Le 23 mai 1990, Daniel Bensaïd, qui n’a découvert sa séropositivité que depuis deux mois, écrit dans un carnet : J’aimerais mener à bien mon projet sur Jeanne d’Arc. C’est l’occasion d’un livre de vie, engagé dans les tumultes du présent, et plein d’une bonne humeur qui est la politesse des mélancoliques. […] J’essaierai de soigner Jeanne.
Et il y travaillera. Remarquablement !
D’une écriture amoureuse et flamboyante.
Avec cet ouvrage, il se dégagera totalement de l’écriture fonctionnaire, celle des textes et des résolutions politiques, celle de l’écriture hâtive du reste (allusion à ses nombreux articles de presse), pour se laisser porter par son talent littéraire, poétique 1.
De chineur d’ouvrages divers et variés relatifs à Jeanne d’Arc, Daniel Bensaïd devenait le magnifique auteur d’une Jeanne arrachée à tous les embaumeurs et fossoyeurs, à tous les récupérateurs de foi et de mémoire : une Jeanne d’intelligence du monde, étrange et subtile figure de résistance universelle.
Force est en effet de constater, vingt-six ans après sa première parution, que cette Jeanne de guerre lasse impressionne à plus d’un titre.
Elle impressionne par son extrême lucidité face aux bouleversements du monde (chute du mur de Berlin, effondrement de l’Union soviétique et de ses satellites…), face au néolibéralisme qui n’a alors pas encore donné sa pleine et néfaste mesure.
Elle impressionne par son regard aigu sur cette guerre qui revient plein champ, globale, envahissante.
Elle impressionne par la dénonciation de la flamme rallumée d’une guerre de dieux antiques sortis de leurs tombes sous forme de puissances impersonnelles et diaboliques.
Figure de résistance dans une période de transition entre la fin du Moyen Âge et le début du monde moderne, Jeanne s’immisce avec force dans cet autre « entre-deux » monde qui est le nôtre. La fascination qu’elle exerce sur Daniel Bensaïd – Et tu leur as tenu la dragée haute. Tu as déjoué plus d’une chausse-trape. Tu as brisé plus d’une lance dans ce tournoi inégal, où tu te battais seule contre tous, avec tes armes dérisoires… Tu leur clouais le bec – vient comme une injonction à dessiller nos yeux aveugles alors que des tempêtes sont à nouveau annoncées.
En des temps tortueux, elle est toute droiture. En des temps de bavardage médiatique, toute justesse de parole. N’abandonnons pas son éternelle jeunesse, son merveilleux mystère, aux pattes grossières d’un[e] Le Pen.
Sophie Bensaïd
8 mars 2017
- Deux ans plus tôt, en 1989, Daniel s’était déjà abstrait avec gourmandise de cette écriture fonctionnaire avec Moi la Révolution.