Lors de la conférence qu’il a donnée à l’Uqam, le 14 octobre dernier 2003, à l’occasion du
XXe anniversaire du Centre justice et foi1, le philosophe français Daniel Bensaïd a mis l’accent sur la nécessité de réinvestir les médiations du politique pour contester l’horizon indépassable du capitalisme. La transcription de cette conférence a conservé la forme spontanée de l’oral.
La société actuelle est confrontée à des défis dramatiques. Nous sommes, en effet, entrés de plain-pied dans un état de guerre illimitée, décrété par George W. Bush dans son discours du 20 septembre 2001, se traduisant par une reprise des guerres impériales et de la recolonisation du monde – le mot n’est pas trop fort. Cet état d’exception permanente renforce la seconde vague de l’offensive libérale à l’échelle mondiale, après celle des années 1980, qui monte à l’assaut des services publics, de la protection sociale, des retraites, de la santé, etc., et vise à démanteler ce qui avait survécu de l’État keynésien. Dans ce contexte de crise, le débat sur les défis de la gauche est certainement une question cruciale, voire vitale pour l’avenir.
Problèmes d’identité
L’origine de la notion de « gauche » rappelle son caractère équivoque. Elle référait à un espace parlementaire relatif par rapport à une droite et à un centre, plutôt qu’à un programme précis. La gauche s’est chargée de contenus à travers et par l’histoire : elle n’est pas la même chose, pour prendre des exemples européens, à l’époque de la Commune, de l’affaire Dreyfus, du Front populaire, de la résistance, etc. Depuis 1945, la gauche – du moins en Europe – était identifiée à une certaine gestion sociale de l’État et à certains pactes de compromis social entre classes antagonistes, pacte qui avait été conclu non pas par bienveillance, mais sous le coup de la grande peur de la Deuxième Guerre mondiale et de l’Union soviétique. Or, tous les piliers de ce consensus ont été pratiquement attaqués de manière frontale, dès la fin des années 1980 : pactes sociaux avec le principe Thatcher en Angleterre, pactes populistes dans la plupart des États issus de la décolonisation de l’Afrique ou dans les pays arabes, et pactes bureaucratiques dans les pays de l’Est.
Cette identification de la gauche à une certaine politique sociale est brouillée aujourd’hui au point que des forces très significatives de cette gauche éprouvent le besoin de se rebaptiser : c’est l’idéologie de la « troisième voie » mise en musique, en Angleterre, par Antony Giddens et en pratique par Tony Blair ; qui correspond à la thématique du nouveau centre (Neue Mitte), en Allemagne.
La distinction, même relative, entre la gauche et la droite s’est considérablement estompée. Il est symptomatique, par exemple, que l’actuel ministre français de l’Éducation, Luc Ferry, aurait pu être indifféremment ministre d’un gouvernement Jospin, si la gauche avait remporté la victoire aux dernières élections. Un exemple parmi d’autres de transfert de candidats, comme sur le marché des joueurs de football.
Ce brouillage d’identité est symptomatique de quelque chose de beaucoup plus grave, pressenti par Hannah Arendt qui s’inquiétait que la politique ne finisse par disparaître complètement du monde, laminée entre, d’un côté, des automatismes marchands et, de l’autre, une escalade de discours moralisateurs, sans qu’il y ait entre les deux de place pour la pluralité, l’action et la volonté politiques.
Cette crise de la politique, des institutions démocratiques se traduit par le fait de relativiser le conflit, au profit du consensus, et de repenser le projet – en tant que relation à l’avenir – au profit de la simple gestion immédiate et d’une rhétorique des « valeurs » réduites la plupart du temps aux valeurs traditionnelles de la droite, l’égalité étant battue en brèche au nom de l’équité, la solidarité au nom de la concurrence, etc.
Les raisons de la crise
Parmi les raisons de cette crise d’identité programmatique, il y a d’abord la question, débattue aujourd’hui par de nombreux économistes, de l’épuisement du cycle de croissance. Non pas la crise conjoncturelle de la fameuse croissance dite des « Trente glorieuses », mais le fait que, malgré les attaques sociales des années 1980 et le rétablissement de la rentabilité des entreprises, la relance économique ne s’est pas produite, les taux de croissance s’élevant à peine au-dessus de 1 %, le chômage et la précarité ne reculant pas de manière significative y compris dans les séquences de reprise économique. Cette décroissance ne serait pas un moment de crise faisant exception par rapport à des années de développement impétueux. Au contraire, c’est probablement cette croissance qui aurait été exceptionnelle, pour des raisons tant politiques qu’économiques, liées à la reconstruction et à la réorganisation planétaire des rapports de force au lendemain de la Seconde Guerre et du partage du monde qui s’y opérait. Ce qui reprendrait le dessus actuellement serait dû au rendement décroissant du capital. Si cette hypothèse est juste, elle pose la question des capacités de financer, à l’avenir, des compromis sociaux et des mécanismes d’État-providence du type de ceux que l’on déconstruit méthodiquement en ce moment.
La deuxième raison est celle de la mutation de l’organisation du travail et des classes sociales. Cela ne signifie pas que la lutte des classes ou l’antagonisme capital-travail ait disparu, mais que des métamorphoses sociologiques importantes ont entraîné l’affaissement des bases sociales traditionnelles de la gauche, qu’elles soient en majorité social-démocrates en Europe du Nord ou communistes dans les pays d’Europe du Sud jusqu’au début des années 1980. De fait, un flottement se traduit par la tentative des partis sociaux-démocrates de se présenter comme partis des classes moyennes.
Enfin, une troisième raison est à chercher dans le démantèlement des pactes et des mécanismes de l’État social qui enlève à ces partis de gauche une partie importante de leurs bases sociales : une certaine idée de l’intérêt commun, du service public, de la mission de l’État, etc., selon la vision d’un État redistributif. Ce qui fait qu’on discute, devant les dégâts de la crise actuelle, des propositions comme celles de Joseph Stiglitz et de George Soros, selon lesquelles il faudrait remettre un peu d’ordre et de régulation dans la jungle marchande. Certains vont jusqu’à évoquer la perspective d’un nouveau keynésianisme.
Il y a de quoi rester sceptique. La relance des politiques keynésiennes, en effet, supposerait d’abord une relance vigoureuse de l’accroissement des richesses pour permettre un nouveau partage. Ensuite, il faudrait que les partis sociaux-démocrates fassent une politique diamétralement opposée à ce qu’ils ont fait depuis le début des années 1980, c’est-à-dire revenir sur les privatisations, relancer un service public, redistribuer du pouvoir d’achat, ressaisir le contrôle politique sur les banques centrales, faire une grande réforme fiscale. C’est beaucoup leur demander, d’autant plus que s’est développée dans ces partis, à travers le jeu des privatisations, une véritable osmose entre les élites de l’entreprise privée et les anciennes élites de l’appareil d’État.
Lueurs d’espérance
Il existe un contraste frappant entre les sinistres années 1980 et ce qui se passe depuis le milieu des années 1990. Nous assistons à une remobilisation sociale, à une remontée spectaculaire des résistances, surtout si l’on songe qu’à peine cinq ans se sont écoulés entre Seattle et les forums sociaux de Porto Alegre et de Mumbai.
Par ailleurs, l’euphorie du discours néolibéral du début des années 1990 (Bush père annonçant une ère de prospérité, de paix) a perdu de sa crédibilité. Les faillites d’Enron ou de l’Argentine, pays bon élève du FMI, de même que l’impasse d’une bonne partie du dispositif international y sont pour beaucoup.
De la remobilisation sociale a surgi un thème : « Le monde n’est pas une marchandise » ; « Le monde n’est pas à vendre » ; « Un autre monde est possible », révélant le refus d’un monde régi par une loi de la valeur, c’est-à-dire le refus que le temps de travail social soit l’étalon de tout échange, de toute richesse entre la société et la nature, comme entre les êtres humains eux-mêmes. Cet étalon-là est devenu de plus en plus irrationnel, « misérable », comme disait déjà Marx en 1857. Si la productivité du travail aboutit non pas à libérer du temps pour la culture ou pour la participation civique et citoyenne, mais à multiplier les formes d’exclusion, de chômage, de précarité, c’est à l’évidence que le monde marche à l’envers. La privatisation généralisée du monde vide l’espace public de la démocratie de tout enjeu. Le délabrement de la politique est étroitement lié à la logique marchande, l’un et l’autre profilent les périls qu’affrontent nos sociétés.
Cette critique de la marchandisation s’exprime avec force et conviction dans le refus de confier l’avenir de l’humanité aux noces barbares du marché et de la technique de Monsanto, de Novartis, etc.
La formule « Un autre monde est possible » est à la fois heureuse et malheureuse, parce qu’un autre monde est surtout nécessaire, et de manière urgente. C’est à nous qu’il revient de le rendre possible, de lui donner un contenu. Je ne parle pas d’une nouvelle utopie livrée clés en main, une architecture de la cité heureuse, mais de pistes où s’engager et d’une logique alternative – de solidarité, du service public, du bien commun – dans laquelle les éléments marchands sont subordonnés à la démocratie politique.
Questions en suspens
En revanche, les questions qui créent le plus de doute, même chez ceux et celles qui luttent, concernent les forces et les acteurs de ce combat. Et, notamment, le fait qu’il y a un décalage entre la remobilisation sociale et la lenteur avec laquelle bouge le paysage politique, sous l’angle des partis, des rapports de forces politiques et électoraux. Cela ne veut pas dire que les mouvements sociaux ne produisent pas de politique. Les revendications d’égalité entre les sexes, la revendication de la citoyenneté fondée sur le droit du sol par le mouvement des sans-papiers sont des revendications politiques ; de même, faire du droit à l’emploi un droit constitutionnel, c’est faire de la politique. Il n’en demeure pas moins que le décalage entre l’évolution des rapports de forces sociaux et leur non-traduction sur le plan politique est une faiblesse : le fait que les luttes aboutissent – et cela à répétition – à voter pour des partis dont on sait pertinemment qu’ils vont faire le contraire de ce qui était prévu ou promis.
Il est très important de maintenir l’idée de classe et de la lutte des classes, évidemment pas au sens XIXe siècle et de l’iconographie des prolétaires héroïques de la Commune de Paris. Le prolétariat n’a pas arrêté de se transformer depuis que Marx décrivait le prolétariat parisien, en 1848. Le rapport d’exploitation qui structure le grand antagonisme de classes demeure. Il y a là un enjeu de représentation. Hannah Arendt l’avait noté à propos de l’Allemagne nazie : l’Allemagne était devenue le pays où il était interdit de nommer le prolétariat par son nom. Le nazisme avait fleuri sur la transformation des classes en masse.
La notion de classe, à condition de ne pas la prendre de manière étroitement sociologique, mais dans les rapports de luttes et de conflits, dans un sens stratégique disait Michel Foucault, est une référence qui s’oppose à tout esprit de fermeture du type de celui des appartenances ethniques, religieuses ou communautaires. Qu’est-ce qui fait que des mouvements aussi divers que les mouvements écologiques, culturels, de droits humains, féministes, syndicaux, des organismes non gouvernementaux, etc., peuvent converger avec une grande plage d’accord dans les forums sociaux mondiaux ? Il y a à la fois complexité, diversité, pluralité, individualité croissante, mais il y a aussi un grand unificateur qui est le capital lui-même. Tous ces mouvements, in fine, ont affaire à cette dictature impersonnelle du capital qu’est la logique marchande, qui se répercute dans tous les domaines de la vie et de la société. Cela ne veut évidemment pas dire que toutes les contradictions se résolvent au même rythme et sur le même plan.
Si un autre monde est nécessaire, une autre gauche aussi, qui sorte des ornières de la « troisième voie ». Les éléments de cette refondation sont envisageables. Ils ne doivent pas être brouillés par des problèmes tactiques. Il y a toujours de la tactique en politique pour faire bouger les lignes, pour faire des alliances, etc., mais elle doit être subordonnée au fait de ne pas céder sur le fondamental. Nous devons être habités par « une lente impatience » selon le beau mot de George Steiner, celle de reconstruire ces fondations et de changer les rapports de force, si on veut restaurer une confiance dans la parole politique, dans l’idée même de politique. Cela ne nous épargne pas des campagnes pour des réformes. Au contraire. La défense du service public, une lutte pour une autre répartition, une réforme fiscale, la défense d’un travail hors des griffes de la flexibilité, font l’objet de luttes sociales et sont une politique de réforme. Le problème c’est qu’elle a même été abandonnée par la gauche. Être réformiste vigoureux, c’est faire œuvre de révolutionnaire. À moins qu’il ne faille, aujourd’hui, être révolutionnaire pour se battre réellement pour des réformes…
Revue Relations n° 691, mars 2004
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Documents joints
- Le CJF est un centre d’analyse sociale critique sur les structures sociales, politiques, économiques, culturelles et religieuses.