Mur et murailles de la peur

Partager cet article

« Une servile peur tint lieu de charité. » Boileau, Le Lutrin, chant VI.

La peur n’est pas honteuse, mais elle peut conduire à des actes honteux. Ce qui est plus honteux encore, c’est de bâtir une politique sur les conséquences attendues de ces actes.

« La France a peur… » La gauche respectueuse s’inquiétait jadis d’entendre un présentateur de télévision jouer sur la corde de la peur en donnant à un fait-divers tragique une portée nationale. La peur, depuis, s’est incrustée au quotidien : peur du terrorisme insaisissable, peur du chômage, peurs alimentaires, peur du dérèglement climatique et de la canicule, peur de l’avenir, peur du voisin, peur de l’étranger, peur du proche et du lointain, peur de la peur. Le « président de guerre » de la première puissance du monde mise sur cette peur obsessionnelle pour arracher une réélection incertaine.

Politiques de la peur ? Peurs de la politique ?

En juillet dernier, la fabuleuse aventure de Marie L. est apparue comme un résumé de la déraison politique qui peut résulter des paniques médiatiques. Il y a, en France, une augmentation réelle des agressions antisémites. On doit s’en inquiéter, le déplorer, le combattre. On ne saurait s’en étonner. L’escalade des égoïsmes et des ressentiments communautaires prospère sur la démolition des solidarités sociales, sur les humiliations infligées aux prisonniers irakiens ou aux réfugiés palestiniens de Jénine et de Rafah.

L’engrenage vicieux des peurs dépolitisantes se met alors en marche. C’est le temps des frayeurs et des rumeurs. Un rabbin est victime dans sa synagogue d’un coup de couteau donné par un individu « de type maghrébin », mais le couteau venait de la cuisine des lieux. Un jeune juif est poignardé en juin à Épinay, certains porte-parole se pressent aussitôt devant les caméras pour dénoncer une « non-assistance à communauté en danger », avant que l’on découvre huit autres victimes du déséquilibré, dont un Haïtien et des musulmans.

C’est sur ce terreau qu’a pu germer, dans l’imagination fertile de Marie L., la fable de l’agression par un groupe de jeunes « maghrébins et africains ». Son récit comportait suffisamment de bizarreries pour inciter la police à la prudence. Le contexte le rendait cependant plausible au point que les médias et les hommes politiques se sont précipités, nul ne voulant être en reste ou en retard d’une déclaration indignée. Jacques Chirac en personne fit part de son effroi. Le Monde du 13 juillet – trois jours après les faits supposés – titrait sur six colonnes : Stupeur après l’agression antisémite d’une femme dans le RER. Dès la troisième phrase, le journaliste abandonnait le prudent conditionnel de rigueur pour livrer à l’indicatif un récit « réaliste » des faits : « L’un des agresseurs a utilisé un marqueur noir afin de dessiner trois croix gammées sur le ventre de Marie L. Un autre, à l’aide d’un couteau, a coupé une mèche de cheveux sur le côté gauche de sa tête, en guise de souvenir […]. Au moment de sortir du RER, les six agresseurs ont également renversé la poussette, provoquant la chute de l’enfant qui s’est cogné la tête sur le quai… » On pouvait presque entendre le bruit mat de la tête sur le bitume. Comme si vous y étiez !

L’effarant, c’est moins l’affabulation de Marie L. que l’emballement avec lequel les responsables politiques lui ont fait crédit. Ce qui est plus accablant encore, après que le mensonge fut établi et avoué, c’est leur désinvolture à plaider l’équivalence du vrai et du vraisemblable : cela n’est pas, mais cela aurait pu être ! Un conseiller de l’Élysée : « Mieux vaut courir le risque de se tromper une fois et d’avoir raison toutes les autres plutôt que de se taire. » (Libération, 14 juillet) Dans le genre, Dominique Strauss-Kahn s’est surpassé : « Ça ne change rien au fait que c’est la dixième ou vingtième agression de ce genre. » Il ne manquait plus qu’une tribune d’Henri Raczymov rendant hommage à « une menteuse qui dit la vérité » (sic!) (Le Monde du 16 juillet).

Redoutable logique du plausible, à petite et à grande échelle : l’agression n’a pas eu lieu, mais elle aurait pu… Après plus d’un an d’occupation de l’Irak, on n’a toujours pas trouvé trace d’armes de destruction massive en Irak, mais on aurait pu… Selon la rhétorique du soupçon de G.W. Bush (et de Dominique Strauss-Kahn), la vraisemblance d’une hypothèse non vérifiée pourrait suffire à déclencher les foudres de l’Apocalypse. Cette confusion de l’actuel et du virtuel n’a cessé de croître ces dernières années. Sous prétexte de combattre une exigence de précision factuelle utilisée par des auteurs révisionnistes, on en est ainsi venu à dénoncer un « révisionnisme qui ergote sans fin sur la réalité du crime au nom de la labilité du témoignage », à récuser les « fourches caudines des règles draconiennes qu’un Seignobos prétendait imposer à l’histoire savante », à fustiger « le chantage à la preuve formelle ». Ce mépris revendiqué de la différence entre le réel avéré et le seulement possible est l’image inversée du révisionnisme qu’elle prétend combattre. Quand il invoquait « la colère des faits » contre l’abstraction des systèmes, Michel Foucault n’était certainement pas dupe pour autant des évidences de la factualité nue ; mais la colère du détail, loin d’en dispenser, réclamait d’abord la vérification et la précision des données que des esprits moins scrupuleux qualifieraient volontiers de « pédantisme de l’exactitude ».

Avouant son mensonge, Marie L. a fini par présenter ses plus plates excuses aux ministres mystifiés et aux dizaines de policiers mobilisés pendant plusieurs jours pour enquêter sur son affaire. En revanche, elle n’a pas eu le moindre mot d’excuse (à croire que son avocat a oublié de le lui souffler) envers les jeunes « maghrébins et africains » stigmatisés par son récit. Les rumeurs de la peur peuvent ainsi continuer à se propager en dépit du mensonge. Xavier Ternisien fut l’un des rares à poser la question pertinente restée sans réponse : « Pourquoi, a aucun moment, Marie L. n’a-t-elle été mise en cause pour racisme ? » (Le Monde, 8 août 2004).

Politiques de la peur ? L’exhortation faite le 18 juillet par Ariel Sharon aux Juifs de France d’immigrer « aussi vite que possible, en Israël » pour fuir un « antisémitisme déchaîné » a semé la stupeur jusque dans certains milieux communautaires. Cela faisait pourtant des mois que des voix officielles et officieuses de l’État sioniste agitaient le spectre de l’insécurité pour présenter Israël comme le seul refuge sûr contre la menace d’une nouvelle extermination. Les arrière-pensées démographiques de cette campagne sont transparentes.

Si les propos de Sharon devant les représentants d’associations juives américaines ont suscité un certain émoi, c’est donc moins en raison de leur nouveauté que de leur brutale franchise : « Aujourd’hui, en France, près de 10 % de la population est musulmane, ce qui permet l’essor d’une nouvelle forme d’antisémitisme fondée sur des sentiments anti-israéliens […]. Si je devais m’adresser à nos frères de France, voilà ce que je leur dirais : immigrez en Israël aussi vite que possible. » Comme dans le cas de Marie L., mais à toute autre échelle de responsabilité, les propos de M. Sharon relèvent d’un racisme déclaré puisque l’insécurité que subissent les Juifs serait statistiquement proportionnelle à la part de musulmans dans la population française : les 10 % ! Suivant ces calculs fantastiques, l’insécurité devrait d’ailleurs être pire encore en Israël, où les Arabes musulmans doivent représenter plus de 10 % de la population !

Ce qui étonne dans la réprobation qui a accueilli la provocation de Sharon, c’est l’aveuglement dont elle témoigne. L’invitation musclée à se regrouper dans l’enceinte de la citadelle assiégée est en effet cohérente avec l’édification d’un mur de séparation de 680 kilomètres en territoire palestinien. Comme les murailles censées protéger naguère les empires des invasions barbares, ce mur de la peur signifie en effet à la fois une exclusion et un enfermement volontaire.

L’assemblée générale des Nations unies a certes adopté le 20 juillet une résolution exigeant qu’Israël, « puissance occupante, s’acquitte de ses obligations juridiques » en « démantelant la partie du mur construite en territoire palestinien ». Comme celles de 1967 sur les frontières, ces résolutions resteront lettre morte. Dans tout autre pays au monde, ce mur ferait scandale. Il n’en continuera pas moins à dresser ses plaques de béton et ses miradors électroniques. Il figurera ainsi dans les annales comme le premier fleuron architectural né des grandes peurs du troisième millénaire.

La peur est réputée mauvaise conseillère. C’est vrai en politique. C’est vrai aussi en matière d’écologie. Si fondées soient-elles, les peurs écologiques illustrent la revanche contemporaine de la théologie sur la politique. La « prophétie du malheur » conduit ainsi Hans Jonas à récuser les alternatives radicales au profit d’une prudente administration du présent. Fin des projets et des programmes : « La prévoyance de l’homme politique » consisterait désormais « dans la mesure qu’il consacre au présent ». Pourtant, « l’obligation pratique envers la postérité » subordonne encore ce présent rétréci à un futur chargé de sombres menaces. La question est alors posée de savoir « quelle force doit représenter l’avenir dans le présent ». Jonas finit ainsi par dissoudre la politique dans un « principe de responsabilité », dont le nouvel impératif catégorique consisterait à agir de façon que les conséquences de l’action soient « compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre ».

Cette « heuristique de la peur » réhabilite subrepticement une ontologie normative. Les paris de l’agir ne peuvent se résoudre dans l’incertitude politique. Les buts modestes et modérés opposés aux excès de « l’idéal utopique ». Le « principe de responsabilité », opposé au principe Espérance d’Ernst Bloch, reposerait ainsi désormais sur le présupposé d’un péril apocalyptique, sur la prophétie du pire, et sur la peur spirituelle comme commencement de la sagesse. La « responsabilité ontologique » envers l’éternel humain anéantit alors la délibération politique au profit d’une téléologie dogmatique fondée sur les frayeurs écologiques.

Face aux incertitudes d’une opinion publique irresponsable, la tentation apparaît en effet de s’en remettre à une élite éclairée « responsable pour nous ». Il ne s’agit pas là d’un glissement de plume accidentel, mais d’un développement logique. L’élitisme autoritaire rejoint le paternalisme de la responsabilité éducative au détriment de la responsabilité politique partagée. À mesure que faiblit sa capacité à maîtriser l’incertitude du moyen terme et à contrôler, fût-ce partiellement, les effets de l’interaction sociale, la politique dépérit. À placer le présent sous le jugement univoque d’un futur ventriloque, Jonas fait comme si les choix concernant la survie de l’espèce nous étaient dictés par une obligation inconditionnée envers l’Être éternel. Il ne peut alors éviter de chercher toutes sortes de substituts à la politique vidée de sa fonction.

La première tentation est religieuse. Il n’est pas facile, admet-il, et peut-être impossible de fonder en raison le choix en faveur des générations futures « sans recours à la religion ». L’évacuation de la transcendance constitue en effet à ses yeux « l’erreur la plus colossale de l’histoire » depuis la Révolution française. Car l’heuristique de la peur qu’il appelle de ses vœux exigerait un enthousiasme ou une ferveur inconcevables sans un « nouveau mouvement religieux de masse ».

La deuxième tentation est celle d’un recours traditionnel à l’autorité éclairée, « seule une élite » étant « éthiquement et intellectuellement » capable d’assumer « la responsabilité pour l’avenir ».

Enfin, la troisième tentation consiste à relativiser les misères réelles du présent pour exercer l’éthique de responsabilité à l’abri de toute urgence politique immédiate. Jonas se réconforte à bon compte en prétendant que « la prévoyance publique » aurait définitivement éradiqué « l’insécurité d’autrefois ». Ne subsisterait donc que l’insécurité écologique. Quelques années après la publication du Principe de responsabilité, et à l’heure de la démolition systématique des solidarités sociales, ce diagnostic apparaît bien désinvolte.

Hans Jonas illustre, avec subtilité, comment la tentative de fonder la vision du monde à venir sur une grande peur apocalyptique peut aboutir à l’anéantissement de la politique profane au profit d’une nouvelle mystique autoritaire.

De la socialisation négative selon Hobbes (née du constat que le plus fort n’est jamais hors de portée du plus faible) aux « équilibres de la terreur » et autres dissuasions du faible au fort, le rôle politique de la peur a souvent été déterminant. Il n’en découle nullement que la peur fasse une politique. Dans la mesure où, dit-on, elle paralyse, elle fonderait plutôt une antipolitique.

Montesquieu semble avoir le premier fait de la terreur un synonyme de peur en tant que « principe directeur du despotisme1 ». Utiliser la peur et la terreur pour mater l’exaspération populaire est d’abord une invention des dominants. Le manifeste de Brunswick d’août 1792 en demeure l’illustration exemplaire, avec l’enchaînement de conséquences que l’on sait. Les massacres de septembre sont nés de la grande peur populaire devant la menace de raser Paris. Croyant se défendre, la Révolution a ainsi commencé à se glacer et à briser son propre élan. En mettant « l’épouvante à l’ordre du jour » (Saint-Just), la politique de la peur (institutionnalisée dans la Terreur) a dégénéré en politique du ressentiment. La revanche des passions tristes étouffe alors la politique pour aboutir aux lois des suspects, à la hantise du complot, à la méfiance de tous contre tous, et autres « bleuîtes » autodestructrices.

Récusant le lieu commun de l’opposition entre peur et angoisse (selon laquelle la seconde se caractérisait par l’indétermination de son objet, alors que la peur orientée répondrait à un danger clairement identifié), Lacan soutient que l’angoisse se manifeste elle aussi devant quelque chose de réel, mais « un quelque chose qui ne devrait pas apparaître ». Manifester au grand jour (au double sens de la manifestation de rue ou du Manifeste communiste) cet objet refoulé du malaise est au contraire le propre de la politique dans le moment critique de la crise.

Parler de « politiques de la peur », c’est donc associer deux idées inconciliables. La politique a pour vocation de dissiper les passions tristes que sont la peur et l’espoir. Une politique réduite à la gestion apeurée d’un présent qui tourne en rond et « piaffe sur place » n’est plus, au contraire, qu’une politique négative, une antipolitique sans horizon stratégique. Les politiques de résistance et d’émancipation procèdent toujours d’une peur dominée et d’une angoisse conjurée ; lorsque, dit-on, la peur change de camp. « De lapins, nous étions devenus chasseurs », confiait avec malice, dans un accent yiddish à couper au couteau, l’artificier de la MOI toulousaine Charles Michalak à Gérard de Verbizier2. Ce renversement des rôles est en effet la condition première d’une politique de l’opprimé.

Lignes n° 15, octobre 2004
www.danielbensaid.org

Documents joints

  1. Cf. A..J. Mayer, Les Furies. Violence, vengeance, terreur, Paris, Fayard, 2002.
  2. Gérard de Verbizier, Sans famille, travail ni patrie, Paris, Calmann-Lévy, 1994.

Partager cet article