Le 18 janvier 1991, premier jour des bombardements massifs sur l’Irak, 95 % des cours ont eu lieu normalement, comme si de rien n’était, à Paris-VIII. C’était la guerre, mais elle était loin, un simple bruit de fond. L’initiative prise à partir du département de philo, d’une journée de débat le 14 février sur « les philosophes et le droit de punir », n’en était que mieux venue. Dans ces moments d’obscurcissement de la raison et de pétrification de la pensée, de triomphe médiatique du discours technologique et géopolitique, la résistance à la simplification ambiante est bien le premier et le plus élémentaire devoir.
Une guerre du droit ?
Ce fut la grande force et la grande mystification de cette expédition punitive, que de pouvoir se présenter comme une guerre du droit international contre l’arbitraire d’un tyran.
1. Faut-il répéter encore et encore que ce droit est d’abord l’enregistrement d’un rapport de forces ? Le droit des vainqueurs de la dernière guerre fixe les règles de la prochaine. La force circonstancielle de ce droit résulte de l’unanimité exceptionnelle et temporaire régnant au sein du conseil restreint de sécurité de l’Onu, la Chine et l’URSS y trouvant pour l’heure leur intérêt propre (l’URSS en échange de crédits et d’une complaisance envers sa politique balte, la Chine en échange d’un discret effacement de Tien An Men). Regardons ce droit international au fond des yeux et demandons-lui « qui t’a fait droit ? ». La force nue.
2. Pas de droit sans formalisme juridique. Or, dans ce cas, la forme même n’a jamais été respectée. Pas de recours à la Cour de justice internationale de La Haye, dont d’ailleurs les États-Unis s’étaient souciés comme d’une guigne, lorsqu’ils y furent condamnés pour leur agression contre le Nicaragua. Pas même de commandement militaire « onusien » intégré pour les troupes envoyées dans le Golfe. Plus grossièrement encore, engagement de la bataille terrestre deux heures avant la réunion convoquée du Conseil de sécurité. Loin d’être légitimée, l’Onu est apparue plus que jamais comme la couverture des volontés américaines, comme un « machin américain ».
3. Guerre du droit et de la démocratie ? La démocratie dans cette affaire n’est pas plus clairement située que le droit ? Les démocraties occidentales ont pour face cachée et envers du décor le pillage séculaire du tiers-monde, dont le produit finance les faux frais du consensus. Elles avaient pour alliés des dictatures tout aussi répugnantes et corrompues que le régime irakien diabolisé : le régime syrien commanditaire du terrorisme, le roi despote du Maroc, le régime saoudien. Quant aux pauvres dirigeants koweïtiens, leur comportement vis-à-vis des Palestiniens depuis le rétablissement de leur souveraineté en dit long sur leurs professions de foi démocratiques.
4. Tout cela est évident, bête comme chou, crève les yeux et l’écran. Ce bon sens élémentaire s’est pourtant assoupi, y compris chez les intellectuels, en comptant non de vulgaires moutons, mais les têtes de missiles en compagnie de « mes généraux » Copel ou Capillon. La prouesse technique des bombardements et le vide géopolitique des cartes ont fini par faire de la guerre un non-événement, sans épaisseur historique ni humaine, déraciné de ces antécédents et enjeux. Un moment télévisuel en lévitation. Le poids des images sans images a eu raison de la raison.
5. Cette raison sait depuis longtemps que le droit et la force, le droit et la justice, le droit et la morale ne sont pas accordés en vertu d’une harmonie préétablie. Leurs antinomies doivent donc être résolues. « La justice se doit d’être forte si l’on veut éviter que la force seule puisse prétendre être juste », nous disent les collègues 1.
Il faut avoir la force de sa justice. Reste à choisir sa justice. Selon quels critères ? Craignons que ce ne soit encore ceux de la force. La résolution des antinomies du droit et de la force, de la justice et du droit…, passe, ne nous en déplaise, par la politique. Les collègues précités en conviennent lorsqu’ils affirment que « les droits de l’homme, du citoyen et des peuples restent des abstractions tant qu’ils ne s’inscrivent pas sur le terrain politique, dans un projet et une action qui leur donnent consistance et les font respecter, au besoin par la force. »
Guerre annoncée
1. Laissons donc là les alibis du moralisme politique ou du discours juridique. Cette guerre inscrirait donc les droits de l’homme sur le terrain politique ? Or, sur ce terrain, cette guerre a été préparée et décidée par les États-Unis, voulue avec une absolue détermination, dès le 7 août, et probablement avant. Les raisons en sont multiples et complémentaires : le contrôle des approvisionnements pétroliers, le déploiement durable d’un dispositif américain dans cette région décisive, la réaffirmation de l’hégémonie militaire et diplomatique américaine dans la nouvelle situation internationale, la mise en évidence de la faiblesse européenne dans ces mêmes domaines, la mise à l’épreuve de l’URSS, l’exigence d’une participation allemande et japonaise au financement des dépenses militaires, la reconquête de marchés d’armement, la réorganisation du dispositif stratégique vers le « Sud » après avoir bluffé pendant des années pour justifier les Pershings et la guerre des étoiles sur la menace soviétique, l’effacement du syndrome vietnamien… Bref, plus de mobiles qu’il n’en faut pour déclencher la fuite en avant d’un empire déclinant mais toujours dominant. Ces raisons triviales pèsent infiniment plus lourd que le souci du droit international, la défense du Koweït, ou l’indignation face à Saddam.
2. L’invasion irakienne du Koweït n’était en rien une intervention libératrice, mais une opération de pillage et de rapine bureaucratique et militaire ; un coup de main d’un gangster contre des associés qui lui ont manqué parole après l’avoir utilisé dans la guerre contre l’Iran. Saddam et ses généraux ont d’ailleurs mené leur guerre salement, à l’image de leur régime. Non comme une guerre populaire, comme une guerre d’État despotique, soucieux de préserver les meilleures troupes pour le maintien de l’ordre intérieur et la défense ultérieure de leur pouvoir. Les révélations de Norman Schwartzkopf mettent d’ailleurs en lumière le souci de l’administration américaine de sauvegarder une partie de la garde républicaine à cet effet de maintien de l’ordre. Mieux valent pour Washington un Irak et un Saddam affaiblis qu’un Irak dépecé et une extension du pouvoir chiite. L’empire continuera à diviser pour régner et à manipuler ses jeux de bascule et de contrepoids.
3. Guerre américaine sans doute, pour une paix américaine, qui ne saurait faire oublier l’embarquement de la France dans cette galère. Le fameux passage de l’embargo à l’intervention, pour le seul argument de « tenir son rang ». Pour une fois, le discours politique a probablement eu le mérite de la franchise. L’alignement français n’avait pas d’autre raison majeure. Petit empire plus déclinant encore que le grand, la France occupe dans la hiérarchie mondiale un rang surélevé par rapport à sa puissance. Distancée par l’Allemagne et le Japon sur le terrain économique et industriel, inquiète de l’unification allemande et des incertitudes européennes, elle défend sa place dans le club restreint des vainqueurs (le conseil restreint) en jouant les mercenaires du « nouvel ordre mondial ».
4. Au-delà même des intérêts conjoncturels des uns et des autres, le plus extraordinaire est que cette guerre, qui est apparue à beaucoup pour une surprise dans le contexte de victoire absolue des démocraties marchandes et de paix perpétuelle du libéralisme triomphant, était annoncée. On ne pouvait en prévoir la date, le lieu, ni la forme. Mais la fameuse logique de guerre commence bien avant le 2 août 1990. Un ordre international, celui de Yalta, est en train de s’effondrer. Il a organisé les conflits et les compromis pendant un demi-siècle. Son affaissement ne débouche pas immédiatement sur un nouvel ordre, mais d’abord sur une phase de turbulences et de désordres, dont l’enjeu est précisément de définir les nouvelles hiérarchies mondiales de dépendance et de domination. Ces redistributions de cartes, ces refontes des territoires et des États, comme il s’en produit tous les siècles ou demi-siècles ne se font pas pacifiquement et à l’amiable. Généralement par des guerres. L’illusion était de croire que la menace d’anéantissement atomique réciproque bloquait le danger de guerre dans l’équilibre catastrophique de la dissuasion. Or il suffit de suivre un peu les débats stratégiques et les expérimentations depuis une décennie pour constater que les militaires américains sont obsédés depuis leur défaite au Vietnam par la redéfinition d’une échelle de Richter des guerres (basse, moyenne, haute intensité) visant à rendre les guerres possibles (y compris l’usage du nucléaire tactique) tout en évitant LA guerre singulière apocalyptique.
Rappelons pour mémoire qu’en 1989, à l’occasion des événements de Roumanie et du Panama, le ministre des Affaires étrangères Roland Dumas a commencé à prêcher « le devoir d’ingérence » (sans préciser qui aurait droit à l’exercice de ce devoir), antithèse remarquable de la « non-intervention ».
Remis en perspective, l’événement insolite de la guerre du Golfe retrouve ses racines, son environnement et son épaisseur historique. Il ne s’agit pas d’une guerre accidentelle, mais de la première d’une série de guerres régionales à portée internationale, dont l’enjeu n’est autre que la réorganisation du leadership mondial.
Vous avez dit « requise » ?
1. C’est là l’horizon concret de notre débat philosophique sur le droit de punir et le pouvoir de châtier. Pour certains collègues, la guerre était donc « requise ». Ah qu’en termes galants… Bien sûr, ils ne sont pas assez naïfs pour tomber dans le panneau des amalgames grossiers : « Il est évident que Saddam n’est pas Hitler. » Dont acte. La diabolisation analogique était une vulgaire opération de propagande. « Le retrait des troupes » et « la paix maintenant » n’en demeuraient pas moins à leurs yeux des « illusions munichoises ». Saddam n’est donc pas Hitler, mais tout de même… Bien sûr, « il ne s’agit pas en évoquant Munich de poser une identité d’essence, mais seulement une analogie ». Il s’agit de désigner un cas de figure historique « où le refus de combattre revient à différer un affrontement inévitable ».
C’est « l’esprit de Munich ». Une fois encore, l’image joue contre la politique. La capitulation devant le nazisme ne commence pas à Munich, mais d’abord en Allemagne même, puis avec le Front populaire et la non-intervention en Espagne. Notre social-démocratie gouvernante aura été de toutes les guerres internationales, civiles et coloniales, sauf peut-être de celle qu’il ne fallait pas perdre. S’il y a un Munich au Moyen-Orient il est dans l’acceptation du sort réservé aux Palestiniens et de la complaisance dont bénéficie l’État sioniste.
2. « En tant qu’intellectuels, nous disons : la guerre menée contre l’Irak par la coalition internationale est nécessaire, elle est juste, elle doit être conduite jusqu’à son terme ». Au moins, nos collègues ne fuient-ils pas les responsabilités. Ils ont le mérite de la franchise. Au point, notons-le, de pousser le droit de punir philosophiquement au-delà des fameux mandats de l’Onu et même des buts de guerre reconnus par les États-Unis. Pour eux il s’agissait bien d’une « guerre contre l’Irak » (et non de la libération du Koweït). Cette guerre devra donc « être conduite jusqu’à son terme ». Jadis on aurait dit plus simplement jusqu’au bout. Mais où sont le terme et le bout, dès lors qu’il ne s’agissait plus seulement « d’arrêter l’expansion », mais de « briser l’agresseur ».
3. Conduire cette guerre « jusqu’à son terme ». Glaçante détermination conceptuelle. Quel terme ? Combien de morts ? 100 000, 200 000, le saura-t-on jamais ? Quelle part de victimes civiles ? Combien de victimes à retardement, des conséquences alimentaires, sanitaires, écologiques ? Quelles conséquences régionales et effets boomerang à moyen terme. On sait ce qu’ont donné les paix « définitives » de Vienne, de Versailles, de Yalta. Car cette guerre dite chirurgicale fut une guerre de terreur. Elle a pris en otage, par l’embargo d’abord, par les bombardements massifs ensuite, la totalité de la population irakienne. L’enlèvement n’est pas le seul cas de « terrorisme » ; nous avons eu là terrorisme d’État à grande échelle et sans témoins autres qu’accrédités par les militaires.
4. Rejetant les tentations conjuguées « du moralisme angélique et du réalisme cynique », nos collègues revendiquent la « voie difficile d’une politique morale ».
À l’épreuve des faits, cette politique morale en armes se réduit à un vulgaire moralisme politique, à une morale de responsabilité sans conviction, à une réal-moral au service d’une réal-politique occidentale moins réaliste qu’il n’y paraît. Cette « logique de guerre » nous rappelle trop, à front renversé, les vieilles injonctions à « choisir son camp ». Nous avons au moins appris que le monde est plus complexe. Fils du général Iakir fusillé par Staline, l’historien soviétique Piotr Iakir, longtemps déporté lui-même, à l’époque de Khrouchtchev, dans une réunion d’historiens, fut interpellé vigoureusement et sommé de choisir « son camp » – avec nous ou du côté de l’impérialisme ? Il répondit simplement qu’il venait du camp de la Kolyma. Cette guerre de la coalition sous la houlette américaine est une guerre impérialiste dans la continuité des opérations de partage colonial et néocolonial. Ce ne pouvait en aucun cas être notre cause ni notre guerre. Et puisque nous vivons dans un pays belligérant membre de la coalition, notre engagement visait à empêcher la guerre, à désobéir sous quelque forme que ce soit à sa prétendue logique, et à affaiblir dans la mesure du possible « notre effort de guerre ». Une telle attitude ne préjuge pas de celle qui aurait pu être la nôtre si nous avions été palestiniens, jordaniens ou irakiens. Les ennemis de nos ennemis ne sont pas nécessairement nos amis, et avoir horreur des topinambours n’oblige pas à aimer les rutabagas. Saddam était un dictateur avant la guerre, pendant, et il le reste après (avec l’indulgence de ses ennemis). Rien ne justifiait en Irak et dans les pays arabes une union sacrée autour de Saddam au nom d’un anti-impérialisme de façade, mais une solidarité avec les populations irakiennes victimes des bombardements de terreur.
Cette guerre éclair ne prépare pas une paix de cent ans, mais une guerre rampante de trente ans au moins. Elle n’est que le début d’une phase durable d’instabilité et de convulsions, pour laquelle le fil des quelques principes plus que jamais nécessaire, est déjà considérablement embrouillé. Les contributions au débat du 14 mars ont révélé un éventail de positions divergentes mais majoritairement convergentes contre la guerre, que l’apparente résignation régnante au moment actif du conflit ne permettait guère de deviner. C’est un mérite non mineur de cette initiative. En même temps, la teneur des discussions est révélatrice d’une difficulté.
Qu’il s’agisse de l’argument du droit, des institutions internationales, du rôle des médias, la démystification est efficace, mais il règne une sorte de gêne ou de pudeur à entrer dans le vif politique du sujet. Sans doute de crainte, compréhensible, de céder à des mirages simplificateurs de triste mémoire. Au risque aussi de laisser les seuls partisans de la guerre poser explicitement la question des rapports entre principes et pratiques.
Cette difficulté en éclaire partiellement une autre : celle à vivre la guerre comme un défi politique et non comme un cas de conscience privé, et de trouver en conséquence une attitude appropriée face aux étudiants.
Elle en révèle enfin une troisième, d’ordre plus théorique pour ne pas dire philosophique. Les raisons ne manquent pas pour refuser les leurres des discours dominants. Ce travail du négatif est indispensable. Mais on reste dans le flou quant à ses référents implicites et ses critères. Dès lors qu’il n’est plus sous-tendu par une logique de classe, qu’on ose à peine prononcer les mots de capitalisme ou d’impérialisme, s’agit-il d’une querelle interprétative dans le champ clos de l’éthique et du droit, sans que personne ne s’aventure jamais à mettre en discussion les fondements de son droit et de sa morale ?
« La tentation de l’Occident », actes du colloque autour de la guerre du Golfe
Paris-VIII Vincennes Saint-Denis, 14 mars 1991
Documents joints
- Il s’agit de la tribune intitulée « Une guerre requise », signée par A. Finkielkraut, E. de Fontenay, J.-F. Lyotard, J. Rogozinski, K. Ryjiik, D. Sallenave, P.-A. Taguieff, A. Touraine dans Libération du 21 février. Toutes les citations sont tirées de cet article.