L’archipel des mille (et un) marxismes

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Ce livre est le fruit d’un travail entrepris pendant les années quatre-vingt. Sa version française est parue en octobre 1995, la même année que son livre jumeau, La Discordance des temps. En ces temps de contre-réforme et de réaction libérale, Marx était devenu pour le sens commun médiatique « un chien crevé ». Ce qui survivait de marxisme était assiégé de toutes parts. La relecture critique de Marx représentait donc un acte de résistance, un refus de se résigner aux vents mauvais, le choix de penser à contre-courant et à rebrousse-poil, avec la conviction qu’une critique fondatrice comme celle du Capital ne saurait être caduque. Car son actualité est celle de son objet, de son ennemi intime et implacable, le Capital lui-même, vampire insatiable et fétiche automate plus envahissant que jamais.

Au printemps de 1848, un spectre hantait l’Europe : le spectre du communisme. Un siècle et demi après cette proclamation inaugurale du Manifeste communiste, ce spectre paraissait avoir disparu sous les décombres du socialisme réellement inexistant. Il y a vingt ans, l’hebdomadaire Newsweek annonçait solennellement à la une la mort de Marx. L’heure était aux Contre-réformes et aux Restaurations. Francis Fukuyama décrétait la fin de l’histoire. Dans Le Passé d’une illusion, François Furet prétendait classer une fois pour toutes l’affaire du communisme. Immobilisé dans son éternité marchande, le capitalisme devenait à son tour l’horizon indépassable de tous les temps !

Mort de Marx, mort des avant-gardes ? Fin de l’histoire, fin du communisme ?

Pourtant, les fins n’en finissent pas de finir. L’histoire se rebiffe. Après Seattle, Gênes, Porto Alegre, Florence, elle reprend des couleurs. Les fantômes s’agitent. Les revenants viennent troubler la quiétude de l’ordre ordinaire.

Dès 1993, en effet, le travail de deuil s’achevait. Il n’y aura pas d’avenir sans Marx, écrivait alors Jacques Derrida dans ses Spectres de Marx, pas d’avenir sans la mémoire et sans l’héritage de Marx, en tout cas d’un certain Marx et de l’un au moins de ses esprits. Car, ajoutait-il, « il y en a plus d’un, il doit y en avoir plus d’un1 ». La même année, Gilles Deleuze déclarait à un journaliste du Nouvel Observateur ne pas comprendre ce que les gens veulent dire quand ils prétendent que Marx s’est trompé, et encore moins quand on dit que Marx est mort : les tâches urgentes d’analyse du marché mondial et de ses transformations exigent de passer par Marx. « Mon prochain livre – et ce sera le dernier –, confiait Deleuze, s’appellera Grandeur de Marx. « Il n’a malheureusement pas eu le temps de mener ce projet à son terme.

Aujourd’hui, Marx est colloquisé, séminairisé, et même « pléiadisé2 ». Son avenir semble assuré. Celui du communisme, c’est une autre affaire. Le mot semble à jamais associé aux crimes bureaucratiques commis en son nom, comme si le christianisme était réduit à l’Inquisition, aux dragonnades, et aux conversions forcées.

Il devient facile de repérer après coup les nœuds de l’événement, et de découvrir ce qui, obscurément, se tramait en silence. Dès le début des années quatre-vingt-dix, délivré de ses « ismes » par la chute du Mur de Berlin et la décomposition de l’Union soviétique, Marx est sorti de quarantaine. Nous n’aurions plus désormais l’excuse de sa capture bureaucratique et de sa confiscation étatique pour échapper à la responsabilité de le relire et de l’interpréter. La dispute serait restée académique si elle n’était entrée en résonance avec un renouveau des luttes. En France, ce fut la grande colère rouge de décembre 1995, une belle flambée de résistance hivernale, la repousse fragile d’une « gauche de gauche » (selon la formule de Pierre Bourdieu).

Mais que peuvent les résistances lorsque l’horizon d’attente est effondré ? Après les désastres accumulés dans le siècle, et devant le silence inquiétant des lendemains devenus muets, la tentation peut devenir forte de rebrousser chemin, du « socialisme scientifique » au « socialisme utopique » ; d’échapper aux illusions dogmatiques du premier, pour rechuter dans des chimères séniles et fourbues du second, sans même l’excuse de l’innocence, ni l’enthousiasme des premiers élans. La question cruciale, la question toujours neuve, dit encore Jacques Derrida, « ce n’est pas le communisme, c’est le capital » et la « formation de la plus-value dans ses formes nouvelles ». Évidemment, le capital ne joue plus comme il jouait au XIXe siècle, seuls les idiots l’ignorent. Mais « il joue3. » Lire dans son jeu, déjouer ses fantasmagories, répondre à ses énigmes, c’est toujours l’affaire de Marx – et celle du communisme.

Hériter ne va jamais de soi. L’héritage n’est jamais simple. Ce n’est pas un bien, que l’on reçoit et que l’on met en banque. À la fois outil et obstacle, arme et fardeau, il est toujours à transformer. Et tout dépend de ce que l’on fera de cet héritage sans propriétaires ni mode d’emploi.

Comme le souligne Eustache Kouvélakis4, le marxisme est constitutivement « pensée de la crise ». Sa première vague de diffusion internationale, à la fin du XIXe siècle coïncide avec ce que Georges Sorel appelait déjà sa « décomposition ». Cette crise signifiait d’emblée une mise au pluriel de l’héritage, et le début des luttes de tendances qui, en écho aux défis de l’époque, n’ont cessé depuis de traverser le champ de la théorie. La crise des années quatre-vingt présente ainsi certains traits communs aux crises précédentes. Une fois encore, le programme de recherche issu de l’œuvre inaugurale de Marx s’est trouvé confronté aux interrogations d’une période d’expansion et de transformation du système capitaliste lui-même. Les pratiques et les formes du mouvement social ont été mises à l’épreuve des métamorphoses des rapports sociaux, de la division du travail, et de l’organisation de la production. La fin de la séquence historique désignée par les historiens comme « le court vingtième siècle » ajoute à ces traits récurrents l’effondrement des sociétés et des orthodoxies présentées depuis plus d’un demi-siècle comme l’incarnation temporelle du spectre communiste.

Sous les coups de la contre-réforme libérale, les années quatre-vingt ont été pour le marxisme militant des années de plomb.

Les déçus du maoïsme se recyclèrent pour une large part dans l’anticommunisme des droits de l’homme, ravis de pouvoir faire l’ange après avoir trop fait la bête.

D’autres s’abandonnèrent à la pensée faible et à la résignation postmoderne. Dans sa Confession d’un enfant du siècle, Musset évoquait à propos de la Restauration et des années 1830, un je-ne-sais-quoi de vague et de flottant, marquant le passage entre un passé révolu et un futur incertain. Une génération désenchantée traversait alors l’époque, « serrée dans le manteau des égoïstes ». À défaut de grandes promesses et de grandes ambitions, l’heure, dans cette « affreuse mer de l’action sans but », était au cynisme des vainqueurs, aux menus plaisirs et aux petites vertus.

Face à de nouvelles réactions et à de nouvelles restaurations, allions-nous, à notre tour, être réduits au minimalisme et à la miniature ?

En France, les grèves de l’hiver 1995 ont marqué un tournant antilibéral, confirmé depuis, à l’échelle internationale, par les manifestations contre la mondialisation capitaliste : « Le monde n’est pas à vendre ! Le monde n’est pas une marchandise ! » Sur les décombres du XXe siècle ont commencé à refleurir « mille marxismes ». Sans devenir écarlate, le fond de l’air a repris des couleurs. En 1993 paraissaient Les Spectres de Marx de Jacques Derrida et La Misère du monde sous la direction de Pierre Bourdieu. A l’automne 1995, au moment même où commençait le mouvement gréviste, se tenait à l’initiative de la revue Actuel Marx le Ier Congrès Marx international. Marx l’intempestif est paru en novembre. La presse s’étonna de cette résurrection intellectuelle parallèle au « retour de la question sociale ».

Dans ce contexte de renouveau, le buissonnement des « mille marxismes » apparaît comme un moment de libération où la pensée brise ses carcans doctrinaires. Il annonce la possibilité de recommencer, en surmontant les expériences traumatiques d’un siècle tragique sans pour autant faire table rase du passé. Aussi pluriels qu’actuels, ces marxismes font preuve d’une belle curiosité et d’une prometteuse fécondité. Leur foisonnement pose cependant la question de ce qui, par-delà leurs différences et leur fragmentation disciplinaire, peut constituer le tronc commun d’un programme de recherche. Peut-on encore parler du marxisme ou faut-il se contenter d’un Marx « sans ismes » et d’un marxisme déconstruit ? Ces mille marxismes présents et futurs posent, selon André Tosel, la question de l’accord théorique minimal sur le champ des désaccords légitimes. Leur généreuse multiplication peut en effet conduire à l’émiettement du noyau théorique et à sa dissolution dans un bouillon de culture postmoderne.

Le long jeûne théorique de la période stalinienne a aiguisé les appétits de redécouverte. La chape du marxisme d’État et l’expérience des excommunications inquisitoriales ont également nourri une aspiration profonde et légitime à une liberté de pensée dont les grands hérétiques de la période précédente (Ernst Bloch, le dernier Lukacs, Louis Althusser, mais aussi Henri Lefebvre ou Ernest Mandel) furent les précurseurs. Eustache Kouvélakis souligne le risque désormais inverse : que les mille marxismes coexistent poliment dans un paysage apaisé d’où le besoin de créer du différend semble étrangement absent. Ce danger irait de pair avec une réhabilitation institutionnelle d’un Marx plié aux bienséances d’une marxologie académique dépourvue de visée subversive. Dans ses Spectres de Marx, Derrida met en garde contre cette tentation de jouer Marx contre le marxisme, pour mieux neutraliser l’impératif de l’action politique dans l’exégèse tranquille d’une œuvre classée.

Le fondement de cette menace réside dans la discordance entre les rythmes du ressaisissement intellectuel et ceux de la mobilisation sociale, dans la scission maintenue entre théorie et pratique, scission qui, selon Perry Anderson, a longtemps caractérisé le « marxisme occidental ». Comme le souligne Alex Callinicos, en revendiquant l’unité de la théorie et de la pratique, le marxisme se soumet courageusement à un double critère de jugement. Car, s’il n’a pas été sérieusement réfuté sur le plan théorique, il a incontestablement été éprouvé par les défaites politiques graves du siècle écoulé.

Certaines « écoles » n’ont pas résisté à l’épreuve de la réaction libérale et des défaites sociales des années quatre-vingt. Les contributions au Dictionnaire Marx contemporain5 mettent en évidence la crise parallèle de trois d’entre elles.

Dès son livre bilan de 1987, Robert Boyer reconnaissait les difficultés et les impasses de l’école dite de la régulation6. Renonçant clairement à se référer au marxisme, elle n’a guère tardé à cesser d’exister en tant qu’école, écartelée entre la trajectoire gestionnaire d’un Aglietta, le ralliement de Robert Boyer aux théories des conventions, et le « nouveau paradigme » écologique introuvable promis par Alain Lipietz. Dès 1995, le noyau initial du courant était passé d’une perspective post-fordiste au compromis historique avec le capitalisme patrimonial, certains allant jusqu’à l’apologie de l’actionnariat salarial, d’autres se transformant en conseillers pour directeurs de ressources humaines7.

Le courant du « marxisme analytique » n’a pas davantage résisté au tournant des années quatre-vingt-dix. Le « marxisme du choix rationnel » et certains de ses animateurs éminents ont mal passé l’épreuve des luttes contre la globalisation impériale. Dès l’origine, le groupe était marqué d’un certain éclectisme, tiraillé entre la problématique marxiste de Robert Brenner, Eric Olin Wright, ou Gerry Cohen, et celle d’un Philippe Van Parijs qui n’a jamais prétendu avoir grand-chose en commun avec quelque marxisme que ce soit. John Ester lui-même a fini par reconnaître l’impossibilité d’associer sérieusement le marxisme avec la théorie des jeux et l’individualisme méthodologique. Si ses travaux ou ceux de John Roemer restent stimulants, leurs adieux à Marx apportent clarification loyale8.

Enfin, le courant connu sous le nom « d’opéraïsme » italien, illustré dans les années soixante et soixante-dix par les travaux de Mario Tronti ou de Toni Negri, n’a pas davantage survécu aux métamorphoses des deux décennies écoulées, à la déconcentration industrielle et aux défaites sociales de la classe ouvrière industrielle en Europe, aux États-Unis ou au Japon. Il semblerait que l’ouvriérisme déçu d’hier se traduise aujourd’hui par un désamour envers l’héritage de Marx. Mario Tronti avoue une sorte de « désespoir théorique », tandis que les dernières productions de Toni Negri restent dans l’équivoque. On ne sait plus très bien, à lire Empire, s’il s’agit de la forme nouvelle, du « stade suprême » de l’impérialisme, ou d’une réalité qualitativement différente, acentrique, acéphale, et rhizomatique, où les rapports de domination et l’inégalité entre le Nord et le Sud s’effaceraient dans « l’espace lisse » du marché mondial. De même, ne sait-on plus si le concept (sociologiquement vide) de « multitude » est simplement un nom nouveau – une sorte de pseudonyme – pour le prolétariat mondialisé, où une dissolution des classes dans la diversité des subjectivités opprimées par le capital et dans leurs contre-pouvoirs réticulaires.

Le programme de recherche inspiré de Marx reste pourtant robuste. Mais il n’a vraiment d’avenir que s’il parvient, au lieu de s’enfermer dans l’enclos universitaire, à établir un rapport organique avec la pratique renouvelée des mouvements sociaux, en particulier avec les résistances à la mondialisation impérialiste.

Là s’exprime en effet, de manière éclatante, l’actualité de Marx : celle de la privatisation du monde, celle du fétiche capitaliste et de sa fuite mortifère dans l’accélération frénétique de la course au profit et dans la conquête insatiable des espaces soumis à la loi impersonnelle des marchés. L’œuvre théorique et militante de Marx est née à l’époque de la mondialisation victorienne. L’essor des chemins de fer, du télégraphe, de la navigation à vapeur fut alors l’équivalent d’Internet et des télécommunications satellitaires ; le crédit et la spéculation connurent un développement impétueux ; furent célébrées les noces barbares du marché et de la technique ; apparut « l’industrie du massacre ». Surgit aussi le mouvement ouvrier de la Première Internationale. La « critique de l’économie politique » effectuée dans Le Capital reste sans aucun doute la lecture fondatrice des hiéroglyphes de la modernité et le point de départ d’un programme de recherche qui n’est toujours pas épuisé.

La crise désormais ouverte de la mondialisation libérale et de ses discours apologétiques constitue le fondement de la renaissance des marxismes. En témoignent les travaux marxologiques comme ceux d’Enrique Dussel, d’Eustache Kouvélakis, de Jacques Bidet, ainsi que, dans le champ de l’économie, ceux de Robert Brenner aux États-Unis, ceux de Francisco Louça sur les ondes longues, de Gérard Duménil et Jacques Lévy ; ou les recherches militantes sur les logiques de la mondialisation, comme celles de François Chesnais, d’Issac Johsua, de Michel Husson en France. Sous l’impulsion de David Harvey, l’exploration d’un « matérialisme historico-géographique » approfondit les pistes ouvertes par Henri Lefebvre sur la production de l’espace. Les études féministes relancent la réflexion sur les rapports entre classes sociales, appartenances de genre, ou identités communautaires.

Les études culturelles, illustrées notamment par les travaux de Fredric Jameson ou Terry Eagleton, ouvrent de nouvelles perspectives à la critique des représentations, des idéologies et des formes esthétiques. La critique de la philosophie politique trouve un nouveau souffle avec les essais de Domenico Losurdo ou de Ellen Meiksins Wood sur le libéralisme ; avec la relecture critique de grandes figures comme celles de Georgy Lukacs ou de Walter Benjamin ; avec l’investigation d’une historiographie critique sur la révolution française ; avec des lectures renouvelées du corpus marxiste par de jeunes philosophes ; avec les interrogations de juristes et d’universitaires sur les métamorphoses et les incertitudes du droit ; avec les controverses sur le rôle de la science et des techniques et sur leur contrôle démocratique, comme les contributions à une critique de l’écologie politique chez des auteurs comme John Bellamy Foster, Ted Benton, Jean-Marie Harribey, Jean-Paul Deléage, José Manuel Naredo ; avec une interprétation originale de la psychanalyse lacanienne par Slavoj Zizek ; avec la confrontation entre l’héritage marxiste et des œuvres comme celles de Hannah Arendt ou de Pierre Bourdieu.

Des œuvres comme celle d’Alex Callinicos, engagées dans les grandes controverses du présent, illustrent la possibilité et la vitalité d’un marxisme militant.

Cette floraison répond aux exigences d’une recherche rigoureuse, en se gardant des pièges de l’exégèse académique. Elle montre à quel point les spectres de Marx hantent notre présent, et combien il serait erroné d’opposer un âge d’or imaginaire du marxisme des années soixante (E.P. Thompson pourfendait alors à juste titre la « misère de la théorie ») à la stérilité des marxismes contemporains. Certes, les années quatre-vingt furent relativement désertiques. Mais le siècle nouveau promet mieux que des oasis.

Le travail moléculaire de la théorie est sans doute moins visible qu’hier. Il ne bénéficie pas de nouveaux maîtres-penseurs dont la notoriété soit comparable à celle des anciens. Il souffre aussi d’un manque de dialogue stratégique avec un projet politique susceptible de rassembler et de combiner les énergies. Mais il est probablement plus dense, plus collectif, plus libre et plus séculier. Riche donc de nouvelles promesses.

1er juin 2003
www.danielbensaid.org

Documents joints

  1. Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 36.
  2. Édité dans la prestigieuse collection de La Pléiade Gallimard.
  3. Ibid.
  4. Dans sa contribution au Dictionnaire du marxisme contemporain, Paris, Puf, 2001.
  5. Dictionnaire Marx contemporain sous la direction de Jacques Bidet et Eustache Kouvélakis, Paris, Puf, 2001.
  6. Robert Boyer, La Théorie de la régulation, une analyse critique, Paris, La Découverte, 1987.
  7. Voir l’article impitoyable de Michel Husson « L’école de la régulation de Marx à Saint-Simon : un aller sans retour ? », Dictionnaire Marx contemporain, op. cit.
  8. Pour un bilan de cette crise, voir la contribution d’Alex Callinicos, « Où va le marxisme anglo-saxon », Dictionnaire Marx contemporain, op. cit.

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