L’art au service du peuple

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Sur l’héritage

Trotski affirme « que nous devons en premier lieu prendre officiellement possession des éléments les plus importants de la vieille culture de façon à au moins pouvoir ouvrir la voie à une culture nouvelle ». Nous sommes favorables à la diffusion la plus large des œuvres du passé. Il est bien sûr souhaitable d’éclairer cette diffusion par une présentation critique susceptible de situer le sens de ces œuvres et éventuellement de leur forger de nouvelles grilles de lecture, sans pour autant que cet éclairage critique constitue un préalable ou une précondition à la diffusion. Enfin, il est bien évident que le libéralisme à l’égard du passé peut dissimuler le pire dogmatisme quant à la création contemporaine. Mais un pouvoir se réclamant de la révolution qui aurait recours à de tels procédés idéologiques aurait déjà pris ses distances vis-à-vis de la révolution elle-même.

Sur la fonction de l’écrivain

a) Condition matérielle

Il nous semble difficile d’envisager une société socialiste où l’écrivain serait considéré purement et simplement comme un travailleur salarié. Sur quels critères serait recruté ce genre de travailleur ? Quel travail productif leur donnerait droit à une rétribution de type salarial ? Marx dit que l’écrivain doit bien évidemment gagner de l’argent pour vivre, mais pas écrire pour gagner de l’argent. La solution socialiste au problème devrait plutôt être recherchée dans le sens d’un abaissement massif et général du temps de travail, abaissement rendu dès à présent possible par le rythme de l’évolution technologique. Ce qui laisserait à chacun la possibilité de s’adonner aux activités artistiques et culturelles et de devenir lui-même un créateur ; ce qui permettrait d’exclure de la création artistique tout problème de rentabilisation et d’assurer mieux que par tout autre moyen l’indépendance matérielle indispensable à l’écrivain. L’écrivain « professionnel » est partiellement un produit de la division sociale du travail en société capitaliste.

Il serait historiquement aléatoire de légaliser cet état de fait au lieu d’encourager sa résorption. Il est bien évident dans cette optique que l’œuvre serait considérée comme appartenant au public, l’institution d’un fonds littéraire facilitant par ailleurs la recherche et l’édition d’œuvres nouvelles.

b) Liberté de création

Conformément à ce que nous avons précédemment développé, nous ne concevons en aucune façon qu’un État ouvrier et non socialiste (ce qui est presque une contradiction dans les termes) puisse avoir une quelconque doctrine en matière de création artistique. De même que nous ne pensons pas que l’expression artistique doit être contenue dans certaines limites sous prétexte d’affermissement et de consolidation révolutionnaires. Encore une fois, si les masses sont attelées à la tâche révolutionnaire, si elles en comprennent le sens, si, pour la première fois, au travers des organes du pouvoir prolétarien (soviets, conseils), elles entrevoient la possibilité de prendre consciemment en main leur propre destin, alors ou bien l’art passera au second plan, ou bien il devra remplir naturellement un rôle beaucoup plus important dans leurs luttes et leurs préoccupations quotidiennes. Le niveau de mobilisation et de conscience des masses est le meilleur garant de la plus grande liberté en art et rend bien bénin le danger potentiel que pourrait représenter sur le plan idéologique une œuvre réactionnaire.

C’est en tout état de cause une garantie bien meilleure que cette autogestion de l’édition par les écrivains, suggérée par le questionnaire. Une telle idée émane directement d’une société où, de plus en plus, les écrivains écrivent pour leurs pairs, où écrivains et lecteurs tendent à coïncider. Si dans la gestion de l’édition place peut et doit être faite aux écrivains regroupés en associations, face aux empiétements éventuels d’une administration bureaucratisée, seul le contrôle ouvrier sur l’édition, par le biais des regroupements culturels des travailleurs des entreprises, des coopératives, des établissements universitaires, peut sauvegarder la liberté de publication car il s’agit alors d’un problème politique général. En revanche, l’autogestion des écrivains eux-mêmes peut donner naissance à une « logocratie » dont rien ne dit qu’elle ne basculera pas majoritairement du côté du pouvoir bureaucratique ; les tribulations idéologiques d’A. Tolstoï, Ehrenbourg, Cholokhov, voire Lukacs, sont au moins dignes d’éveiller une saine défiance à ce sujet.

La diffusion

a) Le problème posé en premier lieu est celui de l’existence d’un cercle aujourd’hui restreint des consommateurs de culture qu’il s’agirait de briser. Dans ce but, la première tâche d’ordre général consisterait en l’élévation du niveau de conscience, de culture et d’auto-activité des masses. Tous les moyens mis en œuvre pour réduire les grandes divisions entre ville et campagne, entre travail intellectuel et travail manuel (vaste réforme de l’enseignement liée à la vie sociale, édition massive de disques, livres, films à bon marché, création de théâtres, de cinémathèques, de bibliothèques) devraient y contribuer. L’ensemble de ces mesures pourrait élargir considérablement le « public » possible des œuvres d’art sans abolir pour autant l’existence de cercles concentriques de « consommateurs ».

En effet, on ne saurait oublier que la fétichisation de l’œuvre d’art, de même que la fétichisation de la Science, ne pourra pas être véritablement dépassée dans la seule sphère de la consommation. Toutes deux ont leur source véritable dans la fétichisation de la marchandise en général, et leur racine dernière dans l’aliénation des travailleurs sur leurs lieux de travail par l’absolue dépossession du produit de leur travail. En conséquence, la modification profonde et durable des rapports entre l’œuvre d’art et son public passe par le dépassement de la division profonde du monde entre travail salarié et capital, entre valeur d’usage et valeur d’échange, entre travail abstrait et travail concret, entre division technique et division sociale du travail.

Il s’agit donc d’un profond processus historique. Mais si un régime de transition au socialisme ne parvient pas à éviter que les créateurs ne s’enferment à nouveau dans leur ghetto culturel, cela signifie que la révolution elle-même est sérieusement malade.

En effet, alors que l’art d’aujourd’hui a du mal à respirer dans une société à bout de souffle, cela voudrait dire que la révolution n’aurait pas apporté de nouveaux espoirs, ouvert de nouvelles brèches dans l’inconscient collectif, mis à jour de nouveaux horizons offerts à de merveilleuses conquêtes, entamé la réconciliation entre l’artiste et des masses appelées pour la première fois à jouer leur propre rôle dans l’histoire. Une telle révolution ne serait qu’un naufrage. Ce qui demeure une possibilité. Mais là encore le problème n’est pas de brasser artificiellement écrivains et lecteurs mais bien de savoir si la politique, c’est-à-dire la conscience, au poste de commandement dans une société qui prétend nous faire passer de « la préhistoire à l’histoire », du « règne de la nécessité au règne de la liberté », sera à la hauteur de sa tâche. Et c’est dès à présent, dans la lutte quotidienne, par l’éducation des militants, par les liens tissés opiniâtrement avec les masses, par la fécondation patiente de leur conscience, que se forgent les conditions de réussite.

b) Le problème du monopole d’édition est l’un des plus délicats et il suppose que l’on distingue plusieurs aspects.

Tout d’abord, dans une société de transition au socialisme qui, avant la victoire de la révolution à l’échelle internationale, subit les contraintes que lui imposent ses rapports avec un marché mondial encore sous domination impérialiste, le monopole matériel de l’édition peut, sans être un principe absolu, être un aspect de la planification démocratiquement centralisée dans la mesure où il permet la gestion des stocks d’encre, de papier, de matériel d’imprimerie. Il faut toutefois souligner que monopole matériel et monopole idéologique ne vont pas forcément de pair. Dans la mesure où nous sommes pour le pluralisme des partis en société de transition, il est évident que cette affirmation resterait de pur principe si n’étaient garantis aux partis en question leur libre expression et donc leur libre accès aux moyens d’édition existants. C’est la dégénérescence stalinienne qui a transformé en principe de gouvernement le monopartisme et l’interdiction des tendances dans le parti, mesures qui n’étaient à l’origine conçues que comme liées à la situation de guerre civile. Pour résumer, miser d’abord sur la pluralité d’éditions reviendrait à miser en dernière instance sur la libre concurrence et l’économie de marché comme seuls garants réels de la liberté de pensée. Le monopole économique de l’édition ne devrait donc être conçu que comme un service public avec pour contrepartie le libre accès idéologique des regroupements politiques et culturels à ces éditions sous contrôle des organes démocratiques de pouvoir prolétarien.

Maintenant, dans les régimes bureaucratiquement dégénérés comme la Tchécoslovaquie, la Pologne, l’URSS, le retour au pluralisme de l’édition peut être avec la lutte contre la censure un objectif transitoire vers la révolution politique, dans la mesure où il permettrait de ranimer l’activité intellectuelle et par conséquent d’impulser la remise en cause du pouvoir bureaucratique.

Enfin, il est évident que le monopole de l’édition ne peut jamais être envisagé que comme un moyen provisoire dans une décentralisation maximum des moyens d’édition et d’impression permettant à toutes les formes de regroupement politiques et culturelles de base de disposer de leur propre autonomie sur ce plan et par là même de renforcer l’effectivité de la démocratie politique. Il ne s’agit pas là d’une lointaine utopie : l’amélioration et la simplification des procédés d’impression permettent déjà de concevoir un vaste équipement d’imprimeries légères utilisables par les rédacteurs eux-mêmes sans grande qualification nécessaire et qui irait dans ce sens.

La culture de masse

Faute d’informations approfondies, nous préférons considérer l’aspect social plus que culturel des sous-cultures hippies. Ce mouvement d’une jeunesse qui ne peut se reconnaître ni dans sa bourgeoisie déclinante, ni dans le mouvement ouvrier bureaucratisé exprime la crise idéologique très profonde de la société capitaliste. Mais, laissé à la dérive par la faiblesse ou l’absence des pôles politiques révolutionnaires, il peut aussi facilement glisser dans les diverses formes de populisme rétrograde… Ce mouvement peut aussi produire des œuvres de réelle valeur, mais il nous paraît aléatoire d’essayer de porter sur lui un jugement global du point de vue culturel et non plus du point de vue social.

Quant au problème de la télévision, il recoupe pour l’essentiel ce que nous avons déjà développé à propos de la littérature. Ou bien on pense que la dégénérescence bureaucratique est inhérente au socialisme, et alors c’est à la révolution qu’il vaut mieux renoncer ; ou bien on la comprend comme un phénomène explicable par des circonstances historiques précises, et alors il faut entreprendre dès à présent la lutte contre ses racines sociales réelles. Dans l’un ou l’autre cas, le meilleur statut de l’ORTF n’offre pas une garantie décisive. Ce qui ne signifie pas que les formes juridiques soient un simple reflet de l’économie sans efficace propre. Au contraire, le livre de Pasukanis, récemment réédité, sur « le marxisme et la théorie générale du droit », insiste sur l’importance et le rôle spécifique de la forme juridique, combattant ainsi sur ce terrain toute interprétation mécaniste du marxisme. Nous pensons en conséquence que le problème du statut et de la réglementation de l’information dans une société de transition est bien un problème réel ; mais nous préférons rappeler à ce propos notre problématique générale et le principe dont nous nous réclamons, plutôt que de nous lancer sur le difficile terrain de l’élaboration juridique que nous devrons aborder en son temps.

Une partie des programmes télévisés consacrés à l’art ou à
la science devrait jouir de la même liberté que l’édition ou
l’expression scénique en général. Ce qui n’empêcherait pas la
partie des programmes consacrés à l’information de rester sous
contrôle des organisations ouvrières et à leur service. Car, à
moins de tout faire rentrer dans la rubrique artistique et de
démontrer la neutralité de la culture et les fondements d’une
information abstraitement objective, dans la période définie et
limitée de dictature du prolétariat, l’information reste au service
de la classe ouvrière organisée et en lutte pour son émancipation
économique et sociale. Et non au service d’une quelconque
essence humaine idéalisée, ou d’un homme total encore à
conquérir.

[…] Enfin, nous retournerons la dernière question abordée par le questionnaire : nous n’avons rien à attendre des écrivains dans leur domaine propre, si ce n’est une littérature de valeur. En revanche, les problèmes posés et les réponses que nous y faisons nous amènent à attendre quelque chose des écrivains les plus conscients dans le domaine de la lutte politique même. Il ne suffit pas de demander quelles cailles culturelles tomberont du ciel socialiste, ou de demander que l’art y soit protégé d’une armure juridique. Il faut dès maintenant lutter pour que le socialisme que nous voulons construire ne soit dévoyé par aucune bureaucratie ; il faut mener cette lutte à la lumière d’un bilan précis du passé récent et du présent. Pour cela, il faut regrouper et éduquer l’avant-garde, discuter ensemble du socialisme que nous voulons et que le développement actuel des forces productives nous permet d’entrevoir, il faut y préparer dès maintenant les masses à travers leurs luttes quotidiennes. En un mot, il faut donc rallier dès maintenant et en pratique la cause de la révolution : c’est encore le meilleur moyen pour éviter d’en être dépossédé plus tard par un quelconque Thermidor.

Rouge
n° 105, mars 1971
www.danielbensaid.org

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