Notes de lecture

Nicos Poulantzas

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Nicos Poulantzas, La Crise des dictatures : Portugal, Grèce, Espagne1.

Poursuivant la trajectoire qui le ramène de la théorie à la politique, des structures à l’histoire, Nicos Poulantzas publie chez Maspero, une brève étude : La Crise des dictatures. Portugal, Grèce, Espagne. Texte d’actualité et non de circonstance. Il y prolonge et exerce les concepts mis en place dans ses livres précédents.

Le procès d’industrialisation de certains pays, dans le contexte international actuel, serait surdéterminé par la domination impérialiste. Le développement économique de la Grèce, du Portugal, de l’Espagne, ne suffirait pas à sortir ces pays de la dépendance. Il s’agit d’un « phénomène d’industrialisation dépendante », marqué par l’exportation de forces de travail vers les grandes métropoles, et par la reproduction d’une répartition du travail qualifié et déqualifié entre les métropoles et ces pays.

Résultat : la différenciation de la classe dominante entre une bourgeoisie compradore directement, organiquement liée au capital impérialiste, et une bourgeoisie intérieure, fruit de l’industrialisation, de l’essor de la sous-traitance. Entre ces fractions naissent des contradictions, la seconde étant intéressée à l’essor du marché intérieur, à une certaine ouverture politique, voire à un rapprochement tactique avec le Marché commun pour renégocier le compromis pour le pouvoir avec la fraction compradore. Mais il ne s’agit pas d’une bourgeoisie nationale en ce sens qu’elle ne peut échapper à la logique du développement dépendant dont elle est le sous-produit.

Grâce à ces contradictions au sein de la classe dominante, la « sortie » démocratique
des régimes dictatoriaux deviendrait possible : « Ce qui a été prouvé, c’est qu’un renversement du régime de la dictature est possible, même en l’absence d’un télescopage entre le processus de démocratisation d’une part, celui de transition au socialisme et de libération nationale de l’autre […]. En clair, cela signifie que cette bourgeoisie intérieure a été souvent doublement sous-estimée : comme allié possible, mais aussi comme adversaire car si l’expérience, prouve qu’elle peut être en certaines circonstances un allié, elle ne cesse jamais d’être en même temps un adversaire »
(p. 69).

En effet, la nature de cette bourgeoisie, la surdétermination impérialiste tracent une voie étroite et des limites à cette démocratisation de l’État dictatorial, aussitôt entraîné vers sa reconversion en État fort. L’idée figurait déjà dans le livre précédent de Poulantzas : « Il ne fait pas de doute que, d’une part, les formes particulières de l’État fort (autoritaire-policier) que l’on voit s’établir un peu partout en Europe et, d’autre part, l’accumulation des conditions de procès éventuels de fascisation, sont l’expression à la fois de la lutte des classes et de leur place dans la nouvelle structure de dépendance. »

C’est dans ce cadre spécifique que l’on pourrait comprendre le rôle particulier de l’armée dans le processus de démocratisation au Portugal mais aussi en Grèce. Parti unique de la bourgeoisie, clé de voûte de son idéologie, elle serait particulièrement apte à assurer sur le mode bonapartiste la transition de la dictature sénile à l’État fort moderne.

Ces thèses conduisent Poulantzas à des conclusions qui ne manquent pas d’intérêt.

D’abord, entrant dans le détail des contradictions au sein de la bourgeoisie, il est amené à nuancer les développements de son précédent livre qui le rapprochaient, à son corps défendant, des thèses super-impérialistes. Il faut souligner que les derniers événements du Portugal et d’Indochine, liés à l’affaiblissement du dollar, obligent Poulantzas à amender sa thèse de l’hégémonie absolue de l’impérialisme américain, et à prendre en compte sa confrontation avec une Communauté européenne, même fragile et inachevée, (p. 26-27-28).

D’autre part, Poulantzas en vient aussi à conclure que toute lutte qui se fixerait pour but l’indépendance nationale en alliance avec la bourgeoisie intérieure serait vouée à l’échec : « Il est évident que l’indépendance d’un pays face à l’impérialisme ne peut être rompue que par un processus de libération nationale qui recoupe ou recouvre, dans la nouvelle phase de l’impérialisme et les circonstances actuelles un processus de transition au socialisme » (p. 21). Dans la foulée, il réfute toute perception de la contre-révolution, au Chili par exemple, comme le fruit d’un complot : la réaction a des forces vives à l’intérieur de la formation sociale, et c’est là que la lutte de classes doit trouver son dénouement, par la destruction de l’appareil d’État existant. C’est une version de la révolution permanente appliquée à… des pays capitalistes. Ce n’est pas nouveau, mais utile face aux thèses étapistes défendues aussi bien par les partis communistes (démocratie avancée, compromis historique) que par les maos-staliniens qui se font un drapeau de la République bourgeoise (Frap en Espagne), au point de s’allier parfois avec la démocratie bourgeoisie contre le « social-fascisme » (ACC, MRPP, PCml au Portugal).

Pourtant, ce livre laisse le lecteur sur sa faim. Et pas seulement parce qu’il sent le bâclé.

D’abord, la lutte de classes y fait une entrée fort tardive, à la page 57 (sur les 137 que compte l’ouvrage). Au point que les luttes ouvrières apparaissent comme un effet second des contradictions interbourgeoises, comme la tentative de saisir une opportunité offerte. Et non comme le premier résultat du développement économique, développement profondément inégal, qui bouleverse les rapports sociaux, au point que les différenciations au sein de la bourgeoisie sont souvent plus des différenciations politiques face au mouvement ouvrier que des affrontements d’intérêts économiques (intérieurs contre compradores).

Cette erreur fondamentale de méthode n’est pas innocente. Elle empêche notamment Poulantzas d’aller au-delà des analogies superficielles pour saisir l’originalité politique des processus en cours au Portugal, en Grèce et en Espagne. Il parle de « convergence conjoncturelle » entre les intérêts de la bourgeoisie intérieure et ceux des masses populaires. Disons plutôt que la démobilisation-dépolitisation ouvrière relative a permis la forme spécifique de la démocratisation en Grèce, ou que la faiblesse organisationnelle du mouvement ouvrier au Portugal avant le 25 avril a permis au MFA de se propulser à l’avant-scène en offrant des garanties à la bourgeoisie.

La démarche de Poulantzas le porte à minimiser le rôle des luttes sociales : « À proprement parler, dit-il, ces luttes se sont articulées aux contradictions des formations sociales nationales grecques et portugaises, elles ont contribué à leur condensation, marquant ainsi le début du renversement du régime déjà fortement miné de l’intérieur. Il ne faut donc pas surestimer l’effet de ces luttes, et cela importe au premier chef dans le cas de l’Espagne… » Au contraire ! Si les huttes ont joué un rôle effectivement limité, encore que bien réel, au Portugal et en Grèce, on voit comment, en Espagne, elles retardent les solutions bourgeoises et rendent les contradictions explosives. Face à l’exemple portugais, la bourgeoisie espagnole a bien eu la velléité de créer préventivement des associations politiques bourgeoises, prêtes à devenir partis et à occuper le terrain en cas de chute de la dictature. Mais la pression de la lutte de classes est telle que le régime recule devant cet « entrebâillement » démocratique. Il oscille entre un libéralisme velléitaire et la répression traditionnellement policière, sachant qu’une classe ouvrière qui a derrière elle la guerre civile, douze ans de luttes intenses, des grèves exemplaires, plusieurs grèves générales locales et régionales, dépassera bien plus vite encore qu’au Portugal les limites légales de la démocratisation.

La démarche erronée de Poulantzas laisse entrevoir d’autres conséquences néfastes, d’ordre stratégiques celles-là. Bien que généraux, certains développements sur le Portugal sont corrects ; ils ont au moins le mérite de ne pas tomber dans les illusions et l’opportunisme envers le MFA, si coutumiers à Libération et à toute une partie de l’intelligentsia d’extrême gauche. Mais puisque, dans l’ordre stratégique, les contradictions au sein de la bourgeoisie priment, temporairement peut-être, la confrontation entre bourgeoisie et prolétariat, « l’alliance tactique » avec la bourgeoisie intérieure, « sur un objectif précis et limité », celui du renversement des dictatures, se justifie (p. 61). Il est intéressant de noter que c’est exactement la justification donnée par le PCE à la « junte démocratique » espagnole dont la plate-forme n’inclut que des propositions démocratiques, et pas une seule revendication sociale ouvrière ! Poulantzas cherche à s’en sortir dès la page suivante en rappelant que l’important c’est de savoir sous l’hégémonie de qui cette alliance se fait… Bien sûr ! Bien sûr… Et sous quelle forme, et avec quelles forces, et entre quels partis. Ceci nous amènerait au-delà des généralités, dans le vif des questions politiques actuelles : le pacte avec le MFA au Portugal, la junte démocratique, l’Assemblée de Catalogne, l’orientation des PC. Poulantzas admet que ce serait intéressant, mais dès l’introduction il s’en débarrasse en arguant que ça nécessiterait un autre livre. Alors, il aurait peut-être fallu condenser un peu plus le premier et passer au second car le débat se fait urgent.

Critique communiste, juin-juillet 1975
www.danielbensaid.org

Documents joints

  1. Éditions Maspero.

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