L’erreur et la nécessité

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Lorsqu’on réunit, pour un face-à-face sur la Révolution, Pierre Chaunu, historien libéral, et Daniel Bensaïd, philosophe trotskiste, tous deux auteurs d’un livre sur le sujet1, il n’y a pas besoin d’animer le débat : très vite, il s’anime tout seul… Il faut dire qu’il est difficile d’imaginer deux points de vue plus dissemblables sur un même événement. Pour l’un, la Révolution française est une bêtise provoquée par une accumulation d’erreurs ; pour l’autre, elle était une nécessité imposée par l’évolution de la logique sociale.

Un seul point de convergence entre les deux débatteurs : un même – et on n’ose pas dire « souverain » – mépris pour les festivités du Bicentenaire même si, là encore, c’est pour des raisons diamétralement opposées.

Pour Pierre Chaunu, la Révolution est à la fois inutile, nuisible et sanglante. Inutile parce que la société française du XVIIIe siècle était dynamique et innovatrice et que, pour effectuer sa modernisation, l’évolution en douceur eût été bien plus efficace que la Révolution brutale.

Nuisible parce qu’en ruinant l’économie d’un pays riche et en cassant son élan démographique, la Révolution de 1789 a déclassé la France par rapport à ses partenaires et lui a fait rater le tournant de la vraie révolution : la révolution industrielle.

Quant au caractère sanglant de la Révolution, Pierre Chaunu ne fait que rappeler les innombrables exécutions sommaires décapitations, massacres de septembre et autres noyades de Mantes – sans oublier ce fameux ordre donné par le comité de salut public aux généraux de massacrer systématiquement toute la population de la Vendée… alors qu’elle était déjà écrasée militairement.

Tout autre est le point de vue de Daniel Bensaïd, qui prête sa plume à la Révolution elle-même. Et la Vieille Dame bicentenaire de défendre son héritage calomnié par une nouvelle génération d’historiens et capté frauduleusement par les thermidoriens hypocrites qui nous gouvernent.

Pour Bensaïd, non seulement la Révolution a été utile, mais elle est toujours à l’ordre du jour car elle n’a pas pu être menée à son terme et, en fin de compte, ce sont ses adversaires qui l’ont – provisoirement – emporté.

Utile, la Révolution l’a été bien sûr en ceci qu’elle nous a apporté la démocratie, la République et la reconnaissance des Droits de l’homme – ou du moins de ses droits politiques. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que nombre de droits concrets n’ont été conquis que par la suite, peu à peu, et dans les luttes : abolition de l’esclavage, suffrage universel, droits syndicaux, amélioration de la condition féminine, etc.

En réalité, nous dit Daniel Bensaïd à la suite de Trotski, la Révolution ne peut être que permanente : pour protéger ses conquêtes, renforcer les acquis de la démocratie, faire face au problème des inégalités croissantes avec le tiers-monde, etc., il faut une attitude offensive et, le moment venu, des « transformations rigoureuses et radicales » ; pour tout dire : révolutionnaires…

Bruno Tellenne
 
 

La révolution : bêtise humaine ou logique sociale ?

Un débat entre Pierre Chaunu et Daniel Bensaïd

Le Quotidien : Qu’est-ce que chacun d’entre vous a pensé du livre de l’autre ?

Pierre Chaunu : Nous avons au moins un point commun : notre irritation devant ce qui se passe à l’heure actuelle, même si nos raisons sont peut-être diamétralement opposées. Nos conceptions de la fin du XVIIIe sont divergentes et de plus, nous n’envisageons pas le déroulement de l’Histoire de la même manière. Je ne sais pas si M. Bensaïd est un décentralisateur, mais moi j’en suis plutôt un. Je pense que lorsqu’une société comprend beaucoup de têtes, il importe que toutes fonctionnent. La tradition hypercentralisatrice qui a pris ses racines dans l’Ancien Régime s’est malheureusement accentuée pendant la Révolution. Elle a ensuite abouti au Consulat et à l’Empire, puis finalement à notre système très centralisé. Et peut-être que sur ce point, notre divergence ne sera pas totale…

Daniel Bensaïd : On part d’un point d’accord. Nous sortons tous deux du consensus dominant, un peu anesthésiant, mais par des portes opposées.

Notre divergence tient sans doute à des points d’analyse historique, mais sûrement autant à la perception que nous avons de l’Histoire elle-même.

Par ailleurs, il y a certes une œuvre centralisatrice de la Révolution, mais elle n’est pas une réelle innovation et là nous touchons de près à la position un peu particulière qui est la mienne et qui est liée au va-et-vient entre l’Histoire et le terrain de l’interprétation. Or qu’est-ce qui est imputable à la Révolution ? La centralisation est-elle son œuvre à proprement parler ? Fait-elle corps avec la Révolution ? Ou est-ce déjà là la conception de l’État qui se met en place ?

Pierre Chaunu : Mon irritation vient de cette espèce de mensonge que représente la commémoration telle qu’elle est faite et, j’ajouterai, la Révolution telle qu’elle est enseignée. J’ai l’impression que les instances supérieures de l’État me posent la question suivante : êtes-vous pour le progrès, les droits de l’homme et, pourquoi pas ?, le caoutchouc et la pénicilline ? Je suis pour, donc on me dit que je suis pour la Révolution. Eh bien, non !

Je trouve que le processus que la France a suivi n’est ni rapide, ni efficace. La société française au XVIIIe siècle était une société plastique, en pleine évolution et dans beaucoup de secteurs, la Révolution se faisait efficacement et sans fracas.

Je peux citer l’exemple suivant : 80 % des officiers de l’armée française sont roturiers et 20 % sont nobles ; en Prusse, en revanche, 95 % des officiers sont nobles et 5 % sont roturiers ; quant à l’armée anglaise elle compte la même proportion de soldats nobles et roturiers que la France. Le processus de modernisation de l’armée s’est produit tout simplement par la trigonométrie !

Voilà une belle forme de progrès, mais toute la société française ne fonctionne pas au même rythme. Il y a un certain nombre de blocages dont les racines remontent à la fin du XVIe et au XVIIe siècle, lorsque l’État français a mis en place une administration tellement performante qu’elle a bloqué les institutions traditionnelles de concertation qui permirent à d’autres pays d’Europe d’avoir une évolution moins chaotique.

Le regard le plus intelligent et le plus lucide qui ait jamais été porté sur la Révolution est celui d’Edmund Burke, homme dit de gauche à l’époque, leader du parti wigh, qui dès la fin de 1789 et le début de 1790 a dit aux Français qu’ils allaient tout droit vers une fin sanglante et une dictature militaire. Une analyse qui faisait preuve d’un sacré coup de génie !

Le progrès ne s’arrache pas, il se construit. Il vaut donc mieux que les actions un peu dures soient ponctuelles plutôt que concentrées, et c’est pourquoi je trouve le processus anglais plus heureux et plus efficace.

Je suis un « anglomane » en ce sens où j’estime que les Anglais ont bien géré leurs affaires, pas toujours en douceur d’ailleurs, mais toujours en souplesse. C’est ce qu’ils appellent la Glorious Revolution de 1688, référence des libéraux au XVIIIe siècle.

Je suis l’un des fondateurs de l’Histoire quantitative en France, et les chiffres que je fournis dans mon livre sont incontestables. Or il est clair, à leur vue, que le processus anglais, celui de la méritocratie et du progrès, a permis à l’Angleterre de réussir sa révolution industrielle alors que nous, nous l’avons loupée.

Je ne suis pas un nostalgique de la monarchie absolue de droit divin, État de droit complètement inefficace ; je suis partisan du Parlement à l’anglaise, qui fonctionne beaucoup mieux. Pour preuve, les impôts ont triplé en Angleterre au XVIIIe siècle, tandis qu’en France ils stagnaient. Jamais le pouvoir d’État n’a été aussi faible qu’à la fin du XVIIIe.

Quant aux paroles de « la Marseillaise », je les trouve profondément choquantes, car en 1792, c’est le gouvernement français qui est un agresseur !

Bref, ces années de Révolution font payer très cher une évolution que l’on eût pu réaliser à meilleur coup. Ce qui était programmé dans la société française à la fin du XVIIIe siècle, c’était la monarchie selon la charte : on aurait ainsi fait l’économie de deux millions de morts… Il aurait bien évidemment fallu pour cela que Louis XVI fût plus intelligent et que la thèse des nobles libéraux pût l’emporter. Mais il y a une véritable hypocrisie à dire, avec une sorte de nationalisme ridicule, que du moment que c’est la France qui a choisi ce chemin-là, c’est évidemment le meilleur. Certains disent de la Révolution qu’elle est l’ange ; d’autres en revanche qu’elle est le diable ; pour reprendre un peu Pascal, je dirai : « Ni ange, ni diable, mais bête. » Ce tourbillon selon moi est un peu l’effet de la bêtise. J’ai passé trente ans de ma vie à mettre un peu d’ordre dans tout ça, mais je m’aperçois parfois que ce n’est pas la raison qui l’emporte. Pour ma part, à l’instar de Churchill et de Burke, je préfère le compromis, élément fondamental de la vie en société.

Daniel Bensaïd : Ce qui m’étonne dans votre propos, c’est votre insistance sur le rôle de la bêtise dans le processus historique qui aboutit à la Révolution. Peut-être votre analyse s’explique-t-elle par une grande déception que vous auriez conçue de la raison, d’une approche rationnelle et politique de l’histoire. Votre position est, finalement, proche de celle de François Furet, à ceci près que vous considérez non pas 1793 mais l’ensemble du processus de modernisation, comme un dérapage.

Pierre Chaunu : Il y a une telle accumulation d’erreurs dans les dernières années – dont la loi électorale de 1788 qui ignore complètement les réalités – que l’on ne peut plus parler d’une société moderne, mais de quelque chose de très archaïque…

Daniel Bensaïd : Une société crée pourtant son personnel politique.

Pierre Chaunu : Le drame est d’avoir laissé tomber des institutions qui fonctionnaient partout en Europe. Même si la monarchie autrichienne est sévèrement critiquée, le roi y est néanmoins obligé de se faire accepter par tous. En Angleterre, la Chambre des communes et la Chambre des Lords coexistent, mais au fil du temps la Chambre Haute tombe en obsolescence. Deux situations beaucoup plus harmonieuses, selon moi, qu’un changement radical.

Daniel Bensaïd : Ce qui m’étonne le plus, c’est votre méthode. Vous dites qu’il y a un processus de modernisation, ce qui est normal dans une société qui évolue. Je ne crois pas que les révolutions puissent se faire dans des situations de blocage absolu, au contraire. Mais vous opposez une bonne révolution, une bonne modernisation gérée par des compromis, à tout ce qui fait rupture dans l’Histoire et qui est donc imputable à des erreurs, des imprévoyances, des esprits bornés qui viennent bloquer les réformes. Vous ne faites ainsi que différer le problème : pourquoi une société arrivée à tel stade de développement a-t-elle produit des institutions ou des individus en position de décision telle que ses processus de réformes soient bloqués ? La question des révolutions n’est pas, selon moi, liée à une intentionnalité, à un désir de révolution. Il y a un constat historique, une explosion qui se produit de façon récurrente. Vous parliez du compromis d’évolution dans le cas britannique qui vous est cher. Mais il s’agit là d’un compromis post-révolutionnaire. La « glorieuse Révolution » de 1688 n’est pas complètement dissociable de l’explosion cromwellienne, donc d’une Révolution qui, elle aussi, a eu ses violences.

Pierre Chaunu : Dans mon livre, je consacre plus de deux cents pages à l’étude de ces blocages, je ne considère donc pas du tout que c’était parfait. Et puis, je proteste contre cette commémoration à l’eau de rose qui consiste à nous faire célébrer un seul moment de l’Histoire : 1789, comme s’il n’y avait pas eu 1793. Je suis suffisamment historien pour savoir qu’il y a, certes, le modèle de Révolution française, mais aussi celui, plus calme, de l’Angleterre. Peut-être existe-t-il pire que le processus français mais je trouve pour ma part que sur le plan de la durée, il ne se situe pas parmi les plus harmonieux et les plus efficaces.

Daniel Bensaïd : Il y a là désaccord entre nous à plusieurs niveaux. Sur la commémoration : je pense qu’il y a dans l’Histoire des événements fondateurs qui charrient, et c’est là le danger, de la fondation, mais aussi beaucoup de mythes. La Révolution, en l’occurrence, s’est recouverte du mythe républicain confisqué par un État qui, dans son discours, ramène le débat à son degré zéro. Ce qui me gêne, c’est cette absence de débat d’idées sur la Révolution et sur toutes ses facettes.

Quand vous dites qu’il y avait des révolutions moins coûteuses, peut-être, mais il s’agit là d’une hypothèse posée à partir d’une vision normative de l’Histoire. Vous semblez toujours vous demander ce que serait un bon progrès, or l’Histoire par définition est aléatoire. On ne peut pas développer une téléologie du progrès. L’Histoire est un mécanisme complexe, non linéaire. Par exemple, quel peut donc bien être le rapport entre le retard de l’évolution prussienne et les résurgences autoritaires de l’hitlérisme du XXe siècle ?

Pierre Chaunu : Le lien avec le système prussien n’est pas du tout évident…

Daniel Bensaïd : Je ne dis pas qu’il s’agit d’un lien mécanique mais plutôt que la société a évolué d’une certaine façon et à un certain rythme qui ne peut pas être complètement étranger à ces rebondissements. C’est pour ça que si l’on prend le problème historique de la Révolution, il est très difficile d’avoir une vue normative et de lui imputer les déformations qui suivent. Ce qui me stupéfie en règle générale dans votre raisonnement, c’est qu’il aboutit à ramener à une accumulation d’erreurs, de bévues, d’aveuglements individuels, le fait que tous les trente, quarante ans, il y ait des explosions révolutionnaires, en dehors de toute intentionnalité. S’il s’avère que, sur deux siècles, toute une série de blocages sont bousculés par une série de révolutions, peut-on s’en tenir à constater ces faits sans se demander si ces blocages et les émeutes qu’ils provoquent ne sont pas révélateurs d’une certaine logique sociale ? Je ne vois pas pourquoi on ferait de la Révolution une hypothèse de la marche de l’Histoire à laquelle on opposerait une histoire idyllique qui se ferait par simple bonne volonté.

Pierre Chaunu : Il ne faut quand même pas tout mélanger. La Révolution française est un fait majeur, un bouleversement extrêmement important qui aboutit à des changements considérables, la Révolution russe de 1917 est également importante, la Révolution de 1848 aussi, en ce qu’elle marque la fin du servage en Europe centrale… mais le passage de Charles X à Louis-Philippe ou de Guizot à Napoléon III ne sont pas des bouleversements particulièrement fantastiques. Ce sont des ajustements et considérez que la Glorious Revolution l’est également dans une certaine mesure. Je vous accorde que la Révolution anglaise de 1640 est une Révolution considérable, dont les motifs sont fondamentalement religieux. Mais c’est autre, chose. Il y a en Europe des pays qui ont basculé dans la réforme protestante après un certain nombre de modifications qui se sont passées en amont. Il est possible donc qu’elles aient conduit ces États à des révolutions douces. Je sais bien que le cours de l’Histoire ne peut pas éviter les secousses, mais je suis révolté par cette autosatisfaction et par ce consensus mou autour de la Révolution française. Je trouve que cette période n’est pas un modèle de réussite, tant sur le plan de la transformation de la société que de l’avancement de la culture écrite. D’autre part, dans votre livre, vous passez certains actes par pertes et profits, mais la Vendée, les Tribunaux révolutionnaires, ce gouvernement qui, en 1794, donne l’ordre de fusiller tout un peuple. Tout cela est ignoble ! Il y a toute une série d’erreurs et une série de crimes : la famine de 1789, les deux millions de morts…

Daniel Bensaïd : Il est difficile de discuter avec vous, parce que vous imputez ces événements soit à des idées abstraites, soit à des comportements individuels, alors que ce passage de la société d’ordre à la Révolution répond nécessairement à une situation de blocage dans la logique sociale. Il n’y a rien, dans votre vision de l’Histoire, entre les comportements individuels et les séries statistiques longues. Je ne veux pas réduire l’Histoire à la seule lutte des classes, je crois que le symbolique et l’idéologie jouent à plein, que l’individu dans des moments critiques comme la Révolution française a un rôle certain, mais en revanche, je ne pense pas que l’on puisse l’expliquer par une simple accumulation d’erreurs et de bévues.

On pourrait se demander s’il est aujourd’hui souhaitable d’évoluer en Chine ou en Pologne par le biais du compromis… Après une répression comme celle de la place Tian An Men, vous allez dire qu’il y a des incompétences et qu’il faut rechercher un compromis et au prochain sit-in sur cette place, la répression sera plus violente !

Pierre Chaunu : Vous venez de citer là un magnifique exemple de désinformation. Ce qui s’est passé en Chine est horrible, et nous avons eu l’énorme chance de le voir à la télévision. Mais combien de morts et quelle souffrance ont fait cette fameuse Révolution culturelle…

Daniel Bensaïd : Des millions…

Pierre Chaunu : Oui, et dans des conditions atroces et pourtant, il y avait à cette époque un certain nombre de gens que l’on appelait des maoïstes, et qui maintenant nous donnent des leçons ! Alors, si vous me demandez mon sentiment à l’égard des événements de Chine, je ne souhaite pas un mouvement contre-révolutionnaire, car je ne veux pas rajouter une révolution à une autre. Pour revenir à la Révolution, plutôt que ce douteux Bicentenaire, j’aimerais bien que l’on fasse intervenir de nouvelles références, comme le 22 novembre 1675, par exemple, date à laquelle la vitesse de la lumière a été calculée à Paris…

Daniel Bensaïd : J’ai beaucoup de respect pour votre idée de donner toute sa place à l’évolution du patrimoine culturel, aux découvertes scientifiques… Mais il n’est ni de votre pouvoir, ni du mien d’inventer les grandes représentations symboliques. Il y a des événements politiques majeurs qui font partie de la mémoire collective et qui ne sont ni décidés arbitrairement, ni artificiellement entretenus. Vous disiez précédemment que je passais par pertes et profits la question de la Vendée ; pas du tout. Je ne suis pas d’accord avec cette explication débile des « circonstances », je crois que dans le mécanisme de la Terreur – au-delà des deux cent mille morts de la guerre – on peut effectivement imaginer que régnait un contexte de peur et d’escalade de la violence. Mais là, en revanche où mon attention se porte plus particulièrement, c’est à la mécanique des procès et procédures politiques, ainsi qu’à une certaine figure du droit qui, par analogie, ont quelque chose en commun avec les procès staliniens.

Pierre Chaunu : François Furet l’a du reste bien montré.

Daniel Bensaïd : Mais je ne suis pas d’accord non plus avec la façon dont on érige aujourd’hui la Vendée en symbole. Le soulèvement populaire religieux a son enveloppe sociale qui, avec le recul de l’Histoire, pose un vrai problème. Mais la répression d’État, elle, n’est plus selon moi la guerre civile.

Pierre Chaunu : Attention, Carnot a tout de même contresigné l’ordre de tuer des femmes et des enfants !

Daniel Bensaïd : Ce qui me paraît significatif, c’est que l’État n’a jamais le droit de jouer avec ses lois. La répression décidée après la défaite de la Vendée est absolument concomitante à la mise au pas du mouvement populaire parisien. Il s’agit donc bien d’une raison d’État qui se place au-dessus des lois.

Le Quotidien : Revenons, si vous le voulez bien, aux révolutions en général et aux logiques sociales qui les motivent selon vous M. Bensaïd.

Daniel Bensaïd : Parlons-en ! Quels sont les gains du marché, de la concurrence et des crises récurrentes… en termes de famine par exemple ? Les luttes sociales n’ont pas été inventées par Jaurès, Marx, ou par quiconque d’autre !

Pierre Chaunu : Depuis Marx et Jaurès, l’histoire économique a avancé. On peut répondre sur tous ces problèmes, dont on connaît aujourd’hui les chiffres. Le coût du processus libéral tel qu’il s’est déroulé à l’Ouest est bien moins élevé que le coût à l’Est !

Daniel Bensaïd : Votre analyse comparative ne marche pas, car vous ne pouvez ni quantifier l’événement, ni l’historique. Vous ne pouvez pas non plus affirmer que le bienfait des sociétés libérales est comparable aux moments très ponctuels des révolutions, ni assener que le libéralisme et le marché sont moins coûteux.

Pierre Chaunu : J’assène et j’affirme, car il existe un certain nombre d’ouvrages dans lesquels ces choses existent et sont quantifiées. Vous êtes un homme engagé politiquement, mais moi aussi, je suis un libéral conservateur et, par conséquent, je soutiens dans toute la mesure du possible les politiques qui, dans le monde et dans mon propre pays, aboutissent à des compromis et à des transitions douces, que je crois meilleurs. Vous soutenez quant à vous par votre action politique des processus plus rudes, tourbillonnaires, dont vous pensez, et selon moi à tort, qu’ils sont nécessaires et préférables. Nos deux choix sont donc tout bonnement différents et nous ne voyons pas le bien de la même manière.

Daniel Bensaïd : Les explosions révolutionnaires qui se produisent de temps à autre ne peuvent être expliquées comme vous le faites par une série de bévues du pouvoir en place, ou de hasards malencontreux.

Les gens ne font pas la révolution par goût, mais par nécessité. Il y a dans nos sociétés des phénomènes récurrents de blocage qui surviennent à intervalles irréguliers, et dans ces moments-là, lorsque les institutions se bloquent ainsi, il n’y a plus qu’une façon d’en sortir : la révolution… C’est ce qui s’est passé en 89, et ce n’était ni la première, ni la dernière fois…

Propos recueillis par Bruno Tellene et Olivia Roland

Le Quotidien de Paris, n° 3000, jeudi 13 juillet 1989

Documents joints

  1. Pierre Chaunu, Le Grand Déclassement, Robert Laffont. Daniel Bensaïd, Moi, la Révolution, Gallimard.

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