« La mort d’un stratège », voilà le titre du quotidien espagnol Publico le jour de son décès. La question stratégique a été le point nodal de toute la pensée politique de Daniel.
Elle s’inscrit dans une vision du monde, où les classes sociales ne sont pas des choses mais des rapports. Celles-ci n’existent et ne se manifestent que par le conflit qui les façonne. L’économie est politique, ses temporalités croisent la lutte des classes.
Il remet en cause la notion de progrès, d’un temps linéaire, homogène, d’un sens de l’histoire. Il n’y a pas de lignes droites, les temps sont discordants. Le capitalisme est rythmé par ses crises, mais il n’y a pas d’automatismes. Ce sont les conflits, les luttes de classes qui décident. La confrontation avec des pensées idéalistes ou messianiques lui a permis de trouver de nouvelles ressources, de frotter son marxisme à d’autres cheminements théoriques et historiques. Il tisse des rapports très particuliers avec les œuvres de Charles Péguy ou Walter Benjamin
Daniel indique ce que n’est pas le marxisme : une pensée mécaniste, déterministe, une suite de stades de l’histoire, un fatalisme historique. Mais il ne s’engage pas sur le terrain des définitions positives. Tout en apprenant des approches de Lénine, Plekhanov, Bernstein, Kautsky, Rosa Luxembourg ou Trotski ne mènent pas au même Marx, Il va exploser une certaine « orthodoxie marxiste », celle de la IIe puis de la IIIe Internationale stalinisée, celle qui fixe des lois objectives à l’histoire qui, un jour ou l’autre, conduiront au socialisme. Comme Marx, il sait que « l’histoire se fait dans des conditions données » mais pour Daniel, plus que pour d’autres marxistes, « ce sont les hommes qui font l’histoire ». D’où une place centrale pour les bifurcations historiques, les moments de crises, les choix stratégiques, où l’intervention des hommes fait basculer l’histoire dans un sens ou un autre.
Il insiste souvent sur la conception d’un « parti stratège ». Le parti ne doit pas seulement être un pédagogue ou un guide, comme l’ont expliqué les théoriciens de la IIe Internationale. C’est une boite de vitesses guidée par les choix de ses militants. Il donne une place centrale à l’« événement », à l’initiative. Il cherche d’ailleurs en permanence comment une mobilisation ou une campagne politique peuvent modifier les rapports de forces. Ce sont ces intuitions, ce tempérament qui l’ont conduit par exemple en mai 68 à prendre des initiatives déterminantes pour intervenir dans la crise en lançant le Mouvement du 22 mars (avec Cohn-Bendit) et un appel à construire des « barricades » la nuit du 10 mai 1968 au Quartier latin, à Paris. Cette volonté a pu quelquefois, au début des années 70, céder la place au volontarisme et au « substitutisme » vis-à-vis de la mobilisation de masse, mais ces glissements ont été vite dépassés par sa sensibilité au « mouvement réel ».
En 1968, avec Henri Weber, il publiait « Mai68, une répétition générale ». En 1976, il écrivait « La révolution et le pouvoir ». Au milieu des années 1970, sous les effets de la lutte des classes en Europe du sud et de la tragédie chilienne de 1973, il allait revisiter la pensée stratégique. D’innombrables exposés et discussions dans les stages de formation des organisations de la Ive Internationale ont nourri sa réflexion. Il a alors travaillé sur les expériences révolutionnaires du XXe siècle, de la révolution russe à la révolution portugaise. Il a contribué à la présentation de diverses hypothèses stratégiques : la grève générale insurrectionnelle, la guerre populaire prolongée, les expériences combinées de résistances, de guérillas et d’insurrections. Dans ses polémiques avec les eurocommunistes des années 1970, il contestait la récupération réformiste de gauche de Gramsci. Pour lui, la conquête de l’hégémonie dans toute la période préparatoire d’une révolution ne dispensait pas les révolutionnaires d’une réflexion sur les situations prérévolutionnaires, les points de basculement, les moments de dénouement, lorsque le vieux pouvoir est renversé par les nouvelles organisations émanant des classes populaires. Ces hypothèses ne sont pas des modèles, il n’a pas de stratégie achevée. Les ajustements sont permanents, mais il faut des références et des repères. Et, dans cette élaboration, le suivi pratique, théorique, humain des processus révolutionnaires de l’Espagne des années 70, va jouer un rôle capital.
Dans cette réflexion, Lénine a une place de choix.En revenant sur les discussions de 1902-1903, au moment de la scission entre bolcheviks et menchéviks, Daniel veut souligner la pensée anti-économiste de Lénine, sa capacité à faire de la politique « un champ spécifique ». La politique ce n’est pas seulement « la politisation du social », c’est un champ déterminé, avec ses institutions, ses luttes de partis et groupements. S’appuyant sur Lénine, il insiste sur le fait que la conscience socialiste émerge au-delà du conflit « ouvrier-patron ». A la différence de ce que pensait Kautsky, la conscience socialiste ne doit pas être introduite de l’extérieur de la classe ouvrière par les intellectuels socialistes. Elle procède de l’expérience même des travailleurs mais elle couvre toute une série de problèmes politiques, démocratiques, internationaux qui vont au-delà des conflits économiques. Ce qui le passionne, chez Lénine, c’est la pensée stratégique : ses réflexions, intuitions, ses audaces entre février et octobre 1917. Il porte son attention sur la manière dont il a réorienté le parti bolchevique dans le processus de conquête du pouvoir par les soviets Enfin, Daniel pestait contre ceux qui assimilaient Lénine à un « pré-Staline ». Si Lénine et Trotski ont eu des responsabilités dans des moments de répression et de restriction des libertés fondamentales entre 1918 et 1921, ces erreurs de Lénine ne peuvent être assimilées à la contre-révolution bureaucratique stalinienne.
La pensée politique de Lénine a eu une grande influence sur Daniel. Il nous disait souvent qu’après son travail sur Marx, il retravaillerait sur Lénine.
L’histoire stalinisée faisait de la révolution russe et du « socialisme réellement existant » un seul bloc. Cette histoire doit être détricotée. Il faut distinguer le processus révolutionnaire de la contre-révolution stalinienne. Pour des millions de gens, le communisme est assimilé au totalitarisme stalinien. La lutte de l’opposition de gauche, le combat de Trotski et de ses camarades ou de militants libertaires peuvent permettre de dire de la révolution : « ce n’est pas cela, ce n’est pas le stalinisme ».
D’où une seconde nécessité : maintenir le fil rouge, la continuité des combats d’aujourd’hui avec ceux d’hier. Le rappel de l’histoire des révolutions, de leurs développements, de leurs enseignements n’est pas seulement un coup de chapeau au passé. Il y a la nécessité de maintenir un lien, une tension, entre la pratique militante quotidienne et le but stratégique, et ce malgré la période actuelle où les socialistes révolutionnaires n’ont pas connu de processus de révolution socialiste depuis des décennies. Sans visée stratégique, la pratique quotidienne perd son sens révolutionnaire. Elle se dilue dans les multiples mouvements ou batailles tactiques.
Malgré les difficultés actuelles, Daniel est là, pour continuer à penser l’horizon des transformations sociales révolutionnaires.
François Sabado – novembre 2023