Vous avez voulu consacrer cette soirée à un hommage au militant révolutionnaire que fut Che Guevara, à la veille du trentième anniversaire de sa mort, au moment où paraissent une série de livres et de films qui relancent le débat sur sa personnalité et son rôle dans l’histoire des opprimés.
Pour les uns, il est l’image même du fanatique poussé par le désespoir, lancé dans une fuite en avant suicidaire, à la recherche de sa propre mort, qui aurait malheureusement entraîné dans son aventure personnelle des hommes et des femmes naïfs ou aveuglés.
Pour d’autre, il est une image religieuse immaculée, l’incarnation d’une perfection, avec demain peut-être l’édification d’un mausolée pour accueillir ses restes retrouvés et célébrer un culte si contraire à sa propre vision du monde et des hommes.
Nous, qui n’avons ni dieu, ni maître, ni idoles, ce qui nous intéresse dans la figure du Che, dans son passage météorique dans l’histoire contemporaine, c’est au contraire le caractère tout simplement humain du militant, avec ses forces et ses faiblesses, dont vie et les actes résument les grandes espérances et les grandes désillusions de ce siècle finissant.
Je partirai de l’intérêt que suscite toujours ce personnage, à la différence de tant d’autres qui furent célèbres, auprès de générations qui n’ont pas directement connu son combat. La vie du Che est une sorte de concentré, de résumé accéléré de l’expérience révolutionnaire du siècle. Avec lui, autour de lui, tout va très vite. Né en 1928, il meurt en 1967, à 39 ans. Sa vie politique active dure donc moins d’une quinzaine d’années. Elle est plus que remplie : en 1954, participation à la résistance guatémaltèque contre l’intervention impérialiste ; de 1956 à 1959 guérilla cubaine du débarquement du Granma à l’entrée victorieuse dans La Havane ; de 1959 à 1965 exercice de responsabilités gouvernementales et missions diplomatiques ; en 1966 participation à la lutte au Congo ; en 1967 lutte et mort en Bolivie… Quinze années extraordinairement actives : le Che a vécu en ces quinze ans en homme pressé, plus intensément que beaucoup qui eurent de plus longues vies.
Ce n’est pas seulement cette brièveté qui frappe, mais le parcours accéléré de son expérience dans le siècle. C’est d’abord, lors du voyage initiatique motorisé à travers l’Amérique latine, l’apprentissage de la réalité, de la domination impérialiste sur le continent, de la misère, de la pauvreté, de la dépendance culturelle qui en résulte. Il s’y forge une profonde conviction rebelle, anti-impérialiste, qui est le premier ressort de son engagement.
Ensuite, à travers l’expérience de la révolution cubaine, il constate qu’une lutte antidictatoriale, de libération nationale, à deux pas de la puissance impérialiste, ne saurait aller jusqu’au bout de ses objectifs en restant entravée par des accords avec des bourgeoisies nationales corrompues, dépendantes, fragiles. Il en conclut que la seule solution pour une indépendance réelle réside dans la lutte pour le socialisme. D’où la formule célèbre : « Ou révolution socialiste, ou caricature de révolution », qui retrouve, par un cheminement propre, les termes et le contenu de l’opposition entre « socialisme dans un seul pays » et révolution permanente. Si certains dans notre génération, qui en savaient déjà long, ont reconnu dans le Che un semblable, beaucoup ont redécouvert le trotskisme à partir du guevarisme.
Enfin, sa troisième grande expérience, comme ministre du gouvernement révolutionnaire, fut celle des rapports conflictuels avec « les pays frères » du « camp socialiste ». En négociant le soutien, la coopération économique et militaire, en discutant la politique internationale avec les dirigeants chinois et soviétiques, le Che est arrivé à une terrible conclusion qu’il eut le courage – il faut imaginer l’époque et le contexte pour en mesurer l’audace – d’exprimer publiquement dans un discours resté célèbre, prononcé à Alger en 1965, après un voyage en Union soviétique et en Chine. C’est un défi et un véritable réquisitoire contre l’absence d’internationalisme dans la politique des États dits socialistes. Il leur reproche d’abord d’appliquer aux pays les plus pauvres des conditions d’échange commercial qui sont celles du marché mondial dominé par l’impérialisme. Il leur reproche aussi, explicitement, de ne pas apporter l’aide inconditionnelle, militaire y compris, aux luttes de libération du Congo et du Vietnam en particulier.
Le discours d’Alger constitue un véritable acte d’accusation contre les manquements à la solidarité internationale de la part de ces pays dits socialistes. Ce n’est donc pas par hasard si, à son retour d’Alger, le Che n’est plus jamais apparu publiquement à Cuba. Il semble maintenant – d’après tous les documents et les témoignages disponibles – que les dirigeants soviétiques aient fait clairement savoir aux dirigeants cubains qu’il était désormais devenu indésirable, qu’il ne pouvait plus représenter la révolution cubaine à quelque titre que ce soit, et qu’il fallait donc l’éliminer ou lui trouver un autre emploi. C’est une des raisons – pas la seule sans doute – qui permet de comprendre ce que furent les dernières années de la vie du Che, sa présence au Congo en 1966 et son expédition bolivienne l’année suivante.
Ce parcours pressé dans la tragédie du siècle nous amène à une question très discutée aujourd’hui, y compris dans la gauche révolutionnaire, où l’on présente parfois l’action du Che comme une folie romantique et suicidaire, peut-être sympathique, mais étrangère à la réalité. Les choix et le comportement du Che, par-delà ses caractéristiques psychologiques personnelles (nous avons tous notre part d’ombre, nos traumatismes de la petite enfance, et nos pulsions bizarres), relèvent d’une conscience politique particulièrement aiguë de ce qui était en jeu, d’une compréhension terriblement lucide de ce qu’était la réalité de la situation internationale, marquée par le partenariat conflictuel des grandes puissances et par l’épreuve historique de la guerre du Vietnam lancée dans l’escalade. Ses décisions sont politiques. Elles traduisent un accord parfait, rare – y compris chez les révolutionnaires – entre la pensée et les actes. On peut dire de lui ce que l’on a dit aussi de Saint-Just : qu’il fut « un penseur d’actes ».
Ce qu’il a écrit dans ses derniers textes, en particulier dans son fameux message de 1967 à la Tricontinentale1, que beaucoup parmi vous ont au moins entendu citer, ce sont des choses simples, presque banales. Mais, pour nombre de gens qui se disaient révolutionnaires, qui se considéraient dépositaires de l’héritage révolutionnaire sans agir en conséquence, cela résonnait comme un impitoyable défi. Vous connaissez ces petites phrases.
« Le devoir de tour révolutionnaire, c’est de faire la révolution ». Évidemment. Bien sûr. Mais c’est une manière de dénoncer, dans le contexte, tous les prétendus révolutionnaires qui, non seulement ne cherchent pas à faire la révolution, qui gèrent des rentes de situation, mais qui torpillent les efforts des peuples pour se libérer.
« Révolution socialiste ou caricature de révolution » : on ne construit pas une société et une humanité nouvelles avec les mêmes mœurs, les mêmes méthodes, les mêmes rapports de pouvoir, la même conception du travail que dans le monde ancien. Il faut bouleverser profondément les rapports sociaux dans tous leurs aspects, y compris ceux de la vie quotidienne. Dans un texte qui fut très important pour nous, Le Socialisme et l’homme à Cuba, le Che critique jusqu’à la littérature et la philosophie officielles des pays socialistes, appelant au renouvellement de la pensée, à sortir des dogmes et à rompre avec la culture pesante d’une orthodoxie d’État.
Le poids de l’édifice bureaucratique était tel, si lourd à remuer, il y fallait une telle énergie, un tel effort, que la rupture bien sûr n’allait pas sans risques. Certains ont reproché au Che son volontarisme – autrement dit une volonté excessive qui décolle de la réalité – ou son gauchisme. Malheureusement, lui-même était parfaitement conscient, dans ses derniers combats, d’une situation contradictoire, d’une course contre la montre, presque désespérée, avec la barbarie. Dans son message à la Tricontinentale, il parle de « tragique solitude du peuple vietnamien » face à l’intervention américaine. Cette tragique solitude, c’est aussi sa propre solitude en Bolivie. C’est la sienne. Elle est le résultat, dit-il, « d’un moment illogique de l’histoire de l’humanité », illogique parce qu’à l’heure où des peuples se soulèvent et secouent le joug de l’oppression, ceux qui auraient dû se porter à leur côté sans marchander leur soutien font défaut et mettent même des bâtons dans les roues.
Finalement, la course pathétique du Che en Bolivie, dont le film de Dindo rend compte de façon poignante, qui apparaît comme une tentative insensée dans une région elle-même désolée et presque déserte, relève d’une implacable logique. Interdit de retour à Cuba après son discours d’Alger, il avait tenté au Congo d’ouvrir une nouvelle étape de la révolution africaine après l’indépendance et l’assassinat de Patrice Lumumba. L’échec fut cuisant. Le Che restait malgré tout profondément convaincu que, si elle demeurait isolée dans le monde, à portée des côtes américaines, la révolution cubaine ne pourrait que subir peu à peu les conditions et les diktats des pays frères, tomber sous leur férule bureaucratique. L’impératif, le devoir révolutionnaire – qu’il réussisse ou non – était dès lors de tout faire pour rompre le cercle, pour briser le siège, donc d’étendre la révolution en commençant par le plus proche, par ce continent qu’il connaissait pour l’avoir parcouru. Le projet était sans doute trop ambitieux, démesuré, mais il ne manquait pas de logique politique. Il ne s’agissait pas de prendre le pouvoir en Bolivie, mais de rassembler, de former quelques centaines de combattants d’au moins cinq pays pour faire de la Bolivie le point de départ d’une subversion continentale.
En lançant son mot d’ordre, « Créer deux, trois, de nombreux Vietnam », le Che ajoutait que beaucoup mourraient « victimes de leurs erreurs ». De ces erreurs, il en a lui-même commis, et non des moindres. Et celle d’abord de sous-estimer le sabotage dont il allait être victime de la part des dirigeants soviétiques et des dirigeants communistes officiels boliviens. D’après Benigno, après sa rencontre avec le secrétaire général du parti, Mario Monje, il a réuni le 1er janvier 1967 la poignée de Cubains engagés avec lui pour leur expliquer que les conditions n’étaient pas celles prévues, que ce serait très dur, qu’ils pouvaient par conséquent se sentir libre de se retirer sans honte, ce qu’aucun ne fit. Acculé dans une impasse politique et historique, sa lutte pouvait encore avoir un sens, celui d’un message, d’un héritage à transmettre, que nous avons en échange la responsabilité de recueillir et de transmettre à notre tour.
Comme toute figure humaine, celle du Che a ses contrastes, ses limites, ses défauts. Personne, ou presque, ne conteste certains traits marquants de sa personnalité : une justice intransigeante, une haine égalitaire des privilèges, un courage obstiné. Ces qualités ne vont pas sans dureté. Parce que le combat à mort contre un ennemi puissant et sans scrupule n’est pas un dîner de gala. Aussi parce que malade, il imposait aux autres une dureté qu’il s’imposait à lui-même. On peut toujours discuter des circonstances et des comportements.
En ce qui nous concerne, il importe surtout de noter, sans en réduire l’apport, les limites politiques de son expérience. Il s’est formé dans l’expérience bien particulière de la révolution cubaine, elle-même rapide : moins de trois ans entre le débarquement du Granma et l’entrée à La Havane, entre les premières escarmouches d’une poignée de naufragés rescapés et la victoire de l’armée rebelle. Souvent, la légende de la révolution cubaine, entretenue par ses propres acteurs, s’en tient à l’épopée simplifiée, laissant dans l’ombre les antécédents, l’existence d’un mouvement social agraire et urbain, le rôle des réseaux, la pluralité des protagonistes, comme si la révolution se réduisait à la marche triomphale de Fidel et des apôtres. Il n’empêche que les acteurs eux-mêmes ont pu se persuader de la véracité de leur propre légende au point d’accorder, sous la pression de l’urgence, une valeur démesurée à l’action exemplaire, à l’audace d’avant-garde. Marcher devant, montrer la voie, payer de sa personne permet de marcher au combat, d’enlever des positions invraisemblables, de galvaniser les énergies le temps d’une campagne. Mais la méthode a ses limites lorsqu’il s’agit de construire sur la durée, de transformer l’économie, de révolutionner la culture. Il y faut l’intelligence et l’énergie collective de la multitude organisée, l’assimilation d’une culture pluraliste et démocratique nécessaire à la résolution des contradictions. Il y faut de la patience et de la durée.
Le Che était le type même de l’homme pressé. Il a couru le monde avec le sentiment assez juste somme toute, que les grandes catastrophes du siècle étaient toujours sur ses talons. Et pourtant, le dévouement individuel, au travail ou au combat, la frugalité et l’ascétisme personnels face aux privilèges, ne sauraient remplacer des institutions, des règles, des expériences collectives, pour lesquelles le style militaire de la guérilla ne suffit plus.
Cette faiblesse est compréhensible. Les années soixante sont dominées dans le mouvement révolutionnaire latino-américain, par l’horizon de la guerre. La guerre du Vietnam, bien sûr, encastrée dans l’équilibre instable de la guerre froide (illustrée par la crise des fusées à Cuba). Et la guerre d’indépendance algérienne est toute récente. Dans la guerre, le partage entre alliés et ennemis s’accommode mal des nuances. Les rapports d’autorité et de commandement sont inévitables, qui apportent des réponses simples et rapides à des questions complexes. Mais cette efficacité de circonstance a ses limites. C’est dans sur ces limites que porterait aujourd’hui notre rapport critique au Che sans amoindrir le moins du monde ce que nous lui devons.
J’ai insisté longuement sur l’importance d’un tel personnage pour une génération – la mienne – qui compte déjà, hélas, quelques décennies de militantisme derrière elle. Il importe maintenant de revenir sur l’actualité de l’héritage, si nous voulons en faire quelque chose d’utile et de vivant, et non un triste objet de culte. Il faut comprendre pourquoi sa présence est encore si active en Amérique latine et dans le monde.
D’une part, parce qu’après d’autres grandes figures révolutionnaires latino-américaines comme le Cubain Mella ou le Péruvien Mariatégui, le Che a donné l’exemple d’un révolutionnaire non stalinien, résolument internationaliste et antibureaucratique. De ce point de vue, le mouvement zapatiste du Mexique perpétue quelque chose de cette tradition. Il y a quelque chose de l’esprit du Che dans l’invraisemblable audace manifestée dans le soulèvement du 1er janvier 1994, à San Cristobal de las Casas, au lendemain de la désintégration de l’URSS, de la guerre du Golfe, en pleine offensive libérale planétaire, à l’heure du traité de libre commerce avec les États-Unis. Lever dans ses conditions la bannière de la révolte apparaît à contre-courant des vents de l’époque, à rebrousse-poil du sens proclamé de l’histoire. C’est pourtant un acte de résistance à la fatalité et de défi à l’air du temps bien dans la manière du Che.
Si cette continuité est importante, bien d’autres expériences se sont accumulées depuis trente ans en Amérique latine, celles de l’Unité populaire et de la dictature au Chili, des coups d’États militaires en Uruguay et en Argentine, des guérillas colombiennes, des luttes en Amérique centrale, de la naissance d’un mouvement syndical et d’un parti ouvrier de masse au Brésil. Tout cela contribue à former une nouvelle culture politique, plus démocratique, plus pluraliste, plus attachée à l’autonomie des organisations sociales, syndicales, agraires. Le détournement opéré par l’ironie zapatiste, leur apologie d’un « héroïsme de vie », témoigne à sa manière de ces évolutions : « Nous ne voulons pas, écrit le sous-commandant Marcos, qu’on hérite de nous le culte de la mort. On veut laisser en héritage le culte de la lutte. Et, comme on dit ici, pour lutter il faut être en vie ; morts, on ne peut pas lutter. Vraiment une, bonne part de notre entraînement militaire visait à ne pas mourir : « le premier devoir d’un combattant, c’est de ne pas mourir », leur disions-nous. » Ce qui ne les a pas empêchés de risquer leur vie et de la risquer encore.
L’image du Che dans le monde reste avant tout celle d’un internationaliste en actes, opposant irréductible d’un monde livré aux pillages et aux misères de la mondialisation impériale. D’où son actualité et son rayonnement. Dans ce monde cynique et littéralement démoralisé, il prouve que l’accord entre morale et politique est possible, que la politique n’est pas forcément immorale et la morale forcément apolitique, que l’on peut tenir les deux bouts. Son prestige auprès de la jeunesse vient aussi de ce qu’il représente, un cas peut-être unique de révolutionnaire qui, ayant touché au pouvoir, a été capable de le quitter pour remettre ses forces au service d’une lutte qui ne peut s’achever dans un seul pays. S’il vous intéresse et vous attire encore aujourd’hui, c’est pour toutes ces raisons, et aussi parce que, mort à 39 ans, jeune encore, son image associe indissociablement la jeunesse et la révolution.
Juillet 1997