Le « réalisme de gauche », ça n’existe pas

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Sous prétexte de « porter froidement atteinte au légendaire de la gauche », Marc Crapez1 nous révèle que le clivage gauche-droite a une histoire politique, sociale, linguistique… Mais la gauche, c’est précisément le refus des étiquettes et des limites.

Gauche et droite structurent la topologie de l’Hémicycle. Partant de cette évidence, l’auteur s’adonne à de subtils jeux d’équilibre, de contrepoids et même de « petits pois », sans chercher à percer le mystère de ce théâtre d’ombres. Pour lui, la gauche est avant tout un phénomène idéologique défini par le « refus de l’histoire » ; la droite, par un « rapport privilégié à l’histoire ». L’homme de gauche considère l’« humanité in abstracto » et « rêve de forcer le cours des choses ». Corollaire 1 : il faut respecter le train du monde, car le volontarisme porte en lui le despotisme. Corollaire 2 : il faut respecter les traditions concrètes, les racines et les identités naturelles.

Depuis Edmund Burke, l’antienne n’a guère varié. Cette resucée tardive a une fonction très actuelle. En pleine crise de la droite, il s’agit de ringardiser l’opposition gauche-droite pour légitimer de nouvelles (pas si nouvelles) polarités politiques, des alliances transversales. Il s’agit surtout de substituer au référent social de la lutte politique un référent national autorisant tous les concubinages entre la gauche républicaine et les républicains de l’autre rive.

« À quoi pourrait donc bien tenir au juste le clivage gauche-droite ? » La question vient à la page 210. Réponse : à exercer un chantage idéologique sur une « droite dominée ». Car le clivage gauche-droite profiterait toujours à la gauche. Pour rompre le charme, il faudrait donc réactiver la référence nationale contre le cosmopolitisme, substituer au front de classe l’union sacrée autour de l’héritage. Depuis le début du siècle, par-delà ses approximations, ses compositions et ses décompositions, l’opposition gauche-droite est tenace. C’est qu’elle renvoie, de manière déformée, à une polarité sociale constitutive de la scène politique. Il faut bien appeler cela par son nom : la lutte des classes. Très marqué par les tendances récentes de la politologie, Marc Crapez ne perçoit le social que comme un bruit de fond. Ainsi, la gauche et ses métamorphoses ne sont jamais rapportées aux grands affrontements du siècle. Pour lui, le contenu social associé à la gauche traduit seulement « l’emprise croissante de la sociologie électorale ».

Avec un peu de curiosité et d’ouverture intellectuelle, l’auteur aurait pu s’intéresser au débat qui a traversé la gauche italienne autour de la publication du livre Droite et gauche (1994), dans lequel Norberto Bobbio définit la gauche par sa fidélité au « paradigme de l’égalité ». On peut objecter, à juste titre, qu’un tel critère est bien précaire, s’il reste de l’ordre de la proclamation axiologique détachée de l’opposition entre exploiteurs et exploités. Le front de classe n’est, certes pas, la seule ligne de partage. Entre les différentes appartenances (de génération, de sexe, de culture, de profession), de multiples combinaisons sont possibles. Mais la question reste bien de savoir si le conflit social fournit un fil conducteur et un principe structurant de ces diverses contradictions.

Un montage de citations ne fait pas une pensée. À peine une idée. On s’épargnerait beaucoup de temps et d’ennui en préférant à la fastidieuse lecture de Marc Crapez le bref article de Dionys Mascolo, « Sur le sens et l’usage du mot gauche » (de 1955, republié par la revue Lignes, mai 1998). On y trouve ceci : « Est de gauche tout refus, même partiel, de ce qui est […]. Tout acte de gauche a ce sens : il est le refus d’une limite établie. Toute réflexion de gauche a ce sens : le dégoût des limites, théoriques ou pratiques. Toute exigence de gauche est l’exigence, même insensée, de dépasser une limite reconnue comme limite. » On y trouve aussi ceci : « L’inégalité est trop grande, de ce qui est au refus de s’y opposer. C’est aussi pourquoi la gauche ne peut être qu’inconséquente. » Et, enfin, ceci : « Le mot de gauche a un contenu certain. Mais ce contenu signifie d’abord non révolutionnaire […]. S’il arrive que l’homme de gauche s’entende avec le révolutionnaire, c’est donc toujours à la faveur d’un malentendu. »
Voilà qui donne au moins matière à penser.

Marianne, 30 novembre- 6 décembre 1998

Documents joints

  1. Marx Crapez, chercheur en science politique, auteur, entre autres, de Naissance de la gauche et d’un article « De quand date le clivage gauche/droite en France ? » paru dans la Revue française de science politique.

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