique). C’est du moins la conviction que je me suis très tôt forgée dans l’expérience argentine et chilienne de 1973. Pour moi, l’Argentine en particulier est restée un trauma et un tournant. Précisions orales éventuelles.
P. 27. Nous n’allons bien évidemment pas résoudre entre nous l’interminable affaire du capitalisme d’État et de l’État ouvrier dégénéré. Pour ma part je n’emploie plus cette formule orthodoxe pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’elle est littéralement incompréhensible au-delà des années qui ont immédiatement suivi la Révolution russe. D’autre part, parce que l’idée de dégénérescence ou de déformation suppose une étrange tératologie historique (et la norme qui va avec). Mais il me semble toujours a contrario que le capitalisme d’État ne résout pas mieux la question spécifique. La loi de la valeur pèse évidemment (cf. ce que tu dis fort justement sur le Che), mais principalement par le biais du marché mondial. En revanche, l’actualité illustre la difficulté de rétablir une régulation marchande globale en Russie (et pas seulement). Contrairement à un slogan facile, le marché n’est jamais naturel ! C’est une institution comme une autre, historiquement tardive, qui s’est imposée par la destruction de liens sociaux antérieurs (cf. Polanyi). Si les querelles terminologiques me paraissent aujourd’hui souvent confuses et secondaires, l’important reste d’exprimer la singularité des rapports sociaux engendrés par le totalitarisme bureaucratique, plutôt que de les traiter par analogies.
P. 28. À propos du « capital abstrait » : cette expression recouvre rigoureusement la catégorie du « communisme grossier » assez génialement évoquée par Marx dans les Manuscrits de 1844 comme forme manquée de socialisation dans la pénurie (généralisation du salariat, étatisation de la propriété…).
P. 28 toujours. Le raccourci de Cuba 1963 (la pression de la loi de la valeur) à Cuba 1995 (la redollarisation) heurte toujours mon souci des singularités et de la périodisation. 1995 est bien inscrit dans 1963, mais cette continuité s’accomplit par des bifurcations qui ne sont jamais jouées d’avance : défaite des révolutions centraméricaines, isolement accru, développements à l’Est. Pour moi, le procès Ochoa est un révélateur (de processus déjà bien avancés) comparable aux procès de Moscou. L’attitude vis-à-vis du régime cubain, jamais acritique, n’est cependant pas la même avant et après. Cela a à voir avec l’évolution sociale et la réaffirmation désormais ouverte du dollar. Sans oublier que toute cette histoire constitue une énorme injustice.
P. 33-39. J’avoue humblement que j’ai simplement arrêté de lire Debord après La Société du spectacle. Il faudra peut-être avec tes conseils que je songe à réparer cette négligence. Pour autant que ma mémoire soit fidèle cependant, 100 % d’accord avec toi sur le contresens qui réduit la critique du fétichisme à la critique de l’image. C’est la marchandise qui importe. Et dans le jeu de ses dédoublements, il n’y pas d’image (d’apparence) qui ne soit l’apparaître de l’essence. Évidemment les Sollers et consort trouvent deux fois leur compte à cultiver l’équivoque : le spectacle tel qu’ils l’entendent devient l’affaire corporative des professionnels de la chose, et le fétichisme peut continuer à fonctionner (ce qu’illustre parfaitement ta formule sur les juges, les initiés, et le profit).
P. 35. Sur la social-démocratie allemande comme modèle organisationnel du bolchevisme lui-même… C’est une question qui me tient fort à cœur et sur laquelle je ne suis pas du tout d’accord. La social-démocratie allemande croit incarner la classe en unifiant l’ensemble de ses formes d’expression. Il y a identité de fait, organique, du parti et de la classe. D’où d’ailleurs la difficulté, malgré la violence des débats, à imaginer une rupture en son sein avant 1914. Le bolchevisme au contraire, en affirmant la délimitation de l’avant-garde opère une séparation du parti et de la classe (c’est même ce qui lui a été principalement reproché). Cette distinction pose ipso facto la question problématique des rapports entre classe et parti. J’oserai même prétendre que Lénine par cette distinction est poussé sans aller jusqu’au bout à penser le pluralisme de la représentation politique. Si le parti est une avant-garde, s’il ne se confond pas avec la classe, la classe peut réciproquement se doter de plusieurs formes de représentation. Bien sûr, Lénine n’opère pas une rupture systématique avec l’héritage de la II [IIe Internationale]. On retrouve dans les fameux premiers congrès de l’IC [Internationale communiste] une sorte de fusion dans l’État des syndicats et des soviets subordonnés au parti (contrairement à ce que prétendraient des sociaux-démocrates contemporains, cette confusion est à mes yeux davantage liée à la vision du monde de la IIe que de la IIIe [Internationale]).
En revanche, confronté à une question pratique décisive comme la question syndicale et la militarisation, Lénine à la différence de Trotski défend l’autonomie des syndicats (donc une organisation spécifique de ce qu’on appellerait aujourd’hui la société civile) nécessaire à l’expression des contradictions sociales. Précisément parce que classe et parti ne coïncident pas. A fortiori parti et société : dans la polémique avec l’opposition ouvrière en 1921, le reproche que fait Lénine, ce n’est pas la démocratie directe, mais la tendance corporative d’une partie socialement minoritaire de la société à se prendre pour le tout. Cela peut paraître paradoxal, mais je suis convaincu que la démarche de Lénine (bien mieux que Trotski ou que l’opposition ouvrière à l’époque), est celle qui rompt le plus radicalement avec la tradition social-démocrate et va dans le sens d’une pensée articulée de la représentation politique.
P. 54. C’est l’autre aspect de Lénine, parfaitement cohérent à mon sens avec le point précédent : la véritable révolution dans la révolution. Je m’étonne même que cet aspect ne soit pas plus présent chez ceux qui se sont intéressés à la stratégie. Là où la social-démocratie pensait la révolution comme une pédagogie rendant consciente une destinée sociologique du prolétariat, il la pense comme une action, une possibilité à saisir. Là où la social-démocratie concevait le monde en termes de progrès et le temps en termes de continuité homogène, il intervient dans les contretemps et perçoit la politique comme du temps brisé. C’est pour moi le véritable apport de Lénine par rapport à Marx. Il inaugure véritablement une stratégie politique de l’opprimé. Curieusement, tu sembles faire un pas dans ce sens en reconsidérant prudemment (p. 55) la question du pouvoir. Pour moi, il n’y a guère de doute là-dessus : ou prendre le pouvoir ou être pris par lui (l’anarchisme majoritaire dans la guerre d’Espagne). Mais ce n’est bien entendu que la moitié ou le tiers de la question, tant il y de façons de se faire prendre, y compris à retardement.
P. 65. Il pourrait être intéressant que nous causions un jour des coulisses du film de Goupil (que je n’ai finalement jamais beaucoup aimé, le film pas Romain). Nous aurions opposé à la critique de la vie quotidienne la construction de l’organisation ? Il y a bien sûr du vrai et on n’a jamais fini d’élucider les glissements de conscience, leurs lenteurs, leurs contretemps. Mais en « militaire », Romain donne de l’organisation une vision manipulatrice triviale. En réalité, le problème est plus fondamental : je ne connais toujours pas aujourd’hui d’autre brèche dans le cercle de fer du fétichisme que cette organisation collective de l’expérience et de la lutte. Les chimères sur la désaliénation et l’esthétisation des révoltes n’ont qu’un temps. On est toujours rattrapé (jamais lâché) par la marchandise. La résistance est de l’ordre du collectif politique à condition que ce collectif reste en prise, modestement, contre toute tentation élitiste, avec les révoltes à ras de terre qui sont la véritable critique en acte de la vie quotidienne. À ce propos j’ai beaucoup apprécié ta vigilance de chaque ligne contre le mépris de l’opprimé.
Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire ou à développer. Ce peut être fait oralement. Sous la pression du temps, je me suis contenté de premières réactions spontanées.
Archives personnelle, 1995
Documents joints
- Ce courrier de 1995 à Gérard Guégan date de la publication aux Cahiers des saisons, créés par Daniel Bensaïd, de Debord est mort, Le Che aussi. Et alors ? Embrasse ton amour sans lâcher ton fusil, réédité chez Librio en 2001.