Mémoires d’un âne

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Ce texte est la trame non finalisée de passages d’Une lente impatience, livre paru en 2004. Il en est un des fils conducteurs.

J’ai longtemps hésité à faire ce livre que Nicole Lapierre me proposait 1

. Le projet restait indéfini. Elle me laissait en quelque sorte carte rouge. En 2001, le 21 janvier très exactement, jour des morts opposées de Louis XVI et de Lénine (que nous avions pris l’habitude de célébrer avec nos amis bretons autour d’une inquiétante tête de veau), j’ai soutenu mon habilitation. Les conditions de cette figure imposée du patinage académique sont précisées dans les circulaires ministérielles 2.

L’habilitation comme déclic, donc. Rendre compte d’un parcours politique et intellectuel. L’exercice pousse à faire d’un parcours plein de rencontres et de bifurcations, une sorte de destinée intellectuelle. Illusion rétrospective. Il s’agit donc de désintellectualiser, de rapporter un paysage d’idées aux expériences, aux épreuves, aux circonstances qui l’ont façonné. De revenir sur les moments de doute et de recherche. Cela peut être utile pour d’autres à venir. Un monde disparu. Les années soixante, c’est pour eux comme pour nous les années vingt et la Révolution russe. Pire. Nous avons grandi dans le siècle des extrêmes, dans la séquence ouverte par la guerre et la révolution. Eux, viennent après, à l’amorce d’une séquence nouvelle.

La lumière des astres éteints peut-elle encore leur parvenir. Ou le monde des « ex » est-il un continent englouti ?

Lors des cinq heures de soutenance, j’ai été surpris par les interpellations notamment de Derrida et Labica qui ont vécu autrement le grand écart entre politique et philosophie, qui en ont gardé une sorte de frustration. Le sentiment gênant d’avoir, par contraste, vécu une époque heureuse où le déchirement devenait surmontable. D’avoir pu faire un choix militant sans mauvaise conscience, ni – j’insiste – sentiment de sacrifice. Une liberté intellectuelle qui n’est pas brisée par une censure ou une autocensure.

Mais il faut se garder du piège de la complaisance narcissique. Tendance à faire une montagne du moindre pli, d’une crevasse un abîme. Nous n’avons pas connu l’épopée. Seulement du prosaïque, du quotidien, du tragicomique souvent, de la farce et du vaudeville. De la besogne obscure. Une école de patience, nous qui étions si pressés.

Il y a toujours de l’impudeur à se raconter. J’ai toujours voulu garder l’essentiel, l’intime, le privé, sous la ligne de flottaison. En des temps où il était de règle de mettre ses tripes sur la table, cela m’a valu quelques démêlés (cf. La Révolution et le Pouvoir). Pas de la dissimulation (encore qu’on a droit à sa part obscure et que la transparence peut être meurtrière). Se dire est souvent un signe de désarroi, un appel, quand ce n’est pas une simple grossièreté, une concession au plaisir de faire l’intéressant. Dans la fameuse scène des souliers rouges de La Recherche, il faut que Swann, le réservé, le raffiné, rompu aux convenances et à la décence, soit en proie à une terrible détresse pour annoncer aux Guermantes – occupés de leurs menus soucis vestimentaires avant de se rendre à quelque réunion mondaine – sa mort prochaine.

J’ai essayé de tenir l’équilibre. Ma part d’ombre ne vaut que dans la mesure où elle met en relief la fidélité (la loyauté envers les inconnus), où elle contribue à l’intelligibilité d’un cheminement, où elle rend compte d’un engagement différent de la génération précédente, formée dans les guerres mondiales et coloniales, à l’ombre du stalinisme.

Il ne s’agit donc pas d’une autobiographie. D’abord parce que ma vie, si elle s’amenuise, n’est pas tout à fait finie. Je ne suis pas certain d’avoir eu raison. Qui est le juge en l’absence de jugement dernier ? Nous avons commis des erreurs, sans doute. J’en ai ma part, c’est certain. Mais je ne regrette rien. Nous ne nous sommes pas trompés d’ennemi. Héritiers de la résistance au fascisme, nous avons tenu bon, aux côtés de l’indépendance algérienne et du soulèvement de Budapest, de la lutte du peuple vietnamien et du printemps tchèque, de la révolution cubaine et des luttes antibureaucratiques polonaises.

Devoir accompli ? Ou service inutile ?

On m’a prêté (Nick, Cohen, Lemieux), la formule « Nous avons eu raison d’avoir tort ». Je ne me souviens pas l’avoir prononcée et, si c’est le cas, j’en ignore les circonstances. Mais, après tout, je ne la renie pas. On peut bien sûr y voir la maxime même du dogmatisme qui refuse l’épreuve de la réalité. Mais on peut avoir raison d’avoir tort. Cela dépend : contre qui, devant qui, à quel propos. Refus de se soumettre au jugement des faits ou des flèches, au verdict de l’histoire. En politique, la victoire ou la défaite ne prouvent rien. Il y a des vainqueurs insupportables et de glorieuses défaites. Il est des moments dans l’histoire où mieux vaut avoir tort contre le courant. C’est affaire d’échelle. À quelle échelle spatiale ou temporelle évalue-t-on le succès et l’échec, le tort et la raison.

Nous avons eu raison d’avoir tort. Quand on voit ce qu’est le monde devenu, nous avons eu raison de croire de toutes nos forces, de toute notre persévérance, qu’il pouvait devenir autre et que nous pourrions aider à le changer. Nous nous sommes trompés, sans doute, sur bien des choses, mais pas de combat ni d’ennemi. Ce livre est dédié à tous les récalcitrants à la nuque raide. Aux inflexibles qui refusent d’avaler tant de couleuvres qu’on finirait par ramper.

À tous les parieurs qui ont misé sur l’incertain, sur la légèreté furtive du possible au lieu de se résigner à la pesanteur accablante du réel. À tous ceux qui ont lutté et lutteront pour « la part non fatale du devenir ».

Une idée est née, vague encore. De donner à ce texte lisse d’un parcours intellectuel ses ressorts et ses déclics. Pas de généalogie d’une pensée pure, pas de biographie intellectuelle qui ne renvoie à l’expérience politique et amoureuse, pas d’émois de l’esprit sans émois du corps, pas de raisons sans passions. Le jury de la soutenance, au fil des cinq heures d’échange, a donné des pistes. Présidé par René Schérer, il était composé de Georges Labica et André Tosel, représentant dans cette topographie conceptuelle le côté de chez Marx, alors que Jacques Derrida et Michaël Löwy représentaient le côté du Messie. Restait à savoir si, comme les chemins de Guermantes et de Méséglise, les deux directions finissaient, au bout de l’histoire et du chemin par se rejoindre.

L’autre question, plusieurs fois soulevée dans le cours de la discussion plus amicale que solennelle fut celle de la compatibilité entre une curiosité intellectuelle libre et un engagement militant. Sous des formes différentes, Labica et Derrida semblaient dire que la compatibilité entre les deux avait été pour eux un exercice difficile. Se heurtant différemment au phénomène stalinien, la tentation était forte, entre la crainte de la trahison (de hurler avec les loups) et celle des accommodements apologétiques (dont l’intelligence servile d’Aragon, impitoyablement disséquée par Jean Malaquais fournit l’illustration tristement exemplaire).

On valorise aujourd’hui la fidélité. Mais deux écueils entre la virtuosité du retournement de veste et la fidélité du croyant qui veut croire à l’incroyable (« Comment ai-je pu » se demandait Desanti, dont la mort nous fut précisément annoncée par René Schérer en préambule de la soutenance du 21 janvier). La poésie n’est pas une excuse et le déshonneur des poètes n’est pas fatal, la preuve par Benjamin Péret.

La piste était donc celle-ci. Un bildungsroman réaliste où la formation intellectuelle, les continuités et discontinuités d’une pensée qui se vit avant de s’écrire ne tombent pas du ciel, ne surgissent pas d’un malin génie ou d’un ange gardien, mais naissent de rencontres, d’expériences, et de bifurcations. Difficulté de l’histoire subjective (qui se donne le beau rôle), de la glu générationnelle, de la mythologie des origines.

Que de pièges. La première personne ne rend jamais compte des regards croisés, des angles de vue, des perspectives qu’ont les milliers de gens qui ne parlent ni n’écrivent. Je ne me suis jamais reconnu dans Génération ou même dans Mourir à trente ans3. Leur histoire n’est jamais la mienne. Et le collectif se met difficilement en mots. Les Communistes d’Aragon. Les Soldats de Salamine4. Le roman russe peut-être. Une chasse aux fantômes, une lutte inlassable de la remémoration contre l’illusion apaisée du souvenir.

Entreprise aventureuse en ce qu’elle flirte inévitablement avec l’autobiographie qui m’inspire toujours quelque suspicion. Un jour je suggérais au vieux Molinier d’écrire la sienne convaincu que le romanesque de ses aventures était, toutes proportions gardées, de la veine des mémoires de Valtin, de Victor Serge, de Poretsky. Je dois avouer que je pensais aussi lui proposer une occupation utile qui le détournerait de ses entreprises embrouillées et parfois opaques. Il me répondit en substance : « Ne m’insulte pas : quand on raconte sa vie, c’est qu’on est déjà un peu mort. » J’ai rencontré une réticence analogue chez Jules Fourrier5, peintre en bâtiment breton, qui avait été syndicaliste CGTU, adhérent au PCF pour en découdre avec les ligues d’extrême droite au début des années trente (par goût de la bagarre), plus jeune député communiste du Front populaire dans le quartier de Javel, agent de liaison d’André Marti en Espagne, résistant rescapé de la déportation, qui avait rejoint la Ligue communiste en 1968, après un long périple militant dans la solidarité avec la lutte de libération algérienne, au PSU, au Secours rouge. Après les réunions, Jules racontait autour d’un pot des épisodes passionnants de sa vie tumultueuse de militant presque anonyme. Je lui proposais d’enregistrer ses histoires pour en tirer un livre autobiographique. L’accouchement fut laborieux et le résultat décevant. Dès que le magnétophone se mettait en route, Jules se mettait à pontifier. Il avait le sentiment que se raconter était anecdotique, indigne presque. Il s’effaçait devant l’histoire. On avait de la pudeur en ce temps-là. Et puis, ajoutait-il avec son sourire malicieux et son œil pétillant, gourmand presque, à propos de sa guerre d’Espagne : « Il ne faut pas donner trop de détails à l’ennemi : il y a des choses qui pourraient servir, si ça recommençait. » Air entendu. Les passages des Pyrénées, etc.

Par rapport à ces vies malmenées, bousculées, éprouvées qui méritent bien de laisser une trace dans nos mémoires, mon histoire personnelle est sans intérêt. Une génération gâtée (et frustrée peut-être, mais c’est sans doute tout un). Née comme le dit Rolin à l’ombre immense d’une guerre dont on nous a parlé mais que nous n’avons pas faite. Nous avons refait en imaginaire nos prises du palais d’Hiver et nos batailles de l’Ebre. Nous avons admiré les héros adolescents de l’Affiche rouge. Un déficit d’épopée qui imprègne plusieurs générations. Gilles Perrault dans Go ! ou Olivier Rolin dans Le Tigre en papier, et Debray qui partit en Bolivie à la recherche de quelque Abyssinie et qui revint penaud, se désolant de ne pas avoir écrit à trente ans une ligne qui valût un vers de Rimbaud. Goupil : une éternelle jeunesse illusoire qui n’est qu’une adolescence ridée, un passé qui ne passe pas, une nostalgie poisseuse de soi-même, ce vieillissement d’autant plus pathétique qu’il s’obstine à se nier. Une œuvre bâtie sur le modèle des Mémoires d’outre-tombe (sans envisager un instant à la différence du modèle qu’il pût s’agir d’une œuvre posthume). Nos générations post-héroïques ont été prodigues en bonsaï de Chateaubriand et en bonsaï de Malraux.

Mais, après tout, on ne choisit pas ses moments historiques. On prend ce que le temps propose. Quand les grandes espérances s’éteignent sur les cimes, les petites renaissent d’en-bas, dans l’héroïsme au quotidien des pères de famille, qui ne font pas de coup d’éclat une fois dans leur vie, mais enfourchent chaque jour leur vélo pour aller au chagrin. Et encore, il se trouvera toujours quelque seigneur né coiffé pour accabler de son mépris social la « servitude volontaire » des esclaves du quotidien et ces forçats du travail. Ils ignorent que le fétichisme produit et reproduit le cercle infernal d’une servitude involontaire autrement accablante.

Mon originalité, par rapport à une génération partie en fanfare, pleine de condescendance avec la classe cinquante, qui n’avait pas su, pas pu, ou pas voulu, alors qu’on allait voir ce qu’on allait voir : « À nous deux… Paris » ? Fichtre, c’était trop peu. On n’allait pas se contenter de ces opérettes villageoises. « À nous deux le monde ! » Au moins. Avec la lune en prime. 1968 conforta ces ambitions. Vivre vite et jouir sans entraves. Plus dure serait la chute pour la plupart, dans les réconciliations, les arrangements, les compromissions. Les « bourgeois » que chantait Brel, cette dégénérescence notariale, ce n’était pas pour eux, c’était pour les autres, ceux d’avant, ceux d’hier. On allait voir ce qu’on allait voir. On a vu. Plus dure serait la chute. Il a suffi que le siphon des carrières et des places se débouchât, et ce fut la ruée. Promotions Mitterrand.

Notre originalité modeste fut de garder une fidélité, sous les sarcasmes souvent, et les sourires indulgents, condescendants, commiséreux, dans les années quatre-vingt surtout. Alors, tu milites encore ? Les derniers des Mohicans. Une espèce en voie de disparition. Les choses ont changé un peu dans les années quatre-vingt-dix. Plus de respect, teinté parfois d’un brin de mauvaise conscience. On s’était rallié, parce qu’on ne croyait plus à la possibilité de changer le monde, à des ambitions minimalistes, sous prétexte d’efficacité. Mais comment peser l’efficacité, à quelle échelle du temps, à quelle aune, à quelle balance. L’efficacité et le sens du réel étaient leur justification suprême. Le contraste a beaucoup servi. D’un côté le conseiller du prince, près de la réalité, les pieds sur terre et les mains dans le cambouis, de l’autre le confident de la providence, la tête dans les étoiles et les mains pures d’avoir été coupées. Régis Debray m’a justifié un jour son séjour élyséen par ce besoin d’efficacité, j’imagine que Sami Naïr en dirait de même pour son passage auprès de Chevènement, Ferry pour son humanisme ministériel au service de Raffarin, Blandine, etc. Sont-ils si sûrs d’avoir été utiles ? À qui et à quoi ? Qui jugera, et à quelle échelle de temps, le prix du réalisme des années Mitterrand et des années Chirac. Valait-il de sacrifier le sens du virtuel au sens du réel ?

Je n’ai pas vécu mon exil volontaire des élites comme un sacrifice ou comme une pénitence. Je n’ai d’ailleurs jamais fondé mes engagements politiques sur un sentiment de culpabilité. Je ne les ai jamais conçus comme une ascèse ou un vœu de pauvreté, de chasteté, d’austérité (c’est pourquoi je n’ai jamais été tenté par le maoïsme, réplique flamboyante de la bigoterie Vermeersch). Rolin poignant de sincérité. Pas une passion triste. Plutôt une expérience joyeuse. Car finalement, j’ai été heureux. Une enfance heureuse. J’ai aimé l’école (et réclamé d’y aller), j’ai aimé le lycée, j’ai aimé les après-midi de jeudi chez les francas6. J’ai aimé la colo (et n’ai jamais bien compris qu’on en ait fait le modèle de l’embrigadement) : mieux valait cette socialisation que les départs en vacances avec papa et maman, les filets à papillons, les palmes et le tuba. Mes années grises, les années de prépa, sans doute, ma première année à Paris. 20 ans, mais on sait que ce n’est pas le plus bel âge. Rien que de très banal en somme.

Heureux en politique aussi. Pas de dédoublement. Pas de double conscience. Pas d’intellectuel mortifié dans le militant. Pas d’autocensure, pas de regrets. L’époque, l’effondrement du stalinisme nous a offert ce luxe de pouvoir être presque toujours d’accord avec soi-même. Sans trop se prendre au sérieux, mais en faisant sérieusement ce que l’on décide de faire. Question non de contrainte extérieure, mais de surmoi. Le mien, sans doute, est en béton, vissé à fond comme un couvercle sur une cocotte-minute. Allez savoir pourquoi (pas de goût prononcé pour l’introspection : tant que la machine fonctionne, pas la peine de démonter le moteur au risque de ne pas savoir le remonter). Pas de militantisme sacrificiel, mais un sens des responsabilités. On ne s’engage pas tout seul. L’émancipation n’est pas un plaisir solitaire. On embarque, on en engage d’autres. Pas le complexe du chef. Chacun prend ses responsabilités, fait ses choix. Mais pas de frivolité. On s’est bien amusés. On, qui ? Pas tous. Une obligation, un sens de la responsabilité.

Il n’en reste pas moins que se risquer à ce jeu des échos et des résonances entre un parcours politique et un itinéraire intellectuel est plein de pièges. À commencer par celui de la complaisance autobiographique. Du moindre pli, Mai 68, décembre 1995, nous avons eu tendance à faire des montagnes. On a les sommets qu’on peut. Pour qui a le goût de l’obstacle ou de l’escalade un pli vaut encore mieux qu’une morne plaine ou qu’une rase table.

Pas d’épopée pour nous. Du prosaïque. De la besogne, de l’ouvrage. De la comédie et de la farce parfois. Mais beaucoup de lenteurs dans l’impatience. À moins que chaque génération ait son déficit d’épopée et son manque d’aventure. Un monde où les héros sont morts, ou en quête d’un héroïsme introuvable. Pierre Goldman Régis Debray, Gilles Perrault dans Go, Michèle Firk, François Maspero hanté par le spectre du frère mort, Michel Recanati par celui de Marcel Rayman. Une Affiche rouge sans visages.

Suicidaires ? Le Che n’était pas suicidaire. Explication de pacotille, qui se rassure et se réconforte en psychologisant la politique, en dépolitisant la politique au bénéfice de la psycho. Suicide par logique ? Cf. Paul Louis Thirard dans Les Abeilles et la Guêpe7. Des vies écrites sur le sable ou sur le vent valent mieux que coulées dans le bronze ou gravées dans la pierre.

« Il arrive toujours un temps où l’on veut parler de son enfance8. » Le piège de se raconter, d’effacer les limites de la pudeur, d’étaler ses parts d’ombre nécessaires sur une table de dissection. On prétendait après 68 que tout est politique. On entendait par là rejeter la distinction, le grand partage, le grand dédoublement moderne, fondement de toutes les duplicités et de tous les doubles jeux (je ?). Mais on ne devrait jamais employer ces formules définitives qu’avec une précaution : tout est politique certes, dans une certaine mesure et jusqu’à un certain point. Aussi longtemps que nous sommes dans un monde impitoyable, impitoyablement brutal envers le petit homme et la petite femme, cette fragile frontière entre privé et public est indissociablement une aliénation et une protection. Il est toujours nécessaire de garder une part de soi-même (la meilleure ?) sous la ligne de flottaison. Non par dissimulation, mais par tact, par politesse (encore une notion ringarde), alors disons par décence ou par civilité.

Se dire tout entier est un signe de désarroi, quand ce n’est pas une simple grossièreté, ou une envie narcissique de faire le malin et l’intéressant.

La conspiration des egos a remplacé celle des égaux.

J’essaie donc de trouver le point d’équilibre. Ma part d’ombre n’a d’intérêt que dans la mesure où elle peut éclairer la constance et la fidélité (la loyauté envers les inconnus), où elle peut faire comprendre un cheminement, où elle rend compte d’une forme d’engagement qui n’est pas celles des générations précédentes, formées par les guerres et par le désastre stalinien. J’ai eu la chance d’échapper aux dilemmes du dédoublement, au complexe de la trahison qui hante les personnages de Nizan dans Antoine Bloyé comme dans La Conspiration. J’ai pu choisir une fois pour toutes de trahir la bourgeoisie pour l’humanité à venir.

Un militant, un intellectuel qui ne pense pas ?… Un intellectuel qui ne milite pas (quelle qu’en soit la forme) est irresponsable.

Pas une autobiographie, donc. D’abord parce que ma vie, si elle touche à sa fin, n’est pas tout à fait finie. Et puis parce qu’il n’y a rien d’extraordinaire à révéler. Un militant communiste de la fin du stalinisme. Un militant communiste d’après le désastre, de l’apothéose de la marchandise, de l’époque où les hiéroglyphes de la modernité livrent au grand jour leurs secrets. Un inconnu parmi les inconnus qui refusent de se rendre à l’ordre des choses et de céder au fait accompli. Un parmi la multitude des irréconciliables, des irréductibles, des récalcitrants. Le petit peuple innombrable à la nuque raide. La communauté invisible des respects, des connivences qui comme le texte invisible sous le texte visible, existe par-delà les apparences et l’écume des jours.

Aider à comprendre un itinéraire politico-philosophique. La bizarrerie que nous sommes. Et, suprême ambition, donner le goût de continuer. Les seules mémoires qui vaillent sont celles d’un âne, tendre et têtu comme ce Cadichon.

Pas de certitude d’avoir eu raison. Certitude d’avoir commis bien des erreurs. Mais les erreurs ne sont pas des crimes. Qui est le juge en l’absence de jugement dernier ? Pas de regrets. Je regretterai bien plus de ne l’avoir pas fait. Accablé de honte.

Nous avons eu raison d’avoir tort. Raison contre la fatalité. L’histoire ne nous a pas rendu justice. La belle affaire. L’histoire n’est pas notre juge, pas notre tribunal. Mieux vaut avoir eu tort avec les vaincus que raison avec les vainqueurs. Quand on voit ce que le monde est devenu, trente ans après 68, nous n’avons pas eu tort de croire de toutes nos forces qu’il aurait pu devenir autre et que nous pouvions le changer. Trompé sur beaucoup de choses. Pas trompé de combat, ni d’ennemi. Plus menaçant, plus armé que jamais, jusqu’aux étoiles, et les morts sont moins que jamais en sécurité si cet ennemi qui n’a jamais cessé de vaincre continue.

Sentiment satisfait du devoir accompli ou goût amer du service inutile ? Pas à nous de le dire. Nous avons parié sur l’incertain (saint Augustin, Pascal), sur la légèreté du possible qui ne plie pas devant les pesanteurs du réel. Sur la « part non fatale du devenir ».

J’ai fait mon œuvre, j’ai vécu.

Heureux comme Sysiphe : depuis le temps qu’il roule, son rocher doit approcher de la circularité parfaite et du parfait polissage.

Archives personnelles, 2004, www.danielbensaid.org

Documents joints

  1. Daniel Bensaïd, Une lente impatience, Paris, Stock, 2004. [Toutes les notes sont de la rédaction du site.
  2. On peut se reporter, pour plus ample développement sur le sujet, au mémoire d’habilitation reproduit sur ce site :
    http://danielbensaid.org/Memoire-d-habilitation-une-lente
  3. Génération, 1987, un livre d’Hervé Hamon et de Patrick Rotman, Mourir à trente ans, 1982, un film de Romain Goupil.
  4. Les Soldats de Salamine, un roman de Javier Cercas, Arles, Actes Sud, 2002.
  5. Jules Fourier (1906-1999), son autobiographie, Graine rouge, a été publiée en 1983 aux éditions La Brèche.
  6. « Francamarades », mouvement de « scouts » laïques.
  7. Michèle Firk, militante internationaliste, sur le point d’être arrêtée en 1968 au Guatémala, se suicidera : « Michèle n’était ni une sainte, ni un être “exceptionnel” : ce qui fut exceptionnel ce fut la rigueur, la clarté de ses choix, de ses actions. Mais ce fut une de nous sans différences. Et je sais bien que je ne vais pas mourir demain comme elle. Je comprends mieux, maintenant, pourquoi on fabrique des saints, dans les églises : c’est quand même plus commode pour vivre après. J’espère garder son souvenir, intact et incommode. » Paul-Louis Thirard cité par François Maspero, Les Abeilles et la Guêpe, 2002, Paris, Seuil, p. 217.
  8. François Maspero, op. cit.

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